Affichage des articles dont le libellé est Jean-Pierre Le Goff. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Jean-Pierre Le Goff. Afficher tous les articles

vendredi 1 août 2025

Les Chemins de l'image

À sa mort, en 2012, Jean-Pierre Le Goff a laissé derrière lui un nombre considérable de textes inédits, parmi lesquels ceux qui constituent le second volet de ses "petits papiers", appelés aussi "feuilles volantes". Un premier volume, Le Cachet de la poste, couvrant la décennie 1989-1999, avait été publié chez Gallimard (collection l’Arbalète) en 2020. La part manquante, couvrant les années suivantes et s’arrêtant en juillet 2007, paraît aujourd’hui aux éditions Le Cadran ligné. Elle a été établie par Sylvain Tanquerel, qui signe également la postface de ce volume de près de 400 pages, à partir des archives du poète conservées à la Médiathèque des Capucins à Brest.

Pour pénétrer dans le monde foisonnant de Jean-Pierre Le Goff, il faut d’abord se rendre disponible, se montrer sensible aux étrangetés des paysages, aux objets imprévus qui attirent le regard, à la complicité des couleurs (notamment le rouge et le vert) qui se frôlent et s’amusent, être en capacité de s’émerveiller sur un nom de lieu et s’y transporter pour honorer et tenter de comprendre sa dénomination. Ces incitations à découvrir, à sonder, à arpenter des lieux particuliers, ces envies d’aller prendre l’air à Fécamp, à Trévou-Tréguignec, dans les Côtes d’Armor (où se trouve Port Le Goff), à Canisy, dans la Manche, près de la maison de Jean Follain, de se retrouver rue du Rendez-vous à Paris, au Pont Sublime au-dessus des gorges du Verdon ou à Sévérac-le-Château dans l’Aveyron pour ajouter de l’imprévu et une bonne dose de rêves à son quotidien, Le Goff les partageait en postant ses « petits papiers » à quelques centaines de destinataires, tous aussi sensibles que lui aux intuitions nées des subtiles facéties du hasard. Les lettres-poèmes qu’il leur adressait – dans lesquelles il exposait sa démarche et ce qui la motivait – étaient autant d’invitations à l’accompagner pour assister à un acte poétique.

« Le mardi 16 octobre, à 19 heures, je passerai rue Larrey et devant l’entrée du 11, je poserai un poivron rouge et un poivron vert. Si vous voulez marquer l’arrêt avec moi, n’hésitez pas. Mon geste ne sera qu’un clin d’un œil au signe de la concordance dont Duchamp parle dans le premier paragraphe de la "Boîte verte". »

« Dans le cours de l’après-midi du samedi 11 janvier 2003, j’effectuerai une recherche de galets percés sur la plage de Fécamp, dans lesquels j’insérerai des messages. J’inviterai les personnes qui m’accompagneront à en faire de même si elles voient un intérêt à creuser le sens d’une pierre trouée. »

« Le jour de la Saint-Jean, le 24 juin 2003, j’irai réanimer les cendres du Loup qui s’est consumé dans le feu de la Saint-Jean en déposant à Jumièges un panneau sur lequel la ronde sera calligraphiée, le poème sera accompagné d’un masque que l’on appelle loup et qui sera vert.
(…) Qui voudrait entrer dans la légende par la petite porte est invité à m’accompagner... »

« Jean-Manuel Warnet m’avait raconté qu’au bord de la mer, à la pointe Monom à Plouguerneau, il y avait un rocher portant mon nom. Il m’y amena, d’autres conjonctions se sont manifestées. Aussi décidai-je d’intervenir, une seconde fois, à partir de ce rocher, d’autant plus qu’il avait une silhouette d’oiseau.
(…) Si le désir de flâner au bord de la mer vous agrée, accompagnez-moi le mardi 11 juillet 2006. Nous partirons de la pointe Monom à 16 heures ».

Malicieux, Le Goff, détecteur de palindromes, rodant dans les parages du surréalisme, appréciant la numérologie et le lancer de dés, va là où ses songes et ses rêveries ont une chance de se matérialiser. Il en profite – parvenu au lieu-dit "Ecoute-S’il-pleut", "Prends-y-garde" » ou "Passe-Vite" – pour figer l’instant en le photographiant ou en demandant à d’autres de le faire. Nombre de ces photos sont reproduites dans le livre. Elles s’avèrent précieuses pour visualiser les sites et pour garder trace d’une intervention forcément éphémère.

Voici ce que disait Jacques Réda de ces "petits papiers" qu’il recevait régulièrement :

« Je regarde comme un privilège d’avoir été parmi les premiers destinataires des très discrets envois postaux où, dans des sortes de poèmes parfois aussi précis qu’un énoncé de problème d’arithmétique, Jean-Pierre Le Goff fait part de ses intentions et convie aux cérémonies à la fois bizarres et sans mystères qu’il organise. »

Jean-Pierre Le Goff a ses objets et ses couleurs fétiches. Ainsi a-t-il toujours une provision de perles à portée de mains. Il en sème ça et là, à Perles dans l’Aisne, bien sûr, ou dans le parc de la Perle-du-lac à Genève, où la présence des écureuils l’incite à les remplacer par des noisettes.

Les couleurs rouges et vertes lui sont familières et ceci depuis l’enfance, quand il fut fasciné par la devanture d’une pharmacie où se trouvaient « d’une part et de l’autre de la porte d’entrée, une bonbonne d’un liquide rouge et une bonbonne d’un liquide vert ». Relisant Madame Bovary, il est étonné et tout heureux de découvrir qu’il y avait également des bocaux rouges et verts dans la pharmacie de M. Homais à Yonville. Ces coïncidences le mettent de bonne humeur. Il les aura recherchées sa vie durant, en aura trouvé une ribambelle (et pas seulement à Montrouge ou à Vauvert) et inventé beaucoup d’autres. Étincelantes, elles sont regroupées dans ce volume, guide idéal pour qui souhaite se lancer sur les traces d’un auteur qui aura, simple hasard ou boucle imparablement bouclée, terminé ses pérégrinations en conviant les destinataires de ses missives à le rejoindre, le 31 juillet 2007, à Néant, devenu Néant-sur-Yvel, en forêt de Brocéliande, où repose Alphonse Guérin, poète et chirurgien, inventeur du pansement ouaté.

« Le fait qu’il fut enterré à Néant m’amena aussi à vouloir laisser sur la tombe une sorte de phylactère portant l’inscription : Nous Étions À Notre Tombeau ».

Jean-Pierre Le Goff repose, quant à lui, dans le cimetière de Ploaré, sur la commune de Douarnenez, où quelques-unes de ses connaissances ne manquent probablement pas de faire halte, au retour d’une virée dans la baie, pour poser un acte poétique en mémoire de ce vaillant arpenteur qui s’est définitivement arrêté là.

Jean-Pierre Le Goff : Les Chemins de l’image, Petits Papiers 1999-2007, édition établie et postfacée par Sylvain Tanquerel, Le Cadran ligné.

Logo : Jean-Pierre Le Goff (15 février 1986) © Fanny Viollet

jeudi 13 juillet 2023

Le vent dans les arbres

Il y a de quoi être fortement impressionné, presque sans voix, inquiet quant à trouver les mots justes pour dire le foisonnement, la densité, la richesse d’un tel livre : 400 pages rassemblant des textes écrits entre la fin des années 1970 et le milieu des années 80, une décennie durant laquelle Jean-Pierre Le Goff (1942-2012) n’aura pas chômé.

Le plus étonnant est de voir que l’auteur, rivé à ses pensées, à ses découvertes, à ses interrogations quotidiennes, à ses flâneries intempestives, à ses promenades imaginaires ou réelles, à sa curiosité exacerbée, écrivait et construisait ses récits posément, patiemment, sans éprouver le besoin de les publier. Il en donnait bien quelques-uns aux revues amies, notamment à Camouflage, qu’animait Jimmy Gladiator, mais la plupart restaient dans ses dossiers. C’est dans ceux-ci, conservés à la Bibliothèque des Capucins à Brest, que Sylvain Tanquerel est allé puiser pour concevoir cet ensemble.

Il a exploré le fonds Le Goff, s’est concentré sur le premier versant de l’œuvre, cette période où, fasciné par des objets divers, par les bruits, les bruissements, par ses virées ferroviaires, par la friabilité des ailes des papillons ou par la triste domestication des violettes, il donnait libre cours à sa pensée et aux rêveries qu’il conduisait à sa guise, les guidant en douceur mais avec exigence et abnégation. Cet homme est aux aguets. C’est sa vocation première. Rien ne doit lui échapper. Et tout ce qu’il découvre doit lui permettre d’ouvrir ses fenêtres intérieures et de se propulser là où son cerveau l’appelle. Quand il évoque « Le vent dans les arbres », il se porte instantanément à hauteur de branches, frissonne avec les feuilles, interroge le tronc, les racines, la cime, se demande ce qu’en pense les habitants du lieu, les oiseaux, les fleurs, les fruits et quelles sont les motivations de ce visiteur invisible et aérien aux humeurs si changeantes.

« Selon Léonard de Vinci le regardeur peut voir dans les taches des murs des images qui parlent à son esprit et entendre dans le bruit des cloches des sons que l’imagination interprète ; de même dans le bruit du vent dans les arbres des sonorités différentes se reconnaissent : murmure de rivière, pluie, ressac. »

Suivent vingt pages magiques où il avance, les écoutilles grandes ouvertes, à l’écoute du moindre son, créant, par fragments, un étonnant puzzle de notes avec l’intuition « que les mots sont à l’esprit ce que les arbres sont au vent ».

Il nous invite, dans la foulée, à une marche lente et minutieuse au cœur de la forêt. Le lieu, mystérieux, regorge de surprises. Il les détecte avec une certaine gourmandise et se fait un plaisir de mettre sa pensée et son imaginaire à l’épreuve. Plus tard, c’est en tronçonneur de branches, lors d’un été pluvieux dans le Jura, qu’on le retrouve en train de détecter les traces, les signes, les pictogrammes inscrits sur le bois par des insectes dits « typographes ».

« J’ai appris qu’une personne pouvait retrouver dans ces tracés tout l’alphabet hébraïque. »

De fil en aiguille, poursuivant ses flâneries, il s’empare d’un bâton pour tenir en main un « petit morceau » de forêt. Il emprunte ainsi à l’arbre l’un de ses membres et s’emploie à donner vie à ce bout de bois en l’interrogeant, en cherchant ce qui se cache derrière l’écorce.

« Le bâton semble établir un courant entre le promeneur et le fond végétal dans lequel il baigne. »

Jean-Pierre Le Goff aime également se confronter, avec joie, tout comme le fit jnaguère Francis Ponge, à nombre d’objets ordinaires. Il étudie leur forme, leur physique, leur spécificité. À leur contact, il affine sa pensée et souligne leur incomparable présence, qu’ils soient billes, bols, hélice, cailloux égarés, barque, bouteilles consignées ou bulle de savon.

« La bulle de savon est une sphère. La géométrie démontre qu’il n’y a pas de surface plus réduite que la sphère pour contenir un espace donné. »

Méthodique, facétieux, heureux de circuler dans les spirales de sa pensée, Le Goff apprécie tout particulièrement le chemin de fer. Attendre sur un quai de gare ou se laisser porter par le rythme lancinant d’un train lui procurent des sensations différentes et complémentaires. Cela l’incite à écrire des « miettes ferroviaires » qui glissent sur les pages de ses carnets.

« L’attente est agréable.
Les rails font des écarts.
Les voyageurs ne les voient pas. »

Il y a matière à bouger en soi, à lire, à découvrir, à sentir, à partager dans cet ouvrage aux multiples portes d’entrée. Il est bon de le garder à portée de main. De l’ouvrir au hasard. Et de se laisser happer par l’écriture posée, ample, enveloppante de ce grand discret qui aura passé sa vie à détecter les vibrations infimes qui fondent l’être humain en le rattachant à son environnement immédiat, quel que soit le lieu où il se trouve,

Jean-Pierre Le Goff : Le vent dans les arbres, éditions Le Cadran ligné.

 

mardi 13 décembre 2022

Journal de neiges

Quand Journal de neiges paraît en 1983 aux éditions Le Hasard d’être, Jean-Pierre Le Goff (né en 1942 à Douarnenez) n’a pratiquement rien publié, hormis quelques textes en revues et des opuscules à diffusion très limitée. D’un naturel curieux, fréquentant pendant plusieurs années le milieu surréaliste parisien, il s’intéresse aux choses dont on parle peu en littérature et de la relation qu’il noue avec elles. Cela va, entre autres, des coquillages aux moulages en fer en passant par les ailes des papillons, l’observation du vent dans les arbres ou par l’attention qu’il porte aux divers phénomènes météorologiques.
La neige y a une place à part. Elle surprend, en pays tempéré, par sa rareté, le calme et l’apaisement qu’elle diffuse autour d’elle, le silence qui accompagne ses chutes et qui se propage aux lieux qu’elle recouvre, l’étonnante géométrie de ses cristaux, tous identiques, la force de sa réverbération et les lumières inhabituelles qu’elle donne aux paysages. Ce sont ces métamorphoses éphémères qu’il interroge dans ce Journal, tenu de 1978 à 1981.

« 11 février 1978

Gare de Lyon. Les quais sont secs. Un train surgit recouvert de neige, ailleurs est déjà là.

17 février 1978

La contemplation, à travers une fenêtre, de la neige qui tombe : quel désir d’hibernation il y a là ! L’esprit s’emmitoufle dans ses terriers. Les limites du monde se réduisent à une seule veilleuse intérieure.

3 janvier 1979

Chaque première neige découvre en moi un ronronnement de bûche. Le froid blanc opère par contraste et attise le rougeoiement de ma rêverie.

12 janvier 1979

Les arbres, dont les branches étaient nues tout à l’heure, sont maintenant saupoudrées et prennent des allures hiératiques à la lumière des réverbères. »

Pour dire l’émotion et l’étonnement qui s’emparent de lui, Jean-Pierre Le Goff use de mots simples et précis. Des éclats blancs qui se colorent parfois de bleu. Si la neige n’est pas au rendez-vous, il peut la convoquer en pensant à elle, en se remémorant des escales sous les flocons en Belgique, en Italie ou dans le Cantal, où elle lui occasionna un accident de voiture.

Ces notes brèves et apaisantes, sources de rêveries éveillées, sont une belle incitation à découvrir plus encore un écrivain discret qui a toujours préféré l’action et la rencontre à la publication, y trouvant plus de chaleur et de répondant. De 1979 à 1989, il a expédié ses pages volantes à ses amis ou à ceux qu’il sentait pouvoir être intéressés par ses poèmes épistolaires, les divers papiers sortis de sa boîte à malices, ses notes de voyages, ses incursions dans l’étrangeté du monde. Une aventure poétique particulière qui donna naissance au livre Le Cachet de la poste, publié chez Gallimard en 2000, collection L’Arbalète, préfacé par Jacques Réda, l’un des heureux destinataires de ces courriers.

Peu après la mort de Jean-Pierre Le Goff, en 2012, divers textes ont été publiés, dont trois titres (Coquillages, Métaux adjacents, Esquisses de la poussière) aux éditions des Grands Champs. D’autres dorment encore dans les archives de l’auteur, déposées à la Médiathèque des Capucins à Brest.

Journal de neiges, édité par la Librairie La brèche, constitue le premier hors série de la revue Des Pays habitables dont le n° 6 vient de paraître avec au sommaire un dossier consacré au poète, écrivain et photographe Jean Suquet (1928-2007), plusieurs pages de James Ensor et de nombreux inédits de Lionel Bourg, Anne-Marie Beeckman, Laurent Albarracin ou Yves Leclair.

Jean-Pierre Le Goff : Journal de neiges, dessins de Jean Benoît, postface de Sylvain Tanquerel, éditions Librairie La brèche