lundi 22 juillet 2024

Garder la terre en joie

Quand il voyage, faisant halte à tel ou tel endroit, Pascal Commère sait se montrer réceptif à ce qu’il découvre, à ce qui aimante son regard, à ce qui l’amène, presque instinctivement, à sonder la vitalité des lieux qu’il arpente ensuite à son rythme. Au début du livre, il est à Stockholm, y croise des silhouettes, buveurs, promeneurs qui apparaissent fugitivement dans un long poème tissé de nombreux détails, donnant corps à un moment de vie passé dans une ville trempée par la colère du ciel.

« Je me souviens de la flotte, comment dire ça
on patauge, ou s’il faut une fois pour toutes
se résigner à l’écart, au repli, regarder tomber
la pluie, elle tambourine, rebondit, ici comme
partout ailleurs, a-t-on jamais vu ciel déchaîné
de la sorte, est-ce qu’on savait ce pour quoi
on était là au juste, visite à une amie peut-être, »

Un peu plus tard, c’est à Venise qu’il se pose après avoir voyagé en train, c’est là-bas qu’il prend ses marques, annote ses promenades, saisit un rai de lumière, une séquence particulière, une eau gondolée par la brise dans la lagune. Il se remémore un précédent séjour, feuillette sa mémoire et ajuste, fragments après fragments, avec en contrepoint un peu de doute et d’incertitude, sa vision de la ville.

« Qui revient sur ses pas est-il le même, un autre ?
Ou si, voisin des ombres, incertain
quant à l’opportunité d’un retour, il n’en peut s’approcher
sans y croiser la sienne ? »

Partout où il va, et bientôt ce sera à Berlin, le recours aux poèmes lui est nécessaire. Encore lui faut-il, et il s’y attache, les ciseler au mieux pour rendre palpable et visible des scènes brèves, les éléments d’un décor, des rencontres fortuites ou prévues, pour revenir également, par incises discrètes, sur l’Histoire récente de ces villes et pour dire enfin ce qu’il éprouve, ce qui lui reste parfois mystérieux, ce qui le motive.

« Tout un temps j’ai projeté d’écrire un poème sur Berlin,
tout autrement que ça je présume – mais sur
ne convient pas. Autour peut-être, au cœur. Bref,
qui aurait Berlin en son centre – ou pour but, je ne sais trop.
Le Mur, bien sûr.
Mais pas seulement – Berlin
deux syllabes quelque chose qui tient à une progression,
un aller-retour dirait-on, bruit sourd
dont la rumeur nous parvient encore aujourd’hui. »

L’hésitation est souvent présente dans la poésie de Pascal Commère. Il questionne, revient sur ce qu’il vient de dire, le formule autrement, se demande s’il a parlé juste. Cela est perceptible dans ses poèmes de voyages mais également dans les textes issus de ses promenades en terrain plus familier, dans les champs, les jardins, les chemins buissonniers.

« Se peut-il, après tant d’allers et retours – tel le chien
truffe au sol sur un lacis de pistes, se peut-il
que tu fasses fausse route – et qu’en sais-tu, toi
qui en toute naïveté confonds dans un regard unique
le pan de ciel là-bas et la clairière ? »

Ces poèmes, courant sur une quinzaine d’années (pendant lesquelles "Mère est morte"), conçus lors de séjours dans des villes européennes, ne sont jamais porteurs de mélancolie. Pascal Commère, sans être optimiste, garde l’espoir et fait en sorte de le transmettre à ceux, à celles qui voudront bien le partager avec lui.

Pascal Commère : Garder la terre en joie, éditions Tarabuste.

vendredi 12 juillet 2024

La boucle impossible

Accueillis en résidence par l’association "L’esprit du lieu" qui œuvre à la réalisation de projets artistiques autour du lac de Grand-Lieu en Loire-Atlantique, Anne Savelli et Joachim Séné mettent en scène, dans La Boucle impossible, deux personnages antagonistes et pourtant complémentaires. L’une, Dita Kepler, que l’on a déjà rencontrée grâce à Anne Savelli, souhaite sauvegarder le contenu artistique provenant des précédentes résidences tandis que l’autre, Destroy Keeper, a pour mission de le détruire.

« Nous sommes deux. Nous quittons nos villes, nos villages.
Nous sommes deux mais, très vite, nous sommes davantage. »

La voiture dans laquelle ils ont pris place, celle d’Arnaud de la Cotte (qui organise les résidences à Grand-Lieu depuis plus de vingt ans) est en réalité pleine à craquer de présences invisibles, à savoir celles de tous ceux, toutes celles qui furent invités ici et qui y ont gravé leurs empreintes.

Ce dont il est question dans ce récit à deux voix, constitué de textes courts, tourne autour de l’éphémère ou du durable, des traces de mémoire ou de leur effacement, de l’inévitable précarité de tout passage sur terre.

Pour donner corps à leur projet, Anne Savelli et Joachim Séné s’emparent d’un clip de Mylène Farmer, tourné sur place (pour présenter sa chanson À quoi je sers), où on la voit, une valise posée sur ses genoux, assise dans une barque menée par un rameur impassible, un passeur qui frôle les herbiers flottants.

« C’est un pêcheur du cru avec un chapeau noir, un chapeau de médecin pour peste ou comédie ».

Mais ce pourrait tout aussi bien être Charon, sorti des Enfers, en quête de quelques âmes errantes.

Les deux auteurs s’appuient sur le travail accompli par les artistes qui ont fouillé, questionné, arpenté les alentours de Grand-Lieu. Ils disent comment le lac a su leur transmettre son énergie.

« Le lac, la barque, le pêcheur : tout est là, encore, et respire. »

Les inénarrables inconnus qui peuplent les légendes locales rôdent également à proximité. Ils ouvrent parfois la surface de l’eau pour se rappeler aux bons souvenirs des vivants qui foulent les berges. Ainsi les vieux habitants d’Herbauges, cité « engloutie par les flots, qui reposerait au fond », restent aux aguets, guettant la venue du mythique cheval Mallet, « dont la beauté fascine, pour leur plus grand malheur, les passants qui le croisent ».

Anne Savelli et Joachim Séné intègrent "la boucle du temps". Ils suivent l’énigmatique passeur. Leur imaginaire tourne en spirale autour de la barque. Ils pensent aux autres passagers, et tout particulièrement à ceux qui ne sont plus là physiquement : Jean-Luc Parent, Paul-Armand Gette et Delphine Bretesché.

Anne Savelli et Joachim Séné : La boucle impossible, éditions Joca Seria

mercredi 3 juillet 2024

La Femme minérale

De retour dans sa région natale, après huit ans passés à enseigner le français à Taïwan, la narratrice est un jour attirée par un article publié dans le journal local. L’entrefilet évoque « un drame de la misère » mettant en cause un jeune couple qui, ne pouvant plus subvenir aux besoins de leurs enfants, a été déchu de son autorité parentale. Elle pense, instantanément, à la solitude de ces deux personnes définitivement éloignés de leurs jumeaux – qui ont, depuis, changé de nom et de parents – .

« Pendant des jours, j’ai pensé à ces gens. Je me demandais ce qui s’était vraiment passé. J’ai pensé à eux comme s’ils étaient des proches. Et je les imaginais seuls, sans les petits, sans plus le droit de les approcher ni de les voir. »

Elle éprouve le besoin d’en savoir plus, comprendre ce que cache le laconique entrefilet. Après avoir pris contact et rencontré leur avocat, elle part à leur recherche, de village en village, et finit par les trouver. Ils s’appellent Joël et Constance, vivent de peu, dans une maison à l’écart, et ne parlent qu’à demi-mots, ou pas du tout.

« Elle m’a fait signe d’entrer et m’a désigné une chaise. Une fois assise, il a posé un verre devant moi. Sans rien dire, il ma servi un café et m’a tendu le sucrier. J’ai souri pour remercier. On ne disait rien, on entendait nos respirations et ma cuillère qui touillait le sucre. »

Peu à peu, une relation presque silencieuse s’établit entre eux. Un samedi, ils lui annoncent qu’ils ont décidé de faire appel du jugement et qu’on les a convoqués au tribunal.

« Vous viendrez avec nous, n’est-ce pas ?
C’est par cette question que Constance m’a sortie de mes pensées. Elle a dit ça sur le ton de la question mais je savais que c’était un ordre, une évidence. »

Le jour de l’audience, Joël et Constance, par leur habillement d’abord, un endimanchement qui n’a plus court depuis longtemps, par leur façon d’être également, tous deux perdus dans un monde qui n’est pas le leur, paraissent encore plus décalés que dans l’obscurité de leur cuisine. Ils n’ont pas d’avocat. Préfèrent se défendre seuls. Ce qu’ils reprochent au jugement initial, c’est le mot « maltraitance ». Ils demandent qu’il soit retiré, pour que leurs enfants, dans l’hypothèse où ils voudraient, plus tard, connaître leurs origines, les considèrent comme des parents défaillants, certes, mais pas maltraitants.

« Maltraitance, ça dit pas la vérité ».

Dans la salle, la tension est extrême. L’audience est transcrite à coups de phrases courtes et précises. Les gestes, les mots disent tout de ceux qui les prononcent et cet épisode est l’un des plus intenses du roman.

Nathalie Bénézet (qui dirige pour ATD Quart Monde le Centre de Mémoire et de Recherche Joseph Wresinski) dresse, de manière quasi factuelle, le parcours chaotique de Constance et de Joël. Elle creuse méthodiquement le fait divers pour dévoiler ce qu’il ne précise pas : des vies douloureuses, empêchées, marquées du sceau de la misère (tous deux sont d’anciens enfants placés).

Si cette histoire résonne tant chez la narratrice, c’est parce qu’elle intervient à une période charnière de sa vie. Elle vient de perdre un être cher et a une relation à réparer avec son père, le dernier de ses proches. Ce n’est qu’après avoir accompagné le couple jusqu’au bout, dans sa délicate quête judiciaire, qu’elle parviendra à mieux cerner le sens de sa démarche, à comprendre pourquoi le destin de cet homme et de cette femme, qui lui étaient totalement inconnus, l’a bouleversée.

« Toute la vie tient dans l’inattendu. Même dans ces vies bien ficelées de partout, où rien ne se veut laissé au hasard. »

Nathalie Bénézet : La Femme minérale, éditions Maurice Nadeau.

 

mercredi 26 juin 2024

Malcool / Coeur sucré

Il a vu des hommes, des femmes tituber, chanceler, tomber, n’être plus en capacité de maîtriser leurs gestes, leur corps et encore moins leurs pensées. Il les a vus abuser, être abusés, s’abîmer, partir en vrille et parfois même mourir (maladies, suicides, accidents) après avoir beaucoup bu, parfois pour imiter les autres, pour être des leurs, souvent par habitude, celle-ci pouvant se transformer en addiction. C’est l’alcool et ses effets secondaires dévastateurs que Jean-Claude Leroy placent au cœur de son recueil de poèmes. Il sait que ses mots peuvent en heurter plus d’un et que Dionysos reste un dieu au pied solide.
 

« je plaide coupable à chaque occasion
et elles ne manquent pas
alors je paie ma dette
c’est à dire que je reste à part
je plaide coupable
j’ignore où se tient l’innocence
je réponds oui à toute accusation
mais je ne saurais avouer quoi que ce soit. »

S’il s’attaque à ce sujet qui le pousse à sortir (douloureusement) de ses gonds, c’est parce qu’il ne parvient pas à faire autrement. Sa réaction est épidermique. Ce qu’il a vu et vécu l’a profondément touché et sa mémoire en garde, des décennies plus tard, des traces indélébiles.

« Coupé de moi
tu bois avec les autres
tu fais société
l’amour n’existe pas
isolé je souffre des atteintes
et la caresse du suicide
me prend dans ses bras »

ou encore :

« sans savoir te déprendre d’un nouveau verre
voici qu’il t’a embarquée dans sa voiture
pour te raccompagner, avait-il dit
mais c’est hors de la ville que tu t’es retrouvée
dans la nuit du bois de Lhuisserie
qu’il t’a soumise qu’il t’a forcée
tu as insisté pour qu’il ne t’abandonne pas dans le noir
et te reconduise rue du Mans
où je t’attendais »

Jean-Claude Leroy, avec ses mots efficaces et tranchants, sous tension permanente, exprime son désarroi, ses incompréhensions, ses colères également. L’enfant qui voit « cet homme genoux à terre / devant le mur de la maison » est le même qui observera, plus tard, « cet homme faussement bienveillant qui verse / force goutte dans le verre de mon père ». Ces situations l’ébranlent durablement, le mettent mal à l’aise et nourrissent en lui une réelle aversion.

« La fascination qu’exerce l’alcool défigure
ceux qu’elle atteint
tandis que c’est le visage initial qui m’intéresse
le visage propre à chacun
pas le visage trahi aimanté irrésolu »

Pas question pour autant de prohiber. Libre à chacun de mener sa barque. Et de ramer plus ou moins bien.

« À l’envers ou à l’endroit
toute prohibition est ridicule
censure ou propagande se valent »

Dans ce livre à fleur de peau, Jean-Claude Leroy dit ce qu’il ressent, en des termes parfois durs, cinglants, définitifs, à la mesure du grand malaise qu’il a éprouvé en certaines circonstances.
Les agapes, les libations et assemblées réunies autour de la dive bouteille ne sont pas pour lui. Il préfère prendre la tangente et descendre aux rivières, aux sources et aux fontaines.

Jean-Claude Leroy : Malcool / Cœur sucré, éditions Rougerie.

dimanche 16 juin 2024

Sur les roses

Luc Blanvillain a le regard vif. Il lui suffit d’observer les habitudes de quelques-uns de ses contemporains pour détecter chez eux un léger boitement d’âme, un désir inassouvi, un manque à vivre qui les tétanise et les transforme parfois en êtres transis. Vu ainsi, Simon Crubel est un vrai cas d’école. Ce jeune bibliothécaire est tombé amoureux d’une prof de lettres qu’il n’ose aborder, au grand dam des habitués de la médiathèque (bénévoles ou lecteurs) qui sont dans la confidence et qui le poussent à sauter le pas. Le fait qu’elle élève seul son fils de dix ans après avoir été abandonnée par son compagnon l’autorise à penser que le destin peut lui être favorable.

« À toutes fins utiles, je te signale qu’elle adore les roses », lui murmure un jour Odile.

Peu à peu, cette histoire de roses lui entre dans la tête et ne le quitte plus. Le symbole a beau être suranné et un peu démodé, rien n’y fait. Cela tourne à l’obsession. Offrir une rose, c’est simple, mais trop simple quand on a, comme lui, tendance à vouloir compliquer les choses. Au lieu d’en acheter une chez le fleuriste du coin, il préfère, paire de ciseaux de bureau en poche, aller la cueillir dans le splendide rosier qui fait la fierté de Christian, le mari d’Odile.

« Le bibliothécaire, après s’être assuré que nul n’approchait – la réverbération du soleil l’empêchant apparemment de discerner Christian – saisit précautionneusement, entre le pouce et l’index, la plus belle des roses, et, d’un coup de ciseaux, en sectionna la tige. »

Funeste décision, prise sans compter sur le cœur fragile de Christian. Et acte irréparable qui va déclencher une cascade d’événements imprévus (crise cardiaque, faux cambriolage, débandades en tous genres) que Luc Blanvillain narre avec calme et gourmandise. Il s’amuse tout en gardant une certaine distance et en portant un regard bienveillant sur ces personnages qu’il ne ménage pourtant pas. Il ne se moque pas, ne les juge pas. Ce qui attire son attention, ce sont leurs travers, leurs particularités, leurs indécisions contrebalancées par d’inattendus coups d’éclat et leur grande vulnérabilité.

Si la rose, et sa symbolique qui traverse les siècles et la littérature, est présente au centre de ce roman, elle l’est aussi parce que sous le velours apparent de ses pétales se cachent quelques épines capables de blesser. Simon Crubel, le bibliothécaire amoureux, peu sûr de lui, rêveur au long cours, va l’apprendre à ses dépends. Et, en contrepartie, se doter d’un zeste de force mentale qui l’amènera à remiser ses désillusions au placard.
L’impeccable et haletant roman de Luc Blanvillain ne mollit jamais. Il avance, libre et léger, de page en page, tenant haut son fil narratif, avec à bord une dizaine de personnages attachants qui s’offrent (sortant ainsi de leur morosité quotidienne) des aventures inespérées et de belles montées d’adrénaline.

Luc Blanvillain : Sur les roses, Quidam éditeur.