mardi 3 décembre 2024

Mirouault les murs seuls nous écrivent

C’est parce qu’il se sent en affinité, sur bien des points, avec le parcours et l’œuvre du poète Thierry Metz, que Serge Prioul a choisi de concevoir, en toute humilité, un ensemble dédié à l’auteur du Journal d’un manœuvre.

« Mirouault est un hameau du Pays Gallo. Maçon tailleur de pierre, je décide d’y bâtir un mur d’agrandissement d’une vieille maison achetée par ma fille Claire et son mari. »

C’est la construction de ce mur qui va lui permettre de s’approcher du poète qu’il lit depuis des années. Ses mains vont l’aider. Sa patience et son savoir-faire également. Sans oublier les outils, le ciment et les pierres.

« À la vue la pierre souvent s’impose
Tu la prends tu la tournes tu la poses
C’était ce qu’il fallait pour le mur. »

Parallèlement, un autre chantier s’ouvre, réservé aux poèmes qui « s’écriront le plus souvent dans l’urgence et la poussière des capots de la voiture ou de la bétonneuse. »

« Cimenter poser caler jointer
tu glisses des mots entre tes pierres »

Il entretient une relation particulière avec le mur qui prend forme. Il le fait grandir et dialogue avec lui tandis que tout autour la vie du hameau continue, bercée par les vents, la pluie, les animaux qui passent et les cloches de l’église d’à côté. Il est loin des lieux de villégiature de Thierry Metz (1956-1997) mais il suffit d’un rien, d’un vers ou d’une pensée furtive pour que la silhouette de celui-ci apparaisse.

« Tu le vois sur le pas de sa porte
Ses yeux bleus son pull jacquard

Est-ce le maçon ? Est-ce le poète ? »

L’absent n’est jamais loin. Honoré par un poète discret, venu à l’écriture sur le tard, qui manie aussi bien les outils que les mots pour dire et transmettre la plénitude de son quotidien lors de la construction de ce mur qui n’est pas de séparation mais d’agrandissement

Serge Prioul : Mirouault, les murs seuls nous écrivent, préface de Michaël Glück, éditions La Plume de Léonie.

vendredi 22 novembre 2024

Aller léger

Nanao Sakaki est une des grandes figures de la contre-culture japonaise. Sa vie durant, il aura œuvré, dilettante déterminé à aller au bout de ses convictions, avec pour outils ses poèmes, ses mains (pour bâtir cabanes et maisons), son corps vif et sec de marcheur aguerri, sa sagesse zen et son sens de l’amitié créative qui le fit se rapprocher de plusieurs poètes américains de la Beat Generation, tels Allen Ginsberg et Gary Snyder. Celui-ci le présente ainsi, en préfaçant ce volume qui regroupe près de 130 poèmes :

« Nanao Sakaki est bien connu dans les capitales littéraires du monde en tant que vagabond original, libre et audacieux, activiste occasionnel, défenseur des rivières et des montagnes, chanteur ou encore poète publié dans le monde entier. »

Né en 1923 dans un village situé sur l’île de Kyushu, au Sud du Japon, il a surmonté de nombreuses épreuves avant de se passionner pour les arts primitifs, de s’éveiller à l’écologie, de fonder l’Académie des Clochards (à la fin des années 1950) en choisissant sa voie, celle d’un arpenteur des pistes peu fréquentées, découvreur de grands espaces et vagabond escaladant les montagnes en compagnie d’un bâton de marche, d’un carnet de notes et d’un stylo.

« Par la petite fenêtre de la boîte de Pandore
Aussi loin que l’œil peut voir
Des milliers de cumulus de beau temps voguant dans l’océan du ciel
Loin en bas sous les nuages
D’un bleu profond une fleur d’eau libre s’ouvre – la mer des Philippines. »

Mais il y eut un avant. Un rude apprentissage du désastre. Des faits à jamais gravés en lui. Pendant la seconde guerre mondiale, Nanao Sakaki, enrôlé comme spécialiste radar, a suivi la trajectoire du B-29 qui largua une bombe atomique sur Nagasaki.

« Base Aérienne d’Izumi en Yaponésie.
160 kilomètres au sud de Nagasaki.
Trois jours après le bombardement d’Iroshima
un B-29.
Plein nord. 10 000 mètres de haut. 500 km/h.
Trois minutes plus tard
quelqu’un a crié,
"Regardez, une éruption volcanique !"
En direction de Nagasaki
J’ai vu le nuage en forme de champignon
de mes propres yeux. »

C’est après guerre, après avoir retrouvé la maison familiale détruite, qu’il s’installe à Tokyo où il commence à mener une vie précaire tout en étudiant les langues (anglais, français, chinois classique) et en écrivant ses premiers poèmes. C’est là qu’il fait plusieurs rencontres décisives, dont celle de Gary Snyder qui l’invite aux États-Unis où il séjournera à de nombreuses reprises. Il voyage de plus en plus, entreprend de longues marches. En Irlande, en Mongolie, en Australie, au Mexique, en Chine, en Tchécoslovaquie et ailleurs. Il est attiré par les montagnes, les rivières et les ciels étoilés. La nuit, il n’est pas rare de l’entendre dialoguer avec Copernic.

« Autour de minuit,
J’enfile mon pyjama séché au soleil
Et me glisse dans mes draps séchés au soleil.

Oui, le système héliocentrique est parfait...
Maintenant je saute sur la lumière du zodiaque comme sur mon balai
et je rêve de la couronne du soleil.

Bonne nuit, Copernic, dors bien ! »


Partout où il va, il écrit de façon spontanée. Des poèmes simples qui s’imprègnent du lieu, du moment, de son humeur, de ses réflexions qui tournent le plus souvent autour d’une question simple : « comment vivre sur la planète terre ». Ses réponses sont liées à sa personnalité de nomade jamais dépaysé.

« Se sent chez lui dans les glaciers d’Alaska,
Le désert mexicain, les forêts vierges de Tasmanie,
La vallée du Danube, les prairies de Mongolie,
Les volcans d’Okkaido & les récifs coralliens d’Okinawa. »

Il sait que le monde, tout autour, va mal mais il a choisi de s’approcher, autant que possible, d’une vie heureuse.

« Quand tu as des mains, tu peux travailler ;
Quand tu as des jambes, tu peux t’en aller ;
Tu as une voix, pourquoi ne pas chanter ?
Tu as un cœur, danse ! »

En 2004, Nanao Sakaki prend sa retraite en tant que poète sur la péninsule japonaise d’Izu. Il meurt le 22 décembre 2008 dans le village de Oshika, dans les montagnes de Nagano.

 Nanao Sakaki : Aller léger, traduction de Jérôme Dumont, préface de Gary Snyder, éditions Héros-limite .

mardi 12 novembre 2024

Métastase

Il est bon de se glisser derrière la rangée d’arbres qui cache la forêt poétique et de pénétrer dans les sous-bois pour rencontrer les auteurs qui œuvrent dans l’ombre, préférant la lumière intérieure à celle des projecteurs. Alain Le Beuze est l’un d’entre eux. Discret, voire même secret, il faut aller vers lui, ouvrir ses livres, lire et écouter ce qu’il a à nous dire.

« La pomme
sans rien dire
fait plier la branche
sous le poids de ses rapines

 

aucun remords

en son firmament
une étoile

captive fleur d’avril
étincelle jaillie d’une chimie

où dorment les vergers »

Ces dernières années, il a surtout cheminé en compagnie des peintres, réalisant plusieurs livres d’artistes publiés à tirages limités. Ce fut le cas de Fontaines, une série de poèmes en prose conçus pour célébrer ces lieux souvent abandonnés, dédiés à tel saint, telle sainte, et de Turbulence du signe, autre série dans laquelle il interroge son rapport à l’écriture et la lente, étonnante, survenue de celle-ci. Les textes de ces deux livres sont ici repris.

« Depuis des années aucune ombre ne vient s’agenouiller. Les années ont perdu leurs croyances. La fontaine oublierait presque qu’elle a été fontaine sacrée, que son eau a sauvé des douleurs toute une lignée de malades, que des mains la fleurissaient par peur du trépas, en oubliant presque de vivre. »

Alain Le Beuze évoque en avant-propos sa façon de concevoir le poème, de le faire tenir sur la page, de lui donner son et sens, de trouver les mots justes, de les assembler afin de créer un " lieu-poème " destiné à devenir " l’intérieur de votre propre corps, de votre mental soumis aux péripéties de votre errance ".

Ces propos s’adaptent on ne peut mieux à Stase, séquence placée au centre du livre et constitué de poèmes nés dans la douleur et l’incompréhension, puis dans l’acceptation, à l’époque où le sida ne laissait pratiquement aucune chance aux malades. Ces poèmes disent, avec une grande pudeur et dans une implacable justesse de ton, l’agonie et le départ de l’ami.

« ton corps ne répond plus
qu’aux interrogatoires de la douleur

tu m’exclus
de tes monologues

parole confisquée
reléguée aux souvenirs

sous l’ombre des pinèdes
dans nos étés fous »

En moins de trente pages, d’une intensité, d’une gravité extrême, tout est dit ou suggéré. Le lecteur sait dès lors qu’il doit garder le silence. Il n’y a rien ajouter aux mots du poète, si ce n’est de dire que Stase forme un bloc d’une force considérable.

« à la fin la morphine
devint ta petite Antigone

elle jetait en toi
des poignées de lumière

défiant
la régence de la douleur

mais ton corps

a cédé aux avances du froid

aux premières neiges

lorsque Antigone fut arrêtée. »

Le corps (condamné ou empêché, empli de désirs ou de craintes) est très présent dans cet ensemble qui réunit des poèmes écrits sur une vingtaine d’années. Le corps humain bien sûr mais également le corps social et les corps de fermes abandonnées ou vendues.

« la ferme

vendue

aux herbes,
aux ronces,
aux vents,
aux oiseaux,
à la vieillesse du ciel
qui se souvient à peine des pluies d’hiver »

Lire Alain Le Beuze, c’est pénétrer dans un monde habité, sensible, vivant au présent, où chaque frémissement du corps, de la pensée, du paysage vibre intensément, répercuté par une langue précise et concise.

Alain Le Beuze : Métastase, Les Hauts-Fonds.

dimanche 3 novembre 2024

Palais de verre

« Je n’adhère plus », dit-elle.

Claire n’en peut plus. De son milieu professionnel, de sa vie à l’étroit – soumise, sous cloche – dans cet immeuble de verre où tous, toutes doivent chaque jour mettre leur vie intérieure entre parenthèses. Il lui faut de l’air, de l’espace, une liberté à conquérir coûte que coûte. Il y a longtemps qu’elle perçoit ce décalage, d’abord infime puis de plus en plus déstabilisant, entre elle et les autres et voilà que l’occasion lui est offerte, presque par hasard, de se détacher de ce monde clos qui l’empêche de respirer amplement.

« Au départ, entrer dans cette institution, c’était pourtant tout ce dont je rêvais. Je n’imaginais pas qu’on puisse faire autre chose de sa vie. Chaque jour, j’y frôlais le prestige et le pouvoir. »

Elle ne s’en va pas en claquant la porte, ne laisse pas éclater son mal-être au grand jour mais s’esquive en silence, sans témoin, en grimpant à l’échelle qui ne sert qu’aux pompiers et en poussant le battant de la trappe qui lui permet de se hisser sur le toit de l’immeuble.

« Ma présence suspendue ne changera pas l’organisation du pays, ne fera rien revenir en arrière, et ne sculptera l’univers en aucune façon.
Mais je ne m’excuserai pas d’être montée ici.
Le dégagement me repose. »

Elle passe la nuit là-haut, avec le vent, la tempête, les bourrasques folles, recroquevillée sous une bâche près de la cheminée, n’attendant rien, vivant le moment présent comme jamais elle ne l’avait fait auparavant et dormant jusqu’aux premières lueurs de l’aube.

« Au bout de quelques minutes, je me relève et déplie le pantin humide, la grande bête idiote à peine sortie de sa sidération. Je ne sais pas combien de temps je suis restée enroulée dans cette bâche.
Je tremble, mais je remarque que je n’ai plus aucun poids sur le thorax. »

Ainsi s’échappe Claire, que ses collègues ne reverront plus. Celle qui semble s’être volatilisée vient en réalité de renouer avec elle-même en coupant des liens invisibles et en s’inventant une vie autre, plus simple, non formatée, précaire peut-être mais autonome.

Cette rupture radicale est décrite avec efficacité par Mariette Navarro. Son écriture souple et contenue porte en elle profondeur et légèreté. Elle saisit en peu de mots les gestes, les regards, les failles. Son roman, où s’opposent à distance l’émancipation de Claire et la résignation de ses collègues, s’ancre dans une réalité sociale bien plus âpre qu’il n’y parait. Insidieuse et dévorante, elle irrigue, sans bruit, l’ensemble d’un texte porté par la langue posée et néanmoins incisive d’une autrice qui réaffirme, trois ans après Ultramarins, son premier roman, sa proximité avec celles et ceux qui osent, ne s’en laissent pas compter et assument de sortir du rang et de vivre hors les murs pour y gagner leur part de liberté.

« Ce n’est pas une histoire triste.
Ce n’est pas le silence des fantômes.
Et c’est tout le contraire de mourir : c’est la vie possédée de nouveau. D’un glissement. »

Mariette Navarro : Palais de verre, Quidam éditeur.

vendredi 25 octobre 2024

La divine forêt

Né en 1924 à Mineo, Giuseppe Bonaviri a souvent placé sa ville natale, située dans la province de Catane, en Sicile, au centre de ses romans. On la retrouve également dans La divine forêt, livre publié une première fois en Italie en 1969. La cité perchée apparaît dans un vaste territoire aux abords montagneux et vallonnés.

Le roman débute en un passé lointain, sans doute peu après le big-bang. La terre sort à peine de son brouillard cosmique. Elle bouge, se déploie, a déjà façonné crevasses et collines, ravins et pentes abruptes, mers, torrents et rivières. Vallons et coteaux se couvrent de végétation. Les herbes chuchotent et se parlent. Les arbres en font de même. Tous ont un peu peur du vent et du soleil, ces dieux étranges qui commencent à montrer leur force et leur pouvoir. Le narrateur vient lui aussi de naître. Il a subi plusieurs métamorphoses et, après avoir été plante de bourrache, le voici devenu vautour.

« Ce n’est pas tous les jours que l’on devient vautour, là-haut dans les terres de Camuti »

Il s’appelle Apomeo, déplie ses ailes, aime l’apesanteur, vole très haut, aperçoit des êtres minuscules au ras du sol. Ainsi, ce lapin qui entre dans son champ de vision sans se douter qu’il signe là son arrêt de mort.

« Je fondis sur le lapin qui s’aplatit sans rien dire, et je lui plantai mes serres dans le cou, en éprouvant un plaisir qui dépassait tous les autres.
"Qu’il est mou", pensais-je.
L’animal s’était renversé sur la roche qui était blanche, calcaire ; j’enfonçais davantage mes serres et je vous jure que je ne me sentais nullement méchant, mais initié à une nouvelle forme de vie »

Apomeo apprend vite. Il mène une vie de rapace épanoui, multiplie les escapades, survole roches, bosquets, amandiers et oliviers, s’offre quelques battues quotidiennes et apprécie tout particulièrement le goût des lapins, des lézards et des renards. Bientôt, il rencontre sa compagne, Toina, et ne tarde pas à emménager avec elle, dans un « beau trou vers le sommet des rochers, à Fiumecaldo ».

« Soyez heureux, soyez heureux, nous disait parfois un vieux hibou qui se tenait tout seul dans son nid, sur un piton rocheux, non loin de nous. »

Le jour où Toina, qui rêve d’un amour très intense, s’en va, c’est Michele, le hibou presque centenaire, qui prend les commandes et décide de guider Apomeo, pris de mélancolie puis de rage, pour essayer de la retrouver. D’autres se joignent à eux. Il y a là Cratete, le merle, Apollodoro, le rouge-gorge, Panezio, le pivert ou encore Antistène, le grand duc, toute une communauté d’oiseaux solidaires qui appartiennent à "l’école du caroubier", du nom de l’arbre où ils se rassemblent pour échanger et méditer.

L’histoire, contée par Apomeo en personne, se concentre dès lors sur la recherche de Toina. Le vautour et ses amis survolent Mineo et ses environs et poussent jusqu’à la mer où Michele connaît du monde, notamment Pirone et Fliunte, deux dauphins qui s’amusent à danser sur les flots. Ils se posent sur le dos du premier et remarquent au loin des embarcations chargées d’hommes, « des êtres tourmentés par l’erreur et par les peines » que Pirone leur déconseille d’approcher.

Ces êtres, animaux étranges, inquiètent et font peur. Intuitivement, Apomeo les sent capables du pire. Qui adviendra le jour où ces terribles prédateurs s’empareront du feu pour le propager en brûlant arbres, herbes, grillons, écureuils, oiseaux trop distraits et même quelques enfants, surpris par les flammes alors qu’ils cueillaient des fruits « au plus épais du micocoulier. »

« Il nous arrivait de voir des squelettes noirs d’oliviers – qui abondaient en cette zone – d’où pendaient des oiseaux sans vie. Pour les hommes c’était une véritable manne. »

Pendant ce temps, les recherches d’Apomeo se poursuivent mais restent vaines. À la fin, il ne voit qu’un seul endroit, non encore exploré, où Toina peut s’être rendue, en quête de nouvelles aventures : la lune.

« La lune se levait, énormément grossie dans son diamètre, les bords tout luisants. On avait l’impression qu’il suffisait de tendre une aile pour pouvoir la toucher. »

Giuseppe Bonaviri, qui exerçait par ailleurs la profession de médecin, est décédé en 2009. Il laisse une œuvre diverse et envoûtante, celle d’un fabuleux conteur. Le suivre dans La divine forêt, récit rare et réconfortant où prose et poésie s’assemblent naturellement, est un vrai bonheur de lecture. Fasciné par la biologie et persuadé que les hommes, les animaux, les plantes et les éléments sont égaux et interdépendants, Bonaviri donne libre cours à un imaginaire qui vibre entre ciel et terre et qui se nourrit de contes, de fables, de légendes, de mystères et d’histoires ancrés dans les mémoires ancestrales de son île natale.

Giuseppe Bonaviri : La divine forêt, traduit par Uccio Esposito Torrigiani, postface de Giorgio Manganelli, traduit par Philippe Di Meo, éditions La Barque.

lundi 14 octobre 2024

Sutra de l'Ours Smokey

Belle initiative des éditions Le Réalgar qui donnent à lire, deux ans à peine après l’édition américaine, ce nouveau livre de Gary Snyder, traduit par Brice Mattieussent et composé de poèmes qui ne furent publiés auparavant que dans des revues et des magazines.

Snyder est l’une des grandes voix de la "Beat Generation". Jack Kerouac, qui l’a longuement côtoyé, en a fait le personnage central de The Darms Bums (Les Clochards célestes) en 1963, sous le nom de Japhy Ryder.

« Japhy Ryder était un garçon de l’Oregon oriental, élevé dans une cabane perdue au fond des bois, avec son père, sa mère et sa sœur ; il avait toujours vécu en forestier, la hache sur l’épaule, en terrien profondément intéressé par les animaux et les traditions indiennes »

Soixante ans plus tard, ce portrait est toujours d’actualité. Il s’est bien sûr affermi et consolidé. Snyder (né en 1930) a très vite choisi sa voie et s’y est tenu. Il fut tour à tour garde-forestier, bûcheron, guetteur d’incendies, marin, moine zen... Il a séjourné au Japon, en Chine, en Inde, au Ladakh, au Népal, y a étudié, médité, rencontré des poètes, des maîtres zen, longé des rivières, gravi des montagnes. Il a essentiellement vécu dehors et a mis en pratique ses conceptions en menant une vie militante, celle d’un anarchiste non violent, partisan d’une écologie profonde, œuvrant à la réhabitation régionale de territoires que chaque être humain (en son passage éphémère) doit partager et préserver. Cet engagement se retrouve évidemment dans son œuvre poétique où se répercute, en notations brèves et en un flux saccadé, ce qu’il voit, vit, sent et laisse entrer en lui.

« sauterelles sous des bouses
de vache séchées un faisan doré s’envole

grande fleur blanche de cornouiller
nous avons tenté de fumer de l’écorce de cèdre râpée

bulles de sève dans l’écorce
arracher des fougères pour en faire des lances »

Le Sutra de l’Ours Smokey « un bel ours brun couleur fumée, dressé sur ses pattes arrière, montrant son excitation et son éveil », fut distribué lors d’une rencontre qui eut lieu en 1969 à La sierra club de San Francisco (organisation écologiste fondée par l’écrivain John Muir en 1892). L’Ours Smokey, personnage légendaire, est la mascotte des forestiers américains. Représenté avec son chapeau de ranger, son blue-jean et sa pelle, il symbolise la lutte contre les incendies et est attendu là où ceux-ci menacent.

« Il protégera ceux qui aiment les bois et les rivières,
les Dieux et les animaux, les vagabonds et les fous, les prisonniers
et les malades, les musiciens, les femmes joueuses
et les enfants plein d’espoir »

Partout où il ira, portant dans sa patte droite « la Pelle qui creuse jusqu’à la vérité derrière les apparences » et dans sa patte gauche « le Mudra de la Camaraderie », partout, « piétinant les autoroutes superflues et les banlieues inutiles ; détruisant les vers du capitalisme et du totalitarisme, L’OURS SMOKEY apparaîtra sans faute pour mettre l’ennemi en déroute / avec sa pelle-vajra ».

Il ne vient pas seul. Bien d’autres présences attachantes et pépites, fragments instantanés, traductions de poèmes T’ang, évocation de Robert Duncan, notes prises lors d’un séjour au Botswana ou d’une virée au bord du fleuve Zambèze et divers poèmes écrits çà et là, entre 1950 et 2020, sont à découvrir dans cet ensemble qui emprunte de revivifiants chemins de traverse et où l’engagement total de Gary Snyder s’exprime avec énergie, force et spontanéité.

« au service
de la nature sauvage
de la vie
de la mort
des seins de la Mère ! »

Gary Snyder : Sutra de l’Ours Smokey, traduit de l’anglais (États-Unis) par Brice Matthieussent, Le Réalgar, collection Amériques.
Précédemment paru, du même auteur, dans la même collection (et même traducteur) : L’arrière-Pays (Le Réalgar, 2022)

vendredi 4 octobre 2024

Esquisses pour une île

Ses poèmes savent saisir et dépasser l’instant présent. Qu’il soit à Alep (où il est né), à Beyrouth (où il a longtemps vécu) ou à Paris (où il vit depuis plus de vingt ans), à chaque fois, quelque chose (un élément du paysage, une absence impossible à combler, une sensation de solitude, un souvenir prégnant) bouge en lui, s’anime, s’intègre au décor et l’incite à écrire.

« le ciel coule sur la cime des arbres
entre les doigts la douleur glisse
sans s’accrocher aux mûriers

voilà le jour en panne
pas un coq ne pourra le réparer »

Ce qu’il voit – et qui se trouve souvent à proximité de la mer – l’amène à créer des images finement tressées, parfois liées à un imaginaire traversé par certains contes immémoriaux.

« je t’envoie mon souffle
dans une barque
ou je sacrifie un bélier
à ta sueur »

ou :

« ainsi un cheval
brûle
le long de son hennissement »

ou encore :

« autour de la table les pêcheurs échangent
les filets déchirés contre des souvenirs
et la brise ne souffle
que pour allumer leur perte »

La poésie de Saleh Diab frappe par sa concision, sa profondeur et son insatiable quête de lumière. Celle-ci n’est pas une fin en soi mais un lent cheminement vers une possible plénitude. Il sait que rien n’est acquis mais il éprouve le besoin de détourner les vents mauvais pour les rendre plus légers, plus porteurs, en espérant atteindre cette « touche de bleu » qui l’attire.

« sa voix
est trempée de paroles
une touche de bleu
sèche
sur sa vie »

Esquisses pour une île est un ensemble composé de séquences de poèmes écrites en divers lieux, entre 1993 et 2004. On y découvre la voix claire et sensible de Saleh Diab, à qui l’on doit également une anthologie de la Poésie syrienne contemporaine (Le Castor Astral, 2018).

Saleh Diab : Esquisses pour une île, traduction Annie Salager et l'auteur, Tarabuste.

mercredi 25 septembre 2024

Le Roman de Mara

À la fin de son livre, composé de trois parties comprenant trente-trois poèmes chacune, auxquelles s’ajoutent quatre poèmes intitulés Le carnet, Gérard Cartier évoque l’origine de son projet, datant du début des années 1990, abandonné puis repris au fil des décennies, et conçu au départ pour coïncider avec les vingt ans de sa fille, à qui cet ensemble est dédié. Elle y apparaît dès ses premiers mois, passés dans des circonstances particulières et dans un lieu géographique bien repérable.

« Mara dans les neiges exposées au Vercors
frissonnant en langes dans sa tour d’abandon

chauve laiteuse la voix accordée aux viscères
Mara en cornette enfantée d’une morte »

Mara, fille d’une absente (dont elle ira, plus tard, avec l’aide du narrateur, honorer la mémoire), Mara court avec "dans ses bras / un être de chiffon aux membres défaits" tandis que son père l’espionne, "copiant dans le carnet humide / les formes modelées par la lumière d’avril".

La présence de Mara s’affirme et s’affine de page en page. D’abord dans son enfance, vécue dehors, au gré des saisons, dans des décors ciselés ou paisibles, au jardin, dans la forêt ou dans « le brouillard de Chartreuse » et ensuite à l’intérieur de la maison familiale, "encoignée dans sa chambre forteresse intérieure" quand son corps se transforme, quand elle entre dans l’adolescence avant de devenir une jeune femme.

« Mara-la-fantasque la visionnaire
voix de tête habits flottants séductions
usurpées c’est moi... s’inventant à rebours
un destin fulminal Prince c’est moi...
fille des dynasties sauvages un feu
de soufre dans le cœur défiant le destin »

Mara en âge de partir sur les traces de l’absente, en Italie, en compagnie de celui qui sait qu’il devra un jour la regarder s’éloigner.

« Grand huit à travers l’Europe voyage d’éducation

non père mais guide et tuteur Minerve sous la figure de Mentor...

jetés à l’aventure sur les chemins du siècle

mieux la vie bariolée qu’un cabinet gravé au feu de sentences latines »

Ils vont à Venise, à Ferrare, à Ravenne, ils vont saluer les catacombes de Palerme, les ruines de Rome, le musée égyptien de Turin, ils vont à Florence, à Orvieto, à Pompéi, autant d’escales où Mara peut se mouvoir et exister dans des lieux qu’elle découvre et qui ne sont indiqués qu’en fin d’ouvrage.

Chaque lieu est saisi avec précision par Gérard Cartier. Toute description, forcément fragmentée, dépend de son angle de vue et de bien d’autres choses encore. Ce promeneur, à qui rien n’échappe, interroge sa mémoire, revient sur l’histoire de l’endroit visité, fait parfois appel à des poètes qui l’ont précédé, procure à chaque poème une forme différente afin que celui-ci, dessinant une sorte de tableau, s’anime en prenant place dans le décor qui l’a vu naître. C’est la succession de ces tableaux, leur vie séquencée sur la page, la géographie dans laquelle ils s’inscrivent, leur timbre clair, posé et soutenu, leur fil discrètement narratif et leur façon de s’assembler pour former bloc qui fascinent et donnent une belle impulsion à ce livre étonnant, ample et dense.

Gérard Cartier : Le Roman de Mara, Tarabuste éditeur.

samedi 14 septembre 2024

Pêche à pied

Pas besoin de s’encombrer de l’habituel matériel du parfait pêcheur à pied pour accompagner Dominique Meens en bordure de mer, là où il vit, lit et écrit, sur l’île d’Oléron. Ce qu’il faut, pour profiter pleinement d’une sortie à ses côtés, c’est une extrême attention à tout ce qui bouge et s’agite sur terre, sur mer, dans les airs ou dans les herbes. Bref, être aux aguets, avoir les yeux bien ouverts et l’ouïe fine, savoir lire le paysage, les dunes griffées par le vent, les frises dessinées sur l’eau, ce que disent les reflets, les ombres, les scintillements. Dès lors, la pêche ne peut qu’être bonne. Et la lecture également.

« Aujourd’hui premier novembre à sept heures, soit à six heures solaires, sous le dernier croissant d’une lune à venir nouvelle, je sursigné, auteur, certifie avoir entendu puis écouté sifflé un merle. L’île était à cette heure particulièrement silencieuse. »

Précis, l’auteur, tout en tâtonnant, l’est souvent. Surtout quand il parle des oiseaux, sédentaires ou migrateurs. Il lui faut les nommer, suivre leurs vols, capter leurs chants, décrire leurs prises de bec, s’enquérir de leurs déplacements et de leur façon de pêcher ou de chasser.

« A trois heures et demi, heure solaire, la nuit est profonde, mais dès quatre heures le merle du rempart voisin est audible. À cinq heures et demie, toujours solaires, les martinets descendent de leurs hauteurs, de dessous les cirro-cumulus en écailles de tortue. Un coucou passe ma part de ciel avec sa gueule d’épervier, venu du sud et filant vers les marais. Il chante deux fois, soit quatre "coucou". »

Si les oiseaux occupent une place importante au quotidien pour celui qui a écrit (entre autres) Ornithologie du promeneur (3 tomes aux éditions Allia) et Mes langues ocelles (P.O.L.), ils ne sont pas seuls, loin s’en faut. Pêche à pied est un livre aux multiples entrées. Y cohabitent, en un savant désordre, dans un parti-pris assumé du discontinu, des notes de lectures, des observations du paysage, des réponses à des entretiens littéraires, des carnets de séjour en Hongrie, un compte-rendu de « tourisme fumiste » au Maghreb, des références à divers philosophes, poètes et psychanalystes, des citations, une évocation de l’écrivain, cinéaste, poète et plasticien Gil J Volman (1929-1995), l’un des quatre fondateurs de
l’Internationale Lettriste ("Volman m’a indiqué un style de vie possible"), des remarques pertinentes sur La descente de l’Escaut de Franck Venaille, des souvenirs de discussions avec Claude Ollier, des réflexions sur la langue, la poésie, l’écriture.

« Quand j’écris, je suis un autre, ou je suis autre que celui qui verrait venir à lui l’angoisse. Je me déguise. D’où l’importance des idéaux qui soutiennent l’entreprise, ceux choisis dans la bibliothèque, qui participent à la construction d’un Moi-idéal chargé de se retrouver parmi eux, dans cette même bibliothèque. »

Bibliothèque pleine de pépites anciennes ou contemporaines où il ne manque jamais de détecter, en tel ou tel ouvrage, un début de réponse aux interrogations qui tournent dans sa tête et qui s’éclaircissent lors de ses marches sur l’île.

Dominique Meens choisit des compagnons de route (hommes, femmes, oiseaux) capables de l’aider, par leur présence et leurs réflexions, à nourrir ses blocs de prose et ses poèmes. Il lui arrive d’en traduire quelques-uns. C’est ce qu’il fait ici en s’emparant du Zoo du poète russe Velimir Khlebnikov (1885-1922).

Dominique Meens : Pêche à pied, augmenté de Zoo de Velimir Khlebnikov, graphies orales de Jim Skull, éditions Pontcerq.

Le numéro 254 (juin 2024) du Matricule des anges consacre un copieux dossier à Dominique Meens.

vendredi 6 septembre 2024

Le Testament de Barcelone

Roman adossé au réel et à l’Histoire, Le Testament de Barcelone est d’abord un bel hommage à une femme ici nommée Dora Mugró.
Le narrateur (qui va, tout au long du livre, lui donner la parole) nous invite à la suivre, de l’enfance (orpheline élevée par une tante libertaire) sous le joug du franquisme jusqu’à l’âge adulte (et bien après) dans une Catalogne meurtrie, en pleine effervescence artistique et en quête d’autonomie. Il retrace son parcours en traduisant les quatre cahiers du journal intime qu’il a récupéré après la mort de Dora, en 1975, l’année même où survint celle du dictateur Franco. « Seul maître à bord de son esquif », il lui faut réinventer un langage, déchiffrer le texte original, rendre compte des hésitations, des mots barrés et remplacés, garder certaines expressions catalanes très expressives.

« Je m’appelle Dora et j’ai cinquante ans. Tout rond. Toute ronde. N’est-il pas temps de me poser les questions nécessaires ? Ce nom, je l’habite et le nourrit de ma sève. »

Elle noircit ses cahiers en attendant la venue de son amant, Josemar Josemar, un industriel fou de vitesse et d’automobile avec qui elle entretient des relations clandestines depuis vingt-six ans. Il est en route, plein gaz comme il en a l’habitude, mais n’arrivera jamais à destination.

Au fil des heures et des pages, Dora, seule avec son chat, raconte sa vie, ses premières années, son éducation particulière, la présence chaleureuse de sa tante Rosa, la guerre civile, son initiation à l’art des modernistes, son expérience de modèle posant nue pour un peintre, sa soif de culture, sa découverte de l’érotisme puis de l’amour, son besoin de peindre, de s’adonner à l’aquarelle, son penchant pour le vin doux. Elle écrit (et boit) en guettant le vrombissement du nouveau bolide que Josemar Josemar vient d’acquérir.

« Je me raccroche à ma table comme à une planche de salut. Peut-être un peu d’hypoglycémie. Un verre de Malvasia de Sitges et voilà l’affaire. Encore une coupe, et plein de tours dans ma tête. »

Par son écriture ample, joueuse, généreuse, Albert Bensoussan nous amène à serpenter dans l’itinéraire sinueux de cette femme en quête de calme et de plénitude. Son roman est un hymne à la vie et à la création (beaucoup d’artistes y circulent), un hommage appuyé à Dora (qui a bel et bien existé, sous un autre nom) et à toutes les femmes Catalanes qui l’ont accueilli quand il a épousé, il y a plusieurs décennies déjà, l’une d’entre elles. Il sait – et le dit avec ce ton enjoué qui le caractérise – ce qu’il leur doit, lui l’inlassable traducteur de l’œuvre de Vargas Llosa mais aussi de certains romans de Juan José Saer, Cabrera Infante, Manuel Puig, José Lezama Lima, Juan Carlos Onetti et de bien d’autres encore, dont le théâtre de Lorca à qui il a, par ailleurs, consacré une biographie (éditions Folio Gallimard).

Albert Bensoussan : Le Testament de Barcelone, La Part commune.

vendredi 30 août 2024

Jean-Jacques Cellier / La Digitale

"J'ai commencé au plomb, j'ai 62 ans, je ne vais pas changer maintenant..."

Ainsi parlait Jean-Jacques Cellier en 2008 en évoquant la fabrication des livres qu'il publiait aux éditions La Digitale, maison qu'il avait créé en 1980. Il fut mon éditeur et l'imprimeur de nombreuses plaquettes de la collection Wigwam. Je l'ai connu grâce à Alain Jégou dont il a publié plusieurs livres. Il avait arrêté d'imprimer il y a quelques années, lâchant l'atelier qu'il louait à Baye, près de Quimperlé, pour ne plus quitter Moëlan-sur-Mer, où il continuait néanmoins à faire vivre le fonds La Digitale (diffusion Pollen) tout en rééditant quelques ouvrages épuisés.

Jean-Jacques est décédé tôt ce matin. Avec lui, c'est un ami de plus qui s'en va, discrètement, à son image. Il ne se mettait jamais en avant. Il préférait que l'on parle de son  cheminement éditorial, de ses livres, de son travail d'imprimeur-typographe, de ses choix littéraires et politiques, de son envie de donner à lire les textes de ceux et celles dont il se sentait proche et qu'il convenait de ne surtout pas oublier, en ces temps de capitalisme et de libéralisme pur et dur (ainsi Barcelone 36 d'Abel Paz, Souvenirs d'anarchie de Rirette Maîtrejean, Solutions sociales de J.-B.-A.Godin, La rébellion de Kronstadt d’Alexander Berkman et Emma Goldman.) Des dizaines d'ouvrages (de Jorge Valero à Claire Auzias ou de Yves Le Manach à René Lochu) jalonnent son parcours. La littérature des îles (à commencer par Ouessant) y occupe également une belle  place, grâce aux livres de Jean Epstein, de Bernhard Kellerman et d'Anatole Le Braz.


On peut retrouver l'ensemble des publications des éditions La Digitale en allant sur ce lien

Lire une présentation des éditions La Digitale sur le site de la librairie Quilombo.

Et le revoir au travail grâce à cette vidéo réalisée par la Médiathèque de Quimperlé.

Site des éditions La Digitale.


vendredi 16 août 2024

Michel Dugué

 « En contre-bas de la lande, les vagues se fendent. Je pourrais marcher des heures. Suivre la côte sans essoufflement. Je n'aurais croisé – du moins en dehors des mois saisonniers – personne. De ces moments-là, je tire un silence intérieur. Et, imperceptiblement, j'avance dans le silence. Ce n'est pas que la mer se soit tue, que le vent soit tombé, que les oiseaux se soient envolés. Mais la diversité des bruits s'est évanouie. De sorte que chaque son s'est disposé afin de tisser une mélopée, toujours la même, et qui m'accompagne. Ainsi suis-je parvenu au silence, au point de n'entendre que lui. »

Les mots ne me viennent pas pour dire la mort de l'ami. Et l'ami, lui-même, me murmure de rester discret. De respecter ce silence qu'il appréciait tant. Et de laisser la mer – qu'il aimait tout autant et qui l'a vu partir – rouler ses vagues, comme elle le fait depuis la nuit des temps, en modulant sa respiration, forte ou haletante, paisible ou tempétueuse, sur les rochers de cette presqu'île qu'il connaissait bien.

« Je connais chacun des sites de cette bande côtière. Il m'arrive rarement de me tromper sur le nom d'un rocher. J'ai pris le temps de rêver sur la carte marine : de l’Île Grande aux Héauts. J'ai aussi accompagné des pêcheurs derrière la Grande-Pierre en direction de l'archipel des Sept-Îles, ou alors entre la pointe du Château et l’Île d'Her. Parfois nous l'avons dépassée et sommes allés au large, bien au-delà de la chaussée des Renauds. »

On imagine qu'il a été victime d'un malaise alors qu'il se baignait du côté de Pors-Hir, ce mercredi 14 août dans l'après-midi.  Seule la mer pourrait nous en dire plus. Mais elle aime garder ses secrets.

Mais il y a la mer, disait-il, titrant ainsi l'un de ses livres. Aujourd'hui, ce titre résonne tout particulièrement en moi. Et il agit sans doute de même pour tous ceux, toutes celles qui appréciaient l'homme et le poète Michel Dugué. Il nous laisse ses poèmes, ses récits, son roman (Un hiver de Bretagne). À lire et à relire pour poursuivre la route à ses côtés.

Michel Dugué : Mais il y a la mer (extraits ci-dessus), Le Réalgar.



dimanche 4 août 2024

La Houle

Mitsos Avgoustis, soixante-quinze ans, capitaine respecté de l’Athos III, n’a pas mis pied à terre depuis douze ans. Il tient la barre de son cargo d’une main ferme et met tout en œuvre pour ne pas la lâcher de sitôt, ce qui déplaît fortement à l’armateur qui l’emploie. Pour lui, le vieux, devenu ingérable, doit être remplacé. Flora, son épouse et ses enfants l’attendent au Pirée tandis que Litsa, sa maîtresse, la seule femme qu’il aime, patiente à Eleusis en lui écrivant des lettres qui restent sans réponse.

« Mitsos, écoute-moi. Maison vide. Télé fermée. Radio éteinte. Sur la table une assiette. Je mange ton plat favori et je suis heureuse. Il existe des fêtes pour un. Je suis bien obligée de fêter ça toute seule. »

Tous ses proches lui demandent de tirer un trait sur ses escales au bout du monde, à Java, à Bangkok, à Kobe, à Hambourg, à Anvers ou à Rotterdam, de laisser derrière lui la mer de Chine, le Pacifique, l’océan Indien, l’Atlantique, de s’accorder enfin quelques années de repos (ses dernières) loin du tumulte des vagues.

Rien n’y fait. L’océan le porte. Le plancher des vaches n’est pas adapté à son tangage mental. « La houle m’a détraqué le cerveau » déclare-t-il à sa femme qui s’est invitée à bord sans prévenir dans l’espoir de le ramener en Grèce. Elle y restera quelques jours, le temps de comprendre que le capitaine aux longs cheveux blancs et à la barbe argentée (qui partage ses repas avec Maritza, son chat, son confident, son compagnon de cabine) est bel et bien entré dans un autre monde.

« Pourquoi son mari fermait-il les tiroirs à clé dans sa cabine ? Quel sens pouvaient avoir les cinq loupes à manche phosphorescent ? Pourquoi avait-il cousu ses boutons avec un fil couleur café au lieu d’un fil noir ? Pourquoi n’avait-il pas visionné la vidéocassette où sa petite fille dansait et chantait pour lui ? Pourquoi n’avait-il fait aucun commentaire sur ses cheveux teints ? »

Autant d’interrogations – et d’indices – qui confirment ce qu'elle pressentait : le capitaine est devenu aveugle et il continue de diriger l’Athos III, « handy size de 38000 tonnes, quille noire sous la ligne de flottaison, rouge au-dessus, vingt hommes d’équipage », comme si de rien n’était et sans que personne ne s’en doute. En réalité, il a appris à vivre sans voir et à se déplacer aisément sur un bateau qu’il connaît comme sa poche.

« Les yeux soulagent l’esprit parce qu’ils font la moitié du travail. Sans eux, Mitsos Avgoustis était jour et nuit en alerte, il faisait le tri de ce dont il devait se souvenir pour mener à bien sa supercherie, entassait le tout dans sa mémoire, le mettait en ordre, le contrôlait régulièrement, s’imposant une sorte d’épreuve d’examen, si bien qu’en dehors de cette boîte à outils mnémotechnique qui l’aidait à accomplir ses tâches et l’amenait à se déplacer comme un somnambule dans les coursives, il n’y eut plus, la première année, aucune place pour autre chose dans sa tête. »

C’est la fin du marathon maritime de cet homme qui fixe la mer sans la voir, qui a depuis longtemps dit adieu à son coiffeur à Lisbonne et à son médecin à Buenos Aires, qui est ici contée, escale après escale, par Ioànna Karystiàni. Son roman, porté par une écriture vive, ample et suggestive, s’attache à rendre perceptible la vie à bord et à bien saisir la personnalité complexe du capitaine. Elle revient sur son passé, sur son mariage raté, sur son statut de loup de mer accroché à son seul et dernier refuge. Elle l’accompagne jusqu’au bout, jusqu’à ce jour où, contraint de se laisser guider hors du bateau (à Perth, en Australie), il doit prendre place, avec son chat, dans un vol à destination d’Athènes.

« Je vais parler comme la houle. Je ne voulais pas être marin, je suis pourtant resté en mer cinquante-huit ans. À présent, je n’ai aucune envie du continent, mais la terre m’ordonne de comparaître. J’ai fait mon temps ».

 Ioànna Karystiàni : La Houle, traduit du grec par René Bouchet, Quidam éditeur.

La Petite Angleterre, roman de Ioànna Karystiàni, traduit du grec par Michel Volkovitch, paraît en poche dans la collection "Nomades", chez le même éditeur.

lundi 22 juillet 2024

Garder la terre en joie

Quand il voyage, faisant halte à tel ou tel endroit, Pascal Commère sait se montrer réceptif à ce qu’il découvre, à ce qui aimante son regard, à ce qui l’amène, presque instinctivement, à sonder la vitalité des lieux qu’il arpente ensuite à son rythme. Au début du livre, il est à Stockholm, y croise des silhouettes, buveurs, promeneurs qui apparaissent fugitivement dans un long poème tissé de nombreux détails, donnant corps à un moment de vie passé dans une ville trempée par la colère du ciel.

« Je me souviens de la flotte, comment dire ça
on patauge, ou s’il faut une fois pour toutes
se résigner à l’écart, au repli, regarder tomber
la pluie, elle tambourine, rebondit, ici comme
partout ailleurs, a-t-on jamais vu ciel déchaîné
de la sorte, est-ce qu’on savait ce pour quoi
on était là au juste, visite à une amie peut-être, »

Un peu plus tard, c’est à Venise qu’il se pose après avoir voyagé en train, c’est là-bas qu’il prend ses marques, annote ses promenades, saisit un rai de lumière, une séquence particulière, une eau gondolée par la brise dans la lagune. Il se remémore un précédent séjour, feuillette sa mémoire et ajuste, fragments après fragments, avec en contrepoint un peu de doute et d’incertitude, sa vision de la ville.

« Qui revient sur ses pas est-il le même, un autre ?
Ou si, voisin des ombres, incertain
quant à l’opportunité d’un retour, il n’en peut s’approcher
sans y croiser la sienne ? »

Partout où il va, et bientôt ce sera à Berlin, le recours aux poèmes lui est nécessaire. Encore lui faut-il, et il s’y attache, les ciseler au mieux pour rendre palpable et visible des scènes brèves, les éléments d’un décor, des rencontres fortuites ou prévues, pour revenir également, par incises discrètes, sur l’Histoire récente de ces villes et pour dire enfin ce qu’il éprouve, ce qui lui reste parfois mystérieux, ce qui le motive.

« Tout un temps j’ai projeté d’écrire un poème sur Berlin,
tout autrement que ça je présume – mais sur
ne convient pas. Autour peut-être, au cœur. Bref,
qui aurait Berlin en son centre – ou pour but, je ne sais trop.
Le Mur, bien sûr.
Mais pas seulement – Berlin
deux syllabes quelque chose qui tient à une progression,
un aller-retour dirait-on, bruit sourd
dont la rumeur nous parvient encore aujourd’hui. »

L’hésitation est souvent présente dans la poésie de Pascal Commère. Il questionne, revient sur ce qu’il vient de dire, le formule autrement, se demande s’il a parlé juste. Cela est perceptible dans ses poèmes de voyages mais également dans les textes issus de ses promenades en terrain plus familier, dans les champs, les jardins, les chemins buissonniers.

« Se peut-il, après tant d’allers et retours – tel le chien
truffe au sol sur un lacis de pistes, se peut-il
que tu fasses fausse route – et qu’en sais-tu, toi
qui en toute naïveté confonds dans un regard unique
le pan de ciel là-bas et la clairière ? »

Ces poèmes, courant sur une quinzaine d’années (pendant lesquelles "Mère est morte"), conçus lors de séjours dans des villes européennes, ne sont jamais porteurs de mélancolie. Pascal Commère, sans être optimiste, garde l’espoir et fait en sorte de le transmettre à ceux, à celles qui voudront bien le partager avec lui.

Pascal Commère : Garder la terre en joie, éditions Tarabuste.

vendredi 12 juillet 2024

La boucle impossible

Accueillis en résidence par l’association "L’esprit du lieu" qui œuvre à la réalisation de projets artistiques autour du lac de Grand-Lieu en Loire-Atlantique, Anne Savelli et Joachim Séné mettent en scène, dans La Boucle impossible, deux personnages antagonistes et pourtant complémentaires. L’une, Dita Kepler, que l’on a déjà rencontrée grâce à Anne Savelli, souhaite sauvegarder le contenu artistique provenant des précédentes résidences tandis que l’autre, Destroy Keeper, a pour mission de le détruire.

« Nous sommes deux. Nous quittons nos villes, nos villages.
Nous sommes deux mais, très vite, nous sommes davantage. »

La voiture dans laquelle ils ont pris place, celle d’Arnaud de la Cotte (qui organise les résidences à Grand-Lieu depuis plus de vingt ans) est en réalité pleine à craquer de présences invisibles, à savoir celles de tous ceux, toutes celles qui furent invités ici et qui y ont gravé leurs empreintes.

Ce dont il est question dans ce récit à deux voix, constitué de textes courts, tourne autour de l’éphémère ou du durable, des traces de mémoire ou de leur effacement, de l’inévitable précarité de tout passage sur terre.

Pour donner corps à leur projet, Anne Savelli et Joachim Séné s’emparent d’un clip de Mylène Farmer, tourné sur place (pour présenter sa chanson À quoi je sers), où on la voit, une valise posée sur ses genoux, assise dans une barque menée par un rameur impassible, un passeur qui frôle les herbiers flottants.

« C’est un pêcheur du cru avec un chapeau noir, un chapeau de médecin pour peste ou comédie ».

Mais ce pourrait tout aussi bien être Charon, sorti des Enfers, en quête de quelques âmes errantes.

Les deux auteurs s’appuient sur le travail accompli par les artistes qui ont fouillé, questionné, arpenté les alentours de Grand-Lieu. Ils disent comment le lac a su leur transmettre son énergie.

« Le lac, la barque, le pêcheur : tout est là, encore, et respire. »

Les inénarrables inconnus qui peuplent les légendes locales rôdent également à proximité. Ils ouvrent parfois la surface de l’eau pour se rappeler aux bons souvenirs des vivants qui foulent les berges. Ainsi les vieux habitants d’Herbauges, cité « engloutie par les flots, qui reposerait au fond », restent aux aguets, guettant la venue du mythique cheval Mallet, « dont la beauté fascine, pour leur plus grand malheur, les passants qui le croisent ».

Anne Savelli et Joachim Séné intègrent "la boucle du temps". Ils suivent l’énigmatique passeur. Leur imaginaire tourne en spirale autour de la barque. Ils pensent aux autres passagers, et tout particulièrement à ceux qui ne sont plus là physiquement : Jean-Luc Parent, Paul-Armand Gette et Delphine Bretesché.

Anne Savelli et Joachim Séné : La boucle impossible, éditions Joca Seria

mercredi 3 juillet 2024

La Femme minérale

De retour dans sa région natale, après huit ans passés à enseigner le français à Taïwan, la narratrice est un jour attirée par un article publié dans le journal local. L’entrefilet évoque « un drame de la misère » mettant en cause un jeune couple qui, ne pouvant plus subvenir aux besoins de leurs enfants, a été déchu de son autorité parentale. Elle pense, instantanément, à la solitude de ces deux personnes définitivement éloignés de leurs jumeaux – qui ont, depuis, changé de nom et de parents – .

« Pendant des jours, j’ai pensé à ces gens. Je me demandais ce qui s’était vraiment passé. J’ai pensé à eux comme s’ils étaient des proches. Et je les imaginais seuls, sans les petits, sans plus le droit de les approcher ni de les voir. »

Elle éprouve le besoin d’en savoir plus, comprendre ce que cache le laconique entrefilet. Après avoir pris contact et rencontré leur avocat, elle part à leur recherche, de village en village, et finit par les trouver. Ils s’appellent Joël et Constance, vivent de peu, dans une maison à l’écart, et ne parlent qu’à demi-mots, ou pas du tout.

« Elle m’a fait signe d’entrer et m’a désigné une chaise. Une fois assise, il a posé un verre devant moi. Sans rien dire, il ma servi un café et m’a tendu le sucrier. J’ai souri pour remercier. On ne disait rien, on entendait nos respirations et ma cuillère qui touillait le sucre. »

Peu à peu, une relation presque silencieuse s’établit entre eux. Un samedi, ils lui annoncent qu’ils ont décidé de faire appel du jugement et qu’on les a convoqués au tribunal.

« Vous viendrez avec nous, n’est-ce pas ?
C’est par cette question que Constance m’a sortie de mes pensées. Elle a dit ça sur le ton de la question mais je savais que c’était un ordre, une évidence. »

Le jour de l’audience, Joël et Constance, par leur habillement d’abord, un endimanchement qui n’a plus court depuis longtemps, par leur façon d’être également, tous deux perdus dans un monde qui n’est pas le leur, paraissent encore plus décalés que dans l’obscurité de leur cuisine. Ils n’ont pas d’avocat. Préfèrent se défendre seuls. Ce qu’ils reprochent au jugement initial, c’est le mot « maltraitance ». Ils demandent qu’il soit retiré, pour que leurs enfants, dans l’hypothèse où ils voudraient, plus tard, connaître leurs origines, les considèrent comme des parents défaillants, certes, mais pas maltraitants.

« Maltraitance, ça dit pas la vérité ».

Dans la salle, la tension est extrême. L’audience est transcrite à coups de phrases courtes et précises. Les gestes, les mots disent tout de ceux qui les prononcent et cet épisode est l’un des plus intenses du roman.

Nathalie Bénézet (qui dirige pour ATD Quart Monde le Centre de Mémoire et de Recherche Joseph Wresinski) dresse, de manière quasi factuelle, le parcours chaotique de Constance et de Joël. Elle creuse méthodiquement le fait divers pour dévoiler ce qu’il ne précise pas : des vies douloureuses, empêchées, marquées du sceau de la misère (tous deux sont d’anciens enfants placés).

Si cette histoire résonne tant chez la narratrice, c’est parce qu’elle intervient à une période charnière de sa vie. Elle vient de perdre un être cher et a une relation à réparer avec son père, le dernier de ses proches. Ce n’est qu’après avoir accompagné le couple jusqu’au bout, dans sa délicate quête judiciaire, qu’elle parviendra à mieux cerner le sens de sa démarche, à comprendre pourquoi le destin de cet homme et de cette femme, qui lui étaient totalement inconnus, l’a bouleversée.

« Toute la vie tient dans l’inattendu. Même dans ces vies bien ficelées de partout, où rien ne se veut laissé au hasard. »

Nathalie Bénézet : La Femme minérale, éditions Maurice Nadeau.

 

mercredi 26 juin 2024

Malcool / Coeur sucré

Il a vu des hommes, des femmes tituber, chanceler, tomber, n’être plus en capacité de maîtriser leurs gestes, leur corps et encore moins leurs pensées. Il les a vus abuser, être abusés, s’abîmer, partir en vrille et parfois même mourir (maladies, suicides, accidents) après avoir beaucoup bu, parfois pour imiter les autres, pour être des leurs, souvent par habitude, celle-ci pouvant se transformer en addiction. C’est l’alcool et ses effets secondaires dévastateurs que Jean-Claude Leroy placent au cœur de son recueil de poèmes. Il sait que ses mots peuvent en heurter plus d’un et que Dionysos reste un dieu au pied solide.
 

« je plaide coupable à chaque occasion
et elles ne manquent pas
alors je paie ma dette
c’est à dire que je reste à part
je plaide coupable
j’ignore où se tient l’innocence
je réponds oui à toute accusation
mais je ne saurais avouer quoi que ce soit. »

S’il s’attaque à ce sujet qui le pousse à sortir (douloureusement) de ses gonds, c’est parce qu’il ne parvient pas à faire autrement. Sa réaction est épidermique. Ce qu’il a vu et vécu l’a profondément touché et sa mémoire en garde, des décennies plus tard, des traces indélébiles.

« Coupé de moi
tu bois avec les autres
tu fais société
l’amour n’existe pas
isolé je souffre des atteintes
et la caresse du suicide
me prend dans ses bras »

ou encore :

« sans savoir te déprendre d’un nouveau verre
voici qu’il t’a embarquée dans sa voiture
pour te raccompagner, avait-il dit
mais c’est hors de la ville que tu t’es retrouvée
dans la nuit du bois de Lhuisserie
qu’il t’a soumise qu’il t’a forcée
tu as insisté pour qu’il ne t’abandonne pas dans le noir
et te reconduise rue du Mans
où je t’attendais »

Jean-Claude Leroy, avec ses mots efficaces et tranchants, sous tension permanente, exprime son désarroi, ses incompréhensions, ses colères également. L’enfant qui voit « cet homme genoux à terre / devant le mur de la maison » est le même qui observera, plus tard, « cet homme faussement bienveillant qui verse / force goutte dans le verre de mon père ». Ces situations l’ébranlent durablement, le mettent mal à l’aise et nourrissent en lui une réelle aversion.

« La fascination qu’exerce l’alcool défigure
ceux qu’elle atteint
tandis que c’est le visage initial qui m’intéresse
le visage propre à chacun
pas le visage trahi aimanté irrésolu »

Pas question pour autant de prohiber. Libre à chacun de mener sa barque. Et de ramer plus ou moins bien.

« À l’envers ou à l’endroit
toute prohibition est ridicule
censure ou propagande se valent »

Dans ce livre à fleur de peau, Jean-Claude Leroy dit ce qu’il ressent, en des termes parfois durs, cinglants, définitifs, à la mesure du grand malaise qu’il a éprouvé en certaines circonstances.
Les agapes, les libations et assemblées réunies autour de la dive bouteille ne sont pas pour lui. Il préfère prendre la tangente et descendre aux rivières, aux sources et aux fontaines.

Jean-Claude Leroy : Malcool / Cœur sucré, éditions Rougerie.

dimanche 16 juin 2024

Sur les roses

Luc Blanvillain a le regard vif. Il lui suffit d’observer les habitudes de quelques-uns de ses contemporains pour détecter chez eux un léger boitement d’âme, un désir inassouvi, un manque à vivre qui les tétanise et les transforme parfois en êtres transis. Vu ainsi, Simon Crubel est un vrai cas d’école. Ce jeune bibliothécaire est tombé amoureux d’une prof de lettres qu’il n’ose aborder, au grand dam des habitués de la médiathèque (bénévoles ou lecteurs) qui sont dans la confidence et qui le poussent à sauter le pas. Le fait qu’elle élève seul son fils de dix ans après avoir été abandonnée par son compagnon l’autorise à penser que le destin peut lui être favorable.

« À toutes fins utiles, je te signale qu’elle adore les roses », lui murmure un jour Odile.

Peu à peu, cette histoire de roses lui entre dans la tête et ne le quitte plus. Le symbole a beau être suranné et un peu démodé, rien n’y fait. Cela tourne à l’obsession. Offrir une rose, c’est simple, mais trop simple quand on a, comme lui, tendance à vouloir compliquer les choses. Au lieu d’en acheter une chez le fleuriste du coin, il préfère, paire de ciseaux de bureau en poche, aller la cueillir dans le splendide rosier qui fait la fierté de Christian, le mari d’Odile.

« Le bibliothécaire, après s’être assuré que nul n’approchait – la réverbération du soleil l’empêchant apparemment de discerner Christian – saisit précautionneusement, entre le pouce et l’index, la plus belle des roses, et, d’un coup de ciseaux, en sectionna la tige. »

Funeste décision, prise sans compter sur le cœur fragile de Christian. Et acte irréparable qui va déclencher une cascade d’événements imprévus (crise cardiaque, faux cambriolage, débandades en tous genres) que Luc Blanvillain narre avec calme et gourmandise. Il s’amuse tout en gardant une certaine distance et en portant un regard bienveillant sur ces personnages qu’il ne ménage pourtant pas. Il ne se moque pas, ne les juge pas. Ce qui attire son attention, ce sont leurs travers, leurs particularités, leurs indécisions contrebalancées par d’inattendus coups d’éclat et leur grande vulnérabilité.

Si la rose, et sa symbolique qui traverse les siècles et la littérature, est présente au centre de ce roman, elle l’est aussi parce que sous le velours apparent de ses pétales se cachent quelques épines capables de blesser. Simon Crubel, le bibliothécaire amoureux, peu sûr de lui, rêveur au long cours, va l’apprendre à ses dépends. Et, en contrepartie, se doter d’un zeste de force mentale qui l’amènera à remiser ses désillusions au placard.
L’impeccable et haletant roman de Luc Blanvillain ne mollit jamais. Il avance, libre et léger, de page en page, tenant haut son fil narratif, avec à bord une dizaine de personnages attachants qui s’offrent (sortant ainsi de leur morosité quotidienne) des aventures inespérées et de belles montées d’adrénaline.

Luc Blanvillain : Sur les roses, Quidam éditeur.

samedi 8 juin 2024

Qui ne disent mot

Il suffit d’un mot, d’un regard, d’une scène, d’un geste pour que le poème s’enclenche, se déplie et trouve son ton, sa profondeur ou sa légèreté. C’est Laurent Grisel qui a la main, c’est lui (guidé par les sensations qui le traversent) qui juge quand et comment donner corps avec ses mots à ces instants de vie qu’il souhaite mémoriser. Ceux-ci sont liés d’une part à son parcours, à son travail, à ses différents métiers, aux lieux où il les a exercés et de l’autre à ses rencontres amicales et littéraires.

« Au printemps 1977, dans les rues de Dunkerque
je faisais dans les tranchées
à la main, à toute vitesse mais
reins battus quand je me relevais
un lit de sable pour les câbles. »

Le monde du travail (manuel, industriel, hospitalier) est bien présent dans ce recueil qui regroupe des poèmes précédemment publiés en revues ou conçus pour accompagner des expositions photographiques  qui ont pour dénominateur commun d’attirer l’attention sur ceux "qui ne disent mot " (tout au moins jusqu’à un certain point). Ainsi les ouvriers de la Marbrerie du Moulin, officiellement appelée « Marbrerie de Picardie, Usine de Saintines ».

« il y eut un démon de l’abstraction tournant, convertissant
l’énergie horizontale constante et rectiligne
de la rivière canalisée en énergie constante tournante
et fixée sur l’arbre tournant n’importe quel
outil écrasant, broyant et même, par arbre à cames,
révolutions converties en mouvements alternés
sciant, tissant, fil et trame, tissant les ouvriers,
sciant les ouvriers, et par poussières encrassant
les ouvriers, leurs bronches, poumons, pieds à décrasser »

Le rythme des cadences dictées par la machine entre dans le poème. Mécanique implacable que Laurent Grisel rend palpable tout au long de ce texte de grande intensité où surviendra bientôt l’accident, veste prise dans l’outil.

« que se passe-t-il, quand le bruit de scie est changé
en hurlement, quand l’harmonie de l’atelier est tuée »

Des plages plus calmes alternent avec ces moments rudes. Le livre se place alors, tout naturellement, au cœur d’un quotidien qui bouge en permanence. Celui qui y est attentif en capte les variations, où qu’il se trouve, saisit telle ou telle scène et regarde les êtres qui lui sont proches, leur tend la main.

« Il y en a des amis qui comme toi creusent ce qui se creuse
sans se lasser jamais, le cœur plutôt gai. »

Qui ne disent mot, choix de poèmes courant sur quelques dizaines d’années, est construit dans le désordre de l’existence, au gré des affinités, dans la proximité des vivants et des disparus, sans jamais le moindre repli sur soi. C’est un livre qui va vers les autres, qui leur ouvre ses pages et qui vit / se nourrit de leur incomparable présence.

Laurent Grisel : Qui ne disent mot, éditions Lanskine.

vendredi 31 mai 2024

Des solitudes peuplées d'abandon

Le premier livre de Bob Kaufman (1925-1986), publié en 1965 aux États-Unis par New Directions, et dont la première traduction française (celle de Claude Pélieu et de sa compagne Mary Beach), parue chez Christian Bourgois en 1966 (rééditée en 1997) était introuvable depuis des années, est à nouveau disponible, traduit cette fois par Marie Schermesser. C’est grâce à elle – et aux éditions Le Réalgar – que l’on peut à nouveau se laisser guider par l’une des voix fortes de la Beat Generation.

Kaufman a quarante ans quand il publie ces poèmes et il a déjà, derrière lui, une vie intense et mouvementée. Embarqué à bord des navires marchands dès ses 13 ans, coupant ainsi avec une famille nombreuse où il se sentait à l’étroit tout en assouvissant ses envies de voyages, il a également expérimenté alcools, drogues et amphétamines, a séjourné en prison, a été interné et a fait des rencontres essentielles, celles des jazzmen (Charlie Parker, Lester Young, Dizzie Gillepsie, Miles Davis, Charlie Mingus) et des poètes (Ginsberg, Corso, Kerouac, Rexroth, Ferlinghetti), qui le confortent dans ses choix de vie et dans sa volonté d’en découdre avec les valeurs de l’Amérique des années 1940, 50, 60 avec laquelle il est en totale rupture.

« Nous nous souvenons quand les poètes mettaient leurs cerveaux confus de côté
Pour les retrouver quand ils seraient sains d’esprit,
Quand les spécialistes de l’organisation avec leurs cravates roses annonçaient l’amour à la télé,
Marquant le début de l’âge de pierre électrique
Quand tous les bien-pensants criaient : haro sur la pointeuse,
Ou bien sur vos voisins, ou votre plus jeune fils,
Alors qu’une cohorte de jeunes poètes
Périssait dans un marécage de Pusan,
Engloutis dans une marée de pochettes d’allumettes rapportées de la Mère Patrie. »

Percuté par l’histoire tragique du monde, (génocide et massacres nazis, Hiroshima, la guerre du Vietnam, le racisme, la ségrégation (il est né d’un père juif et d’une mère noire), Kaufman crie son désarroi et sa révolte dans des poèmes presque instantanés, écrits sur des bouts de papier, prêts à être lus à haute voix, portés par un tempo soutenu qu’il va puiser dans le be-bop en cherchant à inventer quelques brèches lumineuses pour que s’évapore un peu du brouillard mental qui anesthésie de nombreuses consciences.

« Mille saxophones infiltrent la ville,
Chacun avec un homme à l’intérieur,
Cachés dans des étuis ordinaires
Portant l’étiquette FRAGILE.

Une flotte de trompettes fait tomber ses croches,
A l’intérieur de l’extérieur.

Dix vagues de trombones approchent de la ville
Sous un camouflage bleu
De nuages néo-classiques de fin d’automne. »

Ses poèmes s’ouvrent en grand. Ceux dont il se sent proche, et dont les œuvres l’aident à tenir le choc, sont invités à y entrer. À commencer par les poètes (Ginsberg d’abord), et les jazzmen, (Parker en tête) mais aussi Steinbeck, Hart Crane, Albert Camus qu’il lit et relit et pour lesquels il écrit des textes qui confinent parfois à la complainte, se rapprochant du blues.

« Ray Charles est le vent noir du Kilimandjaro,
Braillant du blues en haut, en bas,
Geignant joyeusement dans tous les ascenseurs d’aujourd’hui.

Souriant à la caméra, une symphonie africaine
Coincée dans la gorge, et aussi, des pleurs (I got à Woman). »


Kaufman, de plein pied dans son époque, au courant de tout ce qui se crée dans les marges, errant par les rues en quête de rencontres et de drogues, amoureux de sa femme Eilleen et affectueux envers son fils qui ne se prénomme pas Parker par hasard, est un être à vif. Il peut réagir au quart de tour et prendre des décisions radicales. Ainsi, le jour de l’assassinat de Kennedy, il décide de faire vœu de silence et ce jusqu’à la fin de la guerre du Vietnam, autrement dit pendant dix ans, sacrifiant son couple (il se remariera plus tard avec Eilleen) et sa vie de famille, devenant pauvre parmi les pauvres, clochard dans les rues de San Francisco, logeant où on voulait bien de lui.

« C’était une époque où nous avions du mal à trouver notre rythme,
Quand John Hoffman * faisait du stop avec des dieux ennemis
Puis quand il mourut en terre mexicaine,
Étouffé dans ses rêves de sang et d’amour,
Laissant ses poèmes quelque part dans un coin sombre du temps,
Avec juste une petite pointe de rythme. »

Bob Kaufman (dont les archives 1958-1980 sont conservées à la bibliothèque de La Sorbonne) occupe une place importante – trop souvent minorée – dans l’histoire littéraire de la Beat Generation. Sa vie et son œuvre sont étroitement liées. La force de sa poésie tient non seulement par ce qu’elle emprunte au jazz, par ses sonorités, son timbre et sa structure, par ce qu’elle doit aux automatismes puisés aux sources du surréalisme, mais aussi par son choix de réserver la meilleure place aux bouillants créateurs, anonymes ou connus, qui jetaient à l’époque les bases d’une contre-culture qui n’allait pas tarder à se propager hors-frontières en libérant de nouvelles énergies. Ce sont ces irréguliers, ces gens de l’ombre, arpenteurs de bitume, guetteurs des nuits urbaines et allumeurs d’étoiles, qui peuplent ses solitudes.

« Pour chaque rêve dont on se souvient
Il y a vingt vies nocturnes. »

 Bob Kaufman : Des solitudes peuplées d’abandon, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie Schermesser, préface de Lawrence Ferlinghetti, éditions Le Réalgar, collection « Amériques ».

* John Hoffman (1928-1952), poète américain proche de la Beat Generation