Si Philippe Annocque a l’habitude de dire que ses textes interrogent
d’abord l’identité – ce que ses précédents romans confirment – cela est
également vrai pour ce récit, avec pourtant une différence de taille.
Cette fois, ce ne sont pas des personnages fictifs qu’il suit mais des
êtres qu’il connaît bien. Et tout particulièrement sa mère. En son
enfance Outremer. C’est autour d’elle qu’il construit cette chronique
qui débute au bord d’un fleuve, en Guyane, là où l’on percevait les
bruits et bruissements venus de la jungle voisine.
« Sur l’autre rive du fleuve on entendait les singes rouges.
Il pourrait mettre des guillemets à cette phrase car elle n’est pas de lui.
Il ne se rappelle plus quand elle l’a prononcée. Il se dit qu’il a dû
l’entendre plusieurs fois. Elle s’est détachée de tout contexte, elle
est devenue un objet qui tient tout seul par sa propre force de gravité.
Et dont la trajectoire à présent traverse sa page d’écriture. »
C’est à coups de tableaux simples et saisissants qu’il se propose de
retracer le parcours de sa mère, d’abord en Guyane, où elle est née à la
fin des années vingt, puis en Martinique où la famille s’installa sept
ans plus tard. Pour ce faire, il lui faut se remémorer ce qu’il a
entendu, remettre des confidences, des anecdotes et des conversations
passées en perspective, visiter un arbre généalogique aux branches
peuplées d’oncles, de tantes, de cousins et cousines plus ou moins
proches, collecter des informations et interroger la principale
protagoniste. Prendre le pouls de ces îles lointaines où sont quelques
unes de ses racines et regarder grandir, comme s’il y était, celle qui,
bien des années plus tard, allait lui donner vie n’est pas une mince
affaire.
« La Martinique tout de suite ça a été une autre planète.
Quand ils sont arrivés au port, à la Transat, toute la famille les
attendait ; et elle, elle ne connaissait personne. Sa tante, la sœur de
sa mère, elle l’a prise pour sa marraine – sa marraine qui lui avait
envoyé la poupée en porcelaine. Ce n’est que dans la soirée qu’elle a
compris qu’elle se trompait, quand sa vraie marraine est arrivée. »
Celle qu’il suit dans ses dépaysements est une petite fille vive,
éprise de liberté. Qui apprend, avec rudesse parfois, ce que lui réserve
le monde des adultes. À Cayenne, on lui a fait comprendre qu’elle était
trop colorée pour les bonnes sœurs blanches et en Martinique elle
s’aperçoit qu’elle ne l’est pas assez quand elle rejoint l’école
publique. On lui attribue, de plus, un nouveau prénom parce que l’une de
ses tantes n’aime pas celui (Olga) que ses parents lui ont donné. Elle
prend peu à peu conscience qu’il lui faudra, d’ici quelques années, pour
vivre pleinement, s’extraire de cet univers aux dehors harmonieux.
« Un jour elle a repris le bateau. Elle a laissé la Martinique
derrière elle. Et la Guyane, encore plus loin, tout au fond de ses
souvenirs – où elle est restée. »
Le récit de Philippe Annocque est lumineux. On sent le plaisir qu’il
prend à reconstituer ce jeu de pistes, à poser, pièce après pièce, les
jalons d’un parcours fondateur. L’homme qui semble feuilleter en
dilettante l’album familial est en réalité extrêmement rigoureux. C’est
un archiviste subtil. Qui décrit avec méthode l’enfance et
l’adolescence de sa mère en assemblant de courts fragments. Il tient les
manettes tout en se maintenant en retrait. On le voit hésiter,
retravailler son texte, se demander ce qu’il garde, ce qu’il rejette, ce
qui, trop intime, ne doit pas être dévoilé. C’est un très bel hommage
qu’il offre à sa mère. En se cantonnant volontairement à la jeunesse
d’une vieille dame dont il vient d’apprendre, par téléphone, « au milieu
de la nuit », qu’elle est tombée. Un livre entier, plein de tendresse
et de chaleur humaine dans lequel il interroge également sa propre
identité, lui qui se dit, quand on lui parle de ses origines,
« picardo-artésien d’un côté, guyano-martiniquais de l’autre ».
Philippe Annocque : Les Singes rouges, Quidam éditeur.