lundi 21 avril 2025

Le Gigolo des Dieux

"Je m'appelle Luis Ernesto Valencia et ce que j'aime le plus c'est manger de la grêle"

Fils de paysans colombiens, Luis Ernesto Valencia (1958-1968) n’alla jamais à l’école, fit une fugue à six ans, longea la voix ferrée, se loua un temps dans une ferme et reprit rapidement la route pour rejoindre Cali, où il erra longuement, avec d’autres enfants des rues, avant d’être recueilli, deux ans plus tard, par le poète et romancier Elmo Valencia (1926-2017), l’un des membres d’un courant artistique d’avant-garde et de contre-culture alors en pleine effervescence, les nadaïstes, dont le premier manifeste a été publié à Medellín en 1958 et traduit en français en 2019 (Éditions La Passe du vent).

« C’était un enfant de la campagne qui arriva en ville et rencontra l’irrationnel nadaïsme. Nous lui apprîmes tous quelque chose, jusqu’à en faire une bombe à retardement. Il partagea pendant deux années l’amour et la fureur de nos actions. », écrit Jotamario Arbeláes, autre figure du groupe.

Luis Ernesto ne mit pas longtemps à s’intégrer à sa nouvelle famille et à s’initier à ce courant littéraire qui collait bien à sa joie de vivre, à sa spontanéité et à son aptitude à s’exprimer oralement, en improvisant ou en chantant. Les poèmes (écrits au fusain sur les murs de sa chambre) sont ceux d’un gamin de son âge qui a appris à lire et à écrire sur le tas et qui bénéficie d’un environnement propice à la création. Il y évoque ses héros du moment : Tarzan, Le Petit Prince, King Kong, Batman, Che Guevara, Fidel Castro, Mohammed Ali.

Celui que ses amis poètes surnommaient le Gigolo des Dieux va hélas devenir une étoile filante. Il meurt renversé par le véhicule d’un fabricant de glaces en 1968. Il avait dix ans et traversait l’Avenue Colombia lorsque « Arne Krag et sa ferraille de course laissèrent son âme en queue de poisson » ( Jotamario Arbeláes).

Sa « minuscule œuvre complète » comprenait une vingtaine de poèmes que ses proches recopièrent pour les distribuer autour d’eux. L’une de ces copies, tombée, dix-neuf ans plus tard, entre les mains du peintre Omar Rayo (1928-2010), sera publiée par le musée de Roldanillo (ville natale du peintre).

Près des poèmes, prennent place, dans l’émouvant livre-hommage préparé par la librairie La Brèche et par les Éditions Pierre Mainard, les souvenirs de quelques membres du mouvement nadaïste. Tous disent combien la personnalité de ce météore les a marqués.

« Ses mots étaient l’huile des neurones oxydés des cerveaux qui martèlent ;
son rire était la substance distillée par le champignon qui fit pousser si haut le cou d’Alice ;
son regard était le dessin du mot Souvenir sur la bouche du Loir de la cafetière. »

Armando Romero, Pittsburg, 1969

« Des centaines d’enfants de Cali nous accompagnèrent au cimetière avec des fleurs et des pancartes pour le « Colibri », qui était son nom de chanteur, pour le « Gigolo des Dieux » qui était son nom de poète, pour Luis Ernesto Valencia, qui était son prénom et son nom de famille adoptif, jusqu’à ce que les temps s’effacent et que nous avale la terre de cette planète que nous ne pûmes conquérir ». Jotomario Arbeláes

 Luis Ernesto Valencia : Le Gigolo des Dieux, édition bilingue, poèmes, photos et témoignages, présenté par J. Arbeláes, traduit de l’espagnol par Boris Monneau, Librairie La Brèche et Pierre Mainard.

 

vendredi 11 avril 2025

Vivre avec une étoile

La vie de l’écrivain tchèque Jiri Weil (1900-1959) fut intense, rude et tourmentée. Après avoir passé, en tant que jeune communiste, quelques années en U.R.S.S. (ou il traduisit Pasternak, Maäkowski, Tsvataeva et d’autres), il fut victime des purges staliniennes et déporté au Kazakhstan en 1934. De retour à Prague, il entra dans la clandestinité en 1942 et fit croire à son suicide (en se jetant dans la rivière Vltava) pour échapper à l’occupant nazi.
C’est un personnage à l’existence pas très éloignée de celle qui était alors la sienne, un homme rejeté, jugé inférieur parce que Juif, contraint de coudre une étoile jaune sur sa veste, qu’il place au centre de Vivre avec une étoile.

Il se nomme Josef Rubicek. Ancien employé de banque, il vit dans une mansarde délabrée de la banlieue de Prague. Il a brûlé tous ses meubles pour ne pas mourir de froid. Ne lui restent qu’un matelas et un guéridon branlant. Il pèse cinquante-et-un kilos, peine à trouver de quoi manger. Les nazis font régner la terreur et il reçoit régulièrement la visite d’un membre du Conseil de la Communauté qui inspecte les lieux et lui promet une prochaine convocation pour le service obligatoire ou pour la déportation. Sa vie misérable, il ne peut s’en délester que ponctuellement, à travers de brefs monologues adressés à celle qui n’existe plus que dans son souvenir, la femme qui fut jadis son amante et avec laquelle il n’a pas osé partir.

« Je parlais avec elle, je devais parler avec quelqu’un, je me faisais à déjeuner sur mon petit poêle rond, j’avais froid parce que mon poêle ne voulait pas réchauffer la mansarde, la porte et les fenêtres bâillaient, en vain j’avais essayé de les colmater avec de vieilles chaussettes, deux fois déjà j’avais nettoyé le four, j’avais faim et c’était l’heure du déjeuner. »

C’est l’itinéraire de cet homme qui organise sa survie comme il peut, jour après jour, en se faisant le plus discret possible, dans un pays où il se sait en danger permanent, que raconte Jiri Weil. Il avance méthodiquement, manie l’humour avec tact, suit Josef Rubicek dans ses périlleuses déambulations, le montre en train de raser les murs et de se faire oublier en ces années de plomb qu’il passe au milieu des morts et des fossoyeurs, dans un cimetière où on l’a affecté pour cultiver et récolter entre les tombes, avec quelques autres réprouvés, des légumes qu’il lui faut ensuite aller livrer en tirant une charrette à bras.

« Maintenant au cimetière, la plupart des gens étaient nouveaux. Ceux qui étaient partis avec les convois avaient été remplacés par d’autres. Cela ne faisait pas de différence, le poêle était toujours le même, on ne voyait pas le visage des gens quand ils regardaient la poussière, dans laquelle serpentait toujours le même chemin. »

Un temps, sa vie se fera plus douce grâce à la présence d’un chat, qu’il prénommera Thomas, qui a élu domicile dans sa mansarde. Ils dormiront sur la même paillasse pendant des mois, jusqu’à ce que Thomas soit tué, puis écorché et cuisiné à l’ail par un voisin.

« Même s’il n’était pas obligé de porter l’étoile, il avait dû supporter toutes sortes d’humiliations, on l’avait persécuté et des gens qu’il n’avait jamais gêné lui lançaient des pierres, j’avais beaucoup de points communs avec Thomas, que le vieux Burianek était en train de manger cuit à l’ail. »

Publié en Tchécoslovaquie en 1949, un an après le coup d’état qui vit le Parti Communiste prendre le pouvoir, Vivre avec une étoile a rapidement été interdit et Weil exclu de l’Union des écrivains, à cause de ses écrits d’avant-guerre et de sa dénonciation du Stalinisme. Il ne sera réhabilité qu’en 1958, trop tard (puisque déjà malade) pour pouvoir finir sa vie comme il l’aurait souhaité.

Roman, mais aussi fable tragique, Vivre avec une étoile mettra des années avant de trouver ses lecteurs. Aujourd’hui devenu incontournable, il est traduit dans de nombreuses langues et Jiri Weil est considéré comme l’un des grands écrivains tchèques du vingtième siècle, proche – par sa verve, son humour cinglant et son sens de la narration – de Bohumil Hrabal, et proche également de Kafka, en particulier celui du Procès, quand il s’attache à démonter, pièce après pièce, la redoutable mécanique d’un monde absurde et cruel.

Jiri Weil : Vivre avec une étoile, traduit du tchèque par Xavier Galmiche, Éditions 10/18

mercredi 2 avril 2025

là où ça veille

L’instant est gravé en lui.
« Un souvenir / dans une lumière / assez sombre »
qui le ramène au samedi vingt-six août mil-neuf-cent-quatre-vingt-quinze, à douze heures quarante-deux minutes, moment où sa mère rend son dernier soupir.

« ma sœur est penchée vers le corps de ma mère et
le soutient elle dit c’est fini et j’entends
le corps qui se vide en deux temps ce qu’on appelle
le dernier soupir de ma mère qui vient
de mourir »

Alexis Pelletier ouvre son livre – un ensemble de poèmes dont l’écriture s’est étalée entre 1995 et 2023 – en se remémorant l’instant où sa sœur leur annonce, à lui et à son père, que "c’est fini". Tout part de ce moment. Il y a l’avant (qui reviendra de temps à autre) et l’après (qui débute déjà) mais il y a d’abord cet instant qu’il faut préserver, décomposer, comprendre, afin de mieux saisir cette "sensation mélangée" qui, depuis, le poursuit.

« je n’y comprends rien je n’y comprends encore
rien je crois me souvenir d’un mouvement de
recul de mon corps une fois que j’ai su qu’elle
était morte c’est arrivé la mort ce n’est
pas encore le deuil »

Il énonce ce qu’il fait, sans y penser ou presque, de façon quasi-automatique, dans les heures qui suivent. Il marche longuement dans les rues, téléphone à ses proches depuis une cabine, revient dans l’appartement après avoir pris l’ascenseur en compagnie de l’employé des pompes funèbres chargé des premiers soins.

« et c’est fait voilà il nous livre
une belle morte avec le crucifix dans
les mains »

Il se souvient qu’il y a peu, sa mère, se sachant condamnée, lui a demandé : "s’il te plaît mon chéri / il faut me suicider", ce qui ne colle pas tout à fait avec "la bienséance chrétienne".

Certains faits marquants, intervenus entre le décès et la tenue des obsèques, insistent, sortent à l’air libre, veulent prendre place dans ses poèmes. Il les note tout en réactivant des plages de vie liées à la présence de sa mère, à la musique qu’ils écoutaient ensemble (Bach, Stravinsky, Poulenc et d’autres) et à l’écriture, tout particulièrement à celle de Cité de mémoire, livre d’entretiens avec Claude Ollier (qui sera publié chez P.O.L. en 1995) dont il avait imprimé une première copie pour elle.

« dans les pleurs elle a dit que c’était une chose
qui existerait sans elle j’ai regretté
mon geste ne le comprenant que bien après
sa mort »

Évoquer la disparition d’une mère n’est pas chose aisée. Alexis Pelletier s’en rend compte et avance lentement, sans pathos, s’en tenant aux faits. Il les déroule avec précision, y greffe ses doutes, ses regrets, ses émotions. Il y pose ses mots, simples et précis, sans jamais se cacher derrière eux. Il se réfère également, quand sa pensée les convoque, à ceux des autres (Héraclite, Beckett, Shakespeare, Rimbaud, Dagerman, etc) et se laisse porter par la vie (la rencontre, l’amour) qui va, qui continue, malgré tout, malgré la mort (qui emportera ensuite son père).

C’est ce parcours particulier, intense et douloureux, effectué en maintenant un contact étroit et nécessaire avec ses proches, qu’il dévoile avec grande sincérité dans cet ensemble au titre énigmatique. Vingt-huit ans plus tard, il semble avoir, en partie, trouvé ce qu’il espérait. D’abord "assez sombre", la lumière où se tenait son souvenir est devenue "assez vive".

« je ferme les yeux je te vois je tiens ta main »

Alexis Pelletier, là où ça veille, Tarabuste.

 

lundi 24 mars 2025

Mascarade

Né dans l’Iowa en 1932, Robert Coover, l’un des écrivains Américains les plus novateurs des soixante dernières années, connu notamment pour Le Bûcher de Times Square (autour de la condamnation et de l’exécution des époux Rosenberg en 1953), est décédé à Warwick, au Royaume-Uni, en octobre 2024. Mascarade, son ultime roman, paraît aujourd’hui en langue française.

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’à 90 ans passés, il n’avait rien perdu de sa verve, de sa créativité, de son regard acéré (et redoutable), de son humour caustique et de cette pertinence sociale qu’il maniait à la perfection. Il lui suffisait de regarder autour de lui, dans cette Amérique arrogante et mal en point, pour trouver du grain à moudre.

C’est dans un penthouse, perché au sommet d’un gratte-ciel de Manhattan, qu’il convie ses lecteurs. L’endroit est huppé, le buffet bien garni, la cave aussi, le toit-terrasse idéal pour prendre l’air. Une soirée festive y est organisée, ouverte à tous. S’y précipitent pique-assiettes, habitués des vernissages, solitaires en quête d’âmes sœurs, couples en bout de course, m’as-tu-vus, beaux parleurs, jeunes cadres ambitieux, artistes et pickpockets. Il y a également une nonne en tenue d’apparat et une ribambelle d’invités. Tous déambulent d’une pièce à l’autre.

« L’invitation était pour une soirée festive et, dans mon état d’esprit impie et dissolu, cela ne pouvait manquer d’avoir un certain attrait, tout trompeur qu’il était : un peu de libertinage avant un ultime pas dans le vide pour, de cette hauteur, propulser ce corps sacrilège dans l’au-delà. »

Il se pourrait que cette soirée soit pour beaucoup d’entre eux, la dernière. Quelques convives tombent, de temps à autre, du toit-terrasse sans que cela n’affecte la bonne humeur des fêtards. Certains, n’y tenant plus, se cherchent, s’isolent et s’accouplent.

« S’il y a bien quelque chose de sacré dans ce monde, c’est l’intimité des amoureux, alors quand ce couple se précipite vers la porte d’une chambre dans leur étreinte frénétique, quand bien même ce ne serait que l’affaire d’un soir de fête, je tourne discrètement les talons – et pile à ce moment je sens quelqu’un envahir mon intimité en enfonçant son pouce en moi, si ce n’est pire encore ! »

La nuit avance, les esprits s’échauffent, les conventions n’ont plus cours, les corps se lâchent. Les personnages réunis par Robert Coover se métamorphosent, sans s’en rendre compte, en acteurs d’un théâtre où le comique de situation est accentué par l’air très sérieux dont ils s’affublent. L’écrivain dissèque ce petit monde hétéroclite et ne le ménage pas. La satire sociale qu’il rédige en suivant les noctambules en goguette chez les riches est haute en couleurs. Il a toujours préféré le rire grinçant aux lamentations et il le prouve à nouveau, y ajoutant son inventivité littéraire, à savoir, et c’est un exercice de haut vol, faire en sorte que tous les intervenants (anonymes) du roman s’expriment, à tour de rôle, à la première personne du singulier. Il clôt son œuvre en apothéose, en un vrai feu d’artifice, en sortant par la grande porte.

 Robert Coover : Mascarade, préfacé et traduit de l’anglais (États-Unis), par Stéphane Vanderhaeghe, .Quidam éditeur.

vendredi 14 mars 2025

Nature en décomposition

Il suffit d’un rien, une présence infime, un brin d’herbe qui bouge ou un lézard qui prend le soleil sur une pierre, pour attirer son regard et provoquer en elle l’envie de toucher, de comprendre, d’entrer en contact, de sentir ce que ressent l’herbe, la pierre.

« j’imagine une étreinte en regardant les pierres
leur vie intérieure

(elles forment l’enceinte, et nous pourrions y vivre) »

En une approche sensible, pour bien percevoir ce qui l’entoure, et dont elle est partie prenante, à savoir la nature, Camille Loivier choisit de décomposer quelques-uns de ces éléments qu’elle rencontre au fil de ses flâneries dans le grand dehors qui requiert son attention. Elle procède par cycles, s’attache à la vie, à ses réseaux invisibles, à la métamorphose de la pierre, du bois, de l’eau, de la terre, de la nuit, du feu et de l’air.

« l’eau pénètre les bottes par l’intérieur
peu à peu
peau contre peau
l’eau du corps
et l’eau hors du corps
se rejoignent »

Tout ce dont elle parle vit et peut être source de transfert d’émotions.

« l’eau remonte au bout
de la chaîne grinçante
et l’on boit avec l’eau
une solitude que l’on ne peut plus
extirper du corps »

Ses promenades, mises bout à bout, participent d’un cheminement intérieur qui se nourrit de ce qu’elle découvre (de vie, de mort, de résilience) en progressant pas à pas, page à page dans son livre, tous les sens en éveil, interrogeant ici la souffrance d’une montagne qui brûle (la main de l’homme doit y être pour quelque chose) ou là-haut le scintillement des étoiles dans un « ciel rempli de déchets ». Elle note ce qu’elle détecte dans une nature (sauvage ou domestiquée) habituée à se reconstituer. Pas de mots savants, pas d’envolée lyrique mais des moments simples, subtilisés à la roue du temps. Captés en un clin d’œil, elle les assemble, les travaille, leur rend (par ses vers, ses poèmes) leur vitalité. De nombreux oiseaux traversent ses textes. Et aussi sauterelles, reinettes, abeilles, grillons, couleuvres et autres bestioles.

« (le merle poursuit la hulotte à midi)
vie pour vie

n’être qu’un corps flottant dans les herbes dures
on efface la violence d’un trait
barrée

(elle-même se soustrait)

amoindrie
plus proche d’une branche de févier
du houppier d’un aulne
que d’un être humain »

Ouverte et délicate, dotée d’un timbre particulier et révélant une réconfortante douceur, la poésie de Camille Loivier ausculte les endroits où son corps la porte. Elle s’attache au moindre détail et donne à lire, à voir, à imaginer des fragments de paysages qui bruissent de vies multiples, minuscules et éphémères.

Camille Loivier : Nature en décomposition, éditions Backland.