lundi 22 avril 2024

Devenir nombreux

Rien ne va plus. L’hexagone est proche de l’implosion. L’état semble en perdition. La nature n’aimant pas le vide, des bandes armées se battent pour prendre le pouvoir. Le pays est pris en étau entre la Coalition et la Salamandre. Il n’y a plus de fils électriques, plus de jus, juste des tas de gravats, des restes de magasins dévastés, des grappes humaines qui essaient de survivre en s’agglutinant autour des feux, des gens qui se débrouillent pour manger, d’autres qui rançonnent, d’autres encore qui vocifèrent et font la loi sur les barrages. L’heure est au sauve-qui-peut. Il faut sortir du guêpier. C’est ce que fait Samuel, vingt ans, qui prend la route et quitte la Seine-et-Marne en compagnie de sa jeune soeur Betty.

Samuel possède un objet rare et précieux : un Kwish capable de le guider vers un avenir meilleur, quelque part au Québec où la vie semble plus facile et harmonieuse.

« Mon Kwish vibre.

Aurore bénigne berceau  »

Un sourire. Ma sœur soupire. Elle n’aime pas quand je sors mon Kwish. »

L’objet lui électrise les neurones et balance des mots brefs sur l’écran. A lui de bien les interpréter. A l’autre bout du vibrant bidule, se cache un être invisible.

Frère et sœur font route vers Le Havre. Leur voiture ayant rendue l’âme, faute d’essence, ils crapahutent, marchent, traversent des bois, se méfient des individus louches qui errent en bordure de Seine et parviennent, après plusieurs jours de galère, à embarquer (grâce à un passeur qui soutire leurs économies) sur un zodiac puis sur un bateau, direction l’autre côté de l’eau. C’est durant la traversée qu’il perd le fil des évènements, plongeant dans un état second avant de reprendre conscience, seul et démuni, dans un lieu hostile qui ne ressemble en rien à la ville de Montréal dont il rêvait tant.

« Adieu la vie. Les bêtes autour. Retour sous terre. J’ai perdu Betty. Mon Kwish. Mon cœur. Un truc bizarre m’est apparu dans le cou. Perdu le ruisseau. Les bêtes me narguent. Alors je m’enterre.
C’est froid, crépitant, mais presque doux, aussi. Je creuse, m’ensevelis. Me fais un masque de feuilles, comme un onguent sur les brulures de mon rêve »

Il se réveille dans une forêt. En compagnie des castors, des ours, des oiseaux, des insectes. Il va y passer quelques saisons, approvisionné en poisson sec par un inconnu qu’il ne voit jamais. Il est coincé, pris dans un très touffu purgatoire. On lui a, de plus, greffé une puce dans le cou.

Le jour où l’on vient enfin le récupérer, on le fait monter dans un pick-up pour l’amener dans un lieu étrange, alternatif, où vivent quelques milliers d’individus, hommes, femmes et enfants, cohabitant tous dans une communauté où chacun est invité à trouver sa place. Un endroit isolé du monde, avec ses us et coutumes et ses travaux quotidiens. C’est là que l’on fabrique les Kwish, à base de champignons. Samuel y retrouve sa sœur  mais ce Québec aux êtres décalés et néanmoins vaillants est bien moins trépidant que celui qu’il espérait découvrir. Le voilà désormais dans la compagnie des rêveurs et des rêveuses dont certains / certaines continuent de croire en des lendemains qui chantent, quitte à avaler un certain nombre de couleuvres.

Situé dans un avenir pas si lointain, la poétique et bluffante fiction imaginée par Pierre Terzian, riche en rebondissements, est portée par une langue à l'énergie survitaminée. Ses phrases courtes s’enchâssent et procurent un rythme soutenu à l’ensemble. L’humour est également de la partie. Parcimonieux, il atténue les poussées du tensiomètre. Le personnage principal, saisi avec empathie, surmonte les coups durs en les retournant à son profit. Ne pouvant espérer revenir en arrière, il s’en remet à la vie, au hasard.

« Est-ce qu’un castor, une rose savent où ils se trouvent ? Oui et non. Comme moi. Je suis quelque part. Je prends racine.»

Pierre Tierzan : Devenir nombreux, Quidam éditeur.

dimanche 14 avril 2024

Café n° 5

Fidèle à sa ligne éditoriale, la revue Café (« Collecte Aléatoire de Fragments Étrangers) ouvre les pages de sa cinquième livraison, conçue autour du thème de « l’oubli », à des poètes et nouvellistes qui écrivent dans des langues souvent minorées et méconnues. La motivation première des traducteurs et traductrices qui font vivre cette publication est de donner à lire des textes collectés en de nombreux endroits du monde.

C’est avec les poèmes d’Amrita Pritam (1919-2005), née à Gujranwala au Panjab (alors en Inde et aujourd’hui au Pakistan) , traduits de l’hindi par Diane Charmey que l’on entre dans ce numéro.

« Hier soir -
je suis allée dans les ruines de mes vies antérieures...

Quelques instants d’un autre temps
peut-être laissés là dans un sanglot
et dont les pieds se sont changés en pierre...
Certaines de leurs ombres
peut-être laissées là dans un souffle
étaient figées par la mousse
sur le dos de ces pierres... »

Chaque auteur / autrice bénéficie d’une présentation exhaustive. Un extrait du texte original apparaît en regard de la traduction. De page en page, on passe (entre autres) du turc au bulgare, du grec à l’arabe ou du tamoul au yiddish en suivant une géographie littéraire volontairement nomade. On peut s’arrêter avec Tamaz Tchiladzé en Géorgie :

« La maison d’enfance apparaît en rêve,
Parfois seulement, un instant à peine,
Et m’offre un répit après le voyage,
Une chaise à côté d’une fenêtre. »

ou au Portugal avec Margarita León :

« Sans un geste, le temps
perfore ton corps.

La mort de l’esprit,
l’effroi, l’effroi de la fillette,
les enfants murmurent les secondes
à la terre béante.

Sans cœur,
le temps dissout les secondes. »

Le thème autour duquel s’articulent les textes n’est jamais perdu de vue. La mémoire (fragile, précaire et... oublieuse) est constamment sollicitée. Non seulement pour revenir sur un ressenti particulier ou sur des émotions passées mais aussi pour rappeler certaines réalités sociales, historiques et politiques propres aux diverses contrées où sont nés ces écrits. C’est un monde instable, souvent traversé de violence, qui apparaît au fil des fragments choisis. S’y succèdent des voix sensibles et fortes.

L’ensemble (190 pages) est copieux et propice aux découvertes. Il fait la part belle aux nouvelles, intenses, captivantes, dotées d’une grande qualité littéraire.

 Café n° 5. Pour retrouver le site de la revue, utiliser ce lien

dimanche 7 avril 2024

Je vais entrer dans un pays

Sa vocation est née très tôt. À peine adolescent, il veut entrer dans les ordres. Non pas devenir curé mais moine.

« Il ne pense plus qu’à ça, il en parle tous les jours »

Il quitte sa famille, arpente les routes, frappe aux portes des monastères. Partout où il se présente, à Soligny ou à Neuville-sous-Montreuil, on le refoule, à cause de son trop jeune âge, de sa santé fragile, de sa dévotion dévorante. À chaque fois, il revient chez ses parents, à Amettes, dans le Pas-de-Calais, reprend ses études, se fortifie et repart, marchant sans relâche, jour et nuit, souvent sous la pluie, à l’assaut des trappes, des lieux fermés, des cellules où il espère s’adonner à la prière, oublier son corps, prier et communier.

« Il voulait de l’amour, quelque chose d’intense, d’éternel. Mais sans lui : il voulait disparaître dans cet amour. Il n’avait aucun prix à donner pour sa peau. Il voulait s’effacer. »

Cet homme habité par une foi trop grande pour lui, c’est Benoît Labre, le "vagabond de Dieu" qui quittera bientôt sa famille pour ne plus jamais revenir, se rendant d’abord, après ses premiers échecs, à l’abbaye de Sept-Fons, près de Moulin, où on l’accepte enfin et où il devient moine en prenant le nom de frère Urbain.

« Mais là tout recommence. Il ne veut pas manger, à peine dormir. Quand il a le moindre moment de libre il est à la chapelle. Il a des crises de larmes quand il pense aux pécheurs. Il n’a pas envie de travailler, ne saisit pas toutes les règles de la vie en commun. »

Les moines finissent par le renvoyer. Il est à nouveau sur les routes. Il descend vers le sud, rejoint l’Italie où les monastères sont nombreux mais où aucun ne veut de lui. Il se retrouve à Rome, fait de longues haltes dans les églises, décide de participer à tous les pèlerinages, part à Lorette puis retourne à Rome, va à Assise, à Naples, au mont Cassin, quitte l’Italie, prend le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, en cours de route se recueille dans les sanctuaires et retourne ensuite vers Rome.

« Il marche. Il marche en chantant, sous la pluie, sous le grand soleil. Il dort dehors.

Il n’a rien. Il mendie à peine. Des gens lui donnent un peu de pain, un peu de légumes cuits, ça lui suffit. Il refuse tout le reste ; quand on lui donne des sous, il les passe à d’autres. »

C’est cet exalté à la foi incommensurable, fragile et sensible, apparemment doux mais dur avec lui-même, que suit Guillaume Marie. Son récit est vif, bref et prenant. Il s’est rendu sur les lieux où l’inlassable pèlerin a passé les six dernières années de sa courte vie (1748-1783), dans les ruines du Colisée, en compagnie des malades, des mendiants, des prostituées, des sans-abris, il a visité, rue des Serpents, l’endroit où Benoît-Joseph Labre s’est éteint, au domicile du boucher Zaccarelli et les églises (dont celle de Sainte-Marie-des-Monts où il est enterré) où l’on honore sa mémoire.

« Il prenait parfois en pitié les bourgeois. Il savait qu’ils étaient incapables d’aller sur son chemin, ou même de voir que ce chemin existait. »

L’écriture sobre et dépouillée de Guillaume Marie touche à l’essentiel. Sans fioriture, s’appuyant sur une documentation précise, il dessine le portrait d’un grand solitaire qui aura marché, prié et suivi jusqu’à l’épuisement l’invisible "tout puissant" qui, disait-il, le guidait.

 Guillaume Marie : Je vais entrer dans un pays, éditions Corti.

 Parmi les nombreux textes littéraires qui ont été consacrés à la vie de Benoît Labre (qui fascina, entre autres, Paul Verlaine et Germain Nouveau), impossible de ne pas citer le Saint Benoît Joseph Labre d’André Dhôtel, publié en 1957 (éditions Plon) et aujourd’hui disponible en collection poche à La Table Ronde.


samedi 30 mars 2024

Avec mon stylo / sans son stylo

Deux textes présentés tête-bêche. Sans nom d’auteur sur la couverture. Deux fictions différentes qui ont pour point commun un stylo. En avoir un à soi ou pas. L’enjeu est crucial. Et a d’autant plus d’importance que celui qui s’exprime ici vit et écrit avec son stylo (le sien, unique, irremplaçable). Et n’est plus du tout lui-même quand il ne l’a plus.

Aux lecteurs / lectrices de choisir par quel texte débuter. Sans son stylo paraît une bonne option. L’écrivain n’a plus son outil de travail et se demande comment raconter la disparition du stylo sans l’utiliser. C’est compliqué. Quelques éléments sortis du théâtre de l’Absurde entrent en scène. Il doit jongler avec. Et se dédoubler. Être tantôt celui qui entame un récit avec décor familier et personnages inventés et tantôt l’autre, celui qui tâtonne faute de stylo, s’embarquant dans d’étranges situations. Le voilà, par exemple, en train de monter dans un arbre fantôme.

« Il a retrouvé l’arbre qui n’existe pas : il est dessus. Il est bien installé à califourchon sur une branche solide. »

Pas facile de vivre (et d’écrire) sans son stylo. C’est ce que démontre ici, avec l’esprit facétieux qui l’anime, Philippe Annocque dont on reconnaît aisément la patte, l’humour pince-sans-rire, le plaisir pris à créer des situations improbables et à pousser le bouchon toujours un peu plus loin.

Avec mon stylo, c’est une autre histoire. La magie opère. L’arme secrète vibre et rien ne peut résister à l’adversité. Le stylo est la clé qui ouvre toutes les portes. Finis les jours sans fin, passés à se lamenter, à courber l’échine, à travailler dur, à faire semblant.

« Je me sens dans une forme que personne d’autre que moi ne connaîtra jamais. Car pour connaître cette forme il faut posséder mon stylo, autrement dit il faut être moi, puisque c’est moi qui possède mon stylo. Comment en effet posséder mon stylo sans être moi ? »

Le stylo, objet usuel, pratique, quotidien, souvent relié à la main de l’homme et parfois même à son cerveau, est ici remarquablement mis à l’honneur, Philippe Annocque n’hésitant pas à le propulser en personnage central et déterminant d’un livre subtil et détonnant.

 Philippe Annocque : Avec mon stylo / Sans son stylo, Éditions Do

vendredi 22 mars 2024

Le Masque d'Anubis

Anubis veille sur les défunts mais n’hésite pas à s’inviter, quand bon lui semble, dans les pensées des êtres vivants. François Rannou a bien cru sentir sa présence à l’hôpital, lors d’une récente IRM. Tête enserrée dans une coquille, portant casque et masque de protection, il s’est demandé, ainsi attifé, si le facétieux maître des nécropoles ne se jouait pas de lui. Il n’en était rien, mais de cette séquence est né un poème auquel se sont greffés d’autres, liés à la fragilité de nos corps et à notre capacité à résister en allant chercher aide et harmonie là où elles se trouvent, dans les paysages, dans les gestes simples du quotidien, dans la remémoration de faits vécus avec intensité.

Ce sont ces moments, proches ou lointains, passés au chevet des autres (sa mère, son voisin Jean) ou tissés çà et là, au fil du temps, qui lui reviennent en mémoire et qu’il déroule posément, à chaque fois en un poème d’un seul tenant, discrètement narratif, ancré dans un lieu où apparaît une silhouette, puis un corps et enfin un visage qui porte, dans son expression même, bien des secrets.

« la lourde pierre qu’on pousse une fois pour toutes sur
ton corps est un nuage plus léger que le tulle sur
les seins de l’amie désirée ai-je dit en souriant il a
murmuré "dès que possible je retournerais voir la dame de Saint-Helen"
je l’ai vu pencher la tête sur sa tablette un bouquet de jonquilles »

Les soubresauts et les sautes d’humeur d’un corps qui, un beau jour, décide de ne pas répondre aux injonctions d’un cerveau peu habitué à ce genre de résistance, apparaissent dans les sinuosités d’un poème placé au centre du livre. Il est intitulé AVC ou l’irruption d’un autre alphabet.

« Du moins je crois c’était comme une huître et des
nuages qui se recouvraient j’ai senti qu’un ciel sur l’autre

retombait mollement jusqu’à ce premier geste tenté mouvement routinier
de la main quelle lenteur approximative l’esprit vaguement

délié n’a plus de prise sur rien s’essuyer les lèvres devient incompréhensible
des ondes courtes dans ma paume fourmillent de murmures »

Il y a de la douceur dans ce livre. Une quête d’apaisement pour conjurer tracas, tristesse et angoisse. L’une après l’autre, des fenêtres s’entrouvrent. Des tableaux habités apparaissent et se mettent en mouvement. Après les avoir extraits de sa mémoire, François Rannou les déroule avec lenteur, par fragments associés les uns aux autres, dans des paysages familiers, propices à l’évasion et à la réflexion, en une respiration bien posée. Il donne de la souplesse et une belle amplitude à ses poèmes. Il y ajoute une sensibilité discrète et maîtrisée.

François Rannou : Le Masque d'Anubis, peintures de Michèle Riesenmey, Éditions Des Sources et des Livres.

jeudi 14 mars 2024

Les labourables

Ce que Lou Raoul explore dans ce livre, c’est ce que fut pour elle la période de confinement mise en place pendant la pandémie de Covid 19. Ce repli imposé, elle l’a vécu à sa façon, en observant, en prenant des notes, en se promenant au bord d’un étang ou d’un canal, en longeant des champs qui se préparaient au repos hivernal. Le temps semblait figé tandis que sa pensée la portait vers le monde extérieur. Exprimer cela ne pouvait se faire sans le recours aux poèmes. Ceux-ci jalonnent les mois de novembre et de décembre 2020 et se succèdent en « un journal de terre », ce qui correspond en agriculture à la surface que l’on peut labourer en une journée.

« ou cinquante ares dans nos villages
cette mesure d’arpentage
autrement dit une journée de charruage
ou encore la surface labourable en un jour
avec un cheval puissant
de l’aube au crépuscule »

La feuille et le stylo remplacent ponctuellement la parcelle à labourer et la charrue. À chaque jour, son poème, en un temps suspendu où rien ne se passe et pendant lequel Lou Raoul se demande, chaque soir, si ce jour doit être conservé ou rayé du calendrier. Elle finira par en balafrer les dates, mentionnant quand même leur existence, certes tronquée mais bien réelle.

« un texte par jour
les dates n’auront probablement pas d’importance
qui seront balafrées »

Rester cloîtrée dans l’appartement (ou dans la yourte) où a lieu l’assignation à résidence, avec autorisation de sortie dûment signée dans un espace géographique limité, n’est pas dans sa nature. Elle a besoin du dehors, des oiseaux, du vent dans les arbres, besoin de s’évader et s’il lui est impossible d’y parvenir, il reste quelques échappatoires que personne ne peut lui enlever : la mémoire, le rêve, la lecture, la musique et l’écriture.

« tu cherches à écrire non pas ce qui plairait
tu cherches à écrire ce qui te tient debout
c’est différent
de l’autre côté des fenêtres
murs lumineux du jour
arbres aux branches dénudées
les voici à présent
tu lâches la bride »

Lou Raoul, en ces semaines où elle se sent en « cage », en manque d’espace (« tu ne sais pas vivre sans espace sans arbres et plantes ») cherche ce qui peut l’aider à entrouvrir des portes, à la mener vers les autres, à donner un peu de relief à son quotidien. Elle se saisit des instantanés et des images fugitives qui s’offrent à son regard. C’est un goéland qui tourne autour d’un quartier désert, ou une patrouille de CRS qui procèdent à des contrôles, ou un hélicoptère jaune qui se dirige vers le centre hospitalier ou simplement un coucher de soleil rougeoyant.

« en sortie du samedi pour des courses alimentaires
tu regardes au moment du passage à la caisse
les denrées des personnes alentour
il te semble un pays qui s’assoupit à l’alcool »

Tout est noté avec retenue, sans fracas, sans que l’émotion l’emporte, en une succession de poèmes qui expriment le désarroi mais aussi la nécessité de le dépasser en veillant à ce que ces jours (autrement promis à la monotonie) soient traversés par des éclats de vie simple, rageuse et revigorante.

Les photographies de Frédéric Billet (paysages de campagne, ciels tourmentés, cabane, balcon, arbres agités) qui accompagnent l’ensemble s’adaptent parfaitement aux poèmes et à l’univers de Lou Raoul.

 
Lou Raoul : Les labourables, photographies de Frédéric Billet, éditions Bruno Guattari.

mercredi 6 mars 2024

La reposée du solitaire

Tous les jours, vers quatre heures du matin, un homme se lève, boit son café, caresse et nourrit son chat, allume son ordinateur, ouvre son Memento, note ce qui lui vient ou ce qui ressort d’une nuit qui fut agitée, composée de périodes de sommeil entrecoupés de bruits intérieurs (ceux provoqués par les mots qui ne veulent pas dormir) et extérieurs, où les animaux, délivrés de la diurne, désagréable et parfois redoutable présence des hommes, fouinent, fouissent, hululent, aboient, grognent, mâchent, mastiquent, chassent et s’adonnent à bien d’autres activités dont certaines touchent l’oreille sensible de celui qui débute sa journée avec douceur et lenteur, "loin des "excès de vitesse du monde"..

Cet homme, c’est Jean-Pascal Dubost. Il vit en forêt de Brocéliande où il a choisi de s’installer et où il se sent bien. Quand il se lève, la lumière de son bureau est l’une des premières à émettre dans la contrée et nul doute que beaucoup d’animaux la repèrent, s’en approchent ou s’en éloignent, Cela n’est pas pour lui déplaire tant il se sent proche d’eux, appréciant de les savoir libres et sauvages, à proximité de ce "balcon en forêt" à partir duquel il les voit parfois.

Comme eux, il s’est aménagé une maison-tanière, un repaire, un abri qui fait office de "reposée du solitaire", (l’expression est de Maurice Genevoix).

« Grâce aux animaux sauvages, j’entends les palpitations du silence. Ça paraît pompeux, dit comme ça, mais en tendant tous mes sens vers eux dans le silence matinal de la forêt, j’entends battre à l’unisson leur cœur à travers le silence. Les animaux fusionnent avec le silence. C’est à ça, que je me concentre extrêmement chaque matin. »

Peu après, il explique que sa forêt, si vivante, abritant une faune épatante, soumise aux aléas du climat, aux assauts des chasseurs et des coupeurs d’arbres, est imaginaire et cosmique mais aussi bien réelle. Foisonnante, très étendue, observée de sa fenêtre en levant les yeux de son écran ou du livre qu’il est en train de consulter, il y pénètre également quand il en a envie, s’y perd, s’y retrouve, froisse les feuilles mortes, avance nez au vent dans une odeur d’humus ou de terre malaxée par les groins des arpenteurs nocturnes.

« Quand je marche en forêt (hors sentiers), j’ai le sentiment très net d’être observé par des animaux. Qu’ils titillent ma nature non pas enfouie ou disparue, mais inexistée. »

Ce livre – posé, apaisant, grand ouvert sur la forêt – est composé de notes écrites au fil du temps (entre mai 2020 et février 2022) et parsemé de citations dues à ses auteurs de prédilection, est idéal pour saisir la solitude (assumée, plutôt heureuse) de l’écrivain Jean-Pascal Dubost au travail et pour comprendre le lien étroit qu’il entretient avec son lieu de vie.

Il n’est pas pour autant homme vivant hors du monde et du temps. L’ordinateur à portée de main, il va visiter les sites d’informations, prend connaissance des faits-divers, des drames, des guerres, des chaos en cours et réintègre prestement son ermitage, bien situé et ô combien littéraire (les légendes arthuriennes s’y régénèrent toujours), autour duquel bruisse une forêt de mots qui requiert toute son attention.

« Je vis en forêt de Brocéliande depuis 2005, j’y voulais vivre, y vivre au plus près mes lectures arthuriennes, et peu à peu la forêt est entrée en moi, mes moindres recois y sont, même ceux encore inconnus de moi. »

 Jean-Pascal Dubost : La Reposée du solitaire, notes de carnets, éditions Rehauts

jeudi 29 février 2024

En aveugle

Revoici Eugene Marten. Après le très déstabilisant et non moins remarquable Ordure, En aveugle – qui fut le premier roman publié en 2003 aux U.S.A. par l’écrivain – s’intéresse à nouveau aux parcours des hommes et des femmes qu’une Amérique contemporaine mal en point a tendance à rendre invisibles. Là-bas, comme ailleurs, les déshérités enchaînent les galères. Difficile de trouver sa place, aussi précaire soit-elle, et plus encore quand l’on revient, à peine sorti de prison, après six ans d’absence, dans une ville que l’on ne reconnaît plus. C’est la situation que doit affronter l’anti-héros taciturne et solitaire dont on suit ici la lente (et zigzagante) reconstruction psychologique et sociale.

Il n’a plus rien et espère une seconde chance. Dans la chaleur poisseuse de l’été, il finit par trouver refuge dans un hôtel miteux aux chambres infestées de cafards. Ce n’est pas une cellule mais si ça y ressemble un peu. Il lui faut en sortir, dénicher un travail au plus vite. Son salut viendra de deux frères syriens, spécialisés dans les clés et serrures, qui l’embauchent. Le salaire est bas mais il n’a guère le choix et aucune expérience.

« Parmi les gens qui venaient sans rien acheter, il y en avait qui s’appelaient Bashir, Tariq, Fuad, Ayman. Ils remplissaient la boutique de leurs "Salaam", de leur après-rasage ordinaire, leurs cheveux et leurs yeux sombres. Leurs cartes de visite. »

Il apprend les rudiments du métier, observe, prend ses marques et retrouve un semblant de vie sociale au contact des clients qu’il reçoit ou qu’il va dépanner à domicile ou dans la rue (quand il s’agit d’une clé de voiture égarée ou oubliée à l’intérieur du véhicule). Leurs portraits, brossés avec tact par Eugene Marten, forme une impressionnante galerie. Tous cherchent la clé perdue. C’est également le cas du narrateur.

Marten déplie lentement son histoire. La personnalité de l’homme qu’il met en scène est complexe. Elle s’éclaire au fil des chapitres. Passé et présent s’entremêlent de façon volontairement elliptique, laissant toute latitude au lecteur pour reconstituer le puzzle. L’écrivain excelle dans l’éparpillement des pièces. Ici, la prison et sa rude réalité, là, la clinique où est maintenue en vie une femme inconsciente, là-bas, l’accident (dû à un excès d’alcool) sans lequel il n’y aurait eu ni prison ni hôpital. C’est avec ce passé douloureux, où il y eut perte de contrôle, choc violent et mort, que doit composer le narrateur. La métaphore de la clé s’avère d’autant plus symbolique qu’il est dans l’obligation d’en fabriquer une à sa mesure, s’il veut échapper à sa prison mentale.

« Rien qu’une fine tige de métal, pas plus longue que le doigt. »

En aveugle est un roman ample et savamment architecturé. Un roman social où la violence, qui survient par à-coups, voit ceux qui souffrent s’en prendre à leurs congénères. Le texte, dense et minutieux, avec ses non-dits, ses descriptions brèves et ses dialogues qui s’entrecroisent, ses salvatrices pointes d’humour, sa noirceur qui parfois s’écaille, son ancrage dans l’urbanité, est porté par une écriture d’une grande virtuosité. Eugene Marten est un orfèvre en la matière. Pointilleux, il ne laisse rien au hasard. Pas même les subtilités et le lexique inhérents à la serrurerie.
Le personnage qu’il façonne à sa main n’a nul besoin de posséder un nom et un prénom pour exister. Il est bien présent. Le lecteur saisit sa personnalité et le suit au quotidien en le regardant se mouvoir, s’en vouloir, se colleter aux autres et se battre pour sortir de son enfermement psychologique.

 Eugene Marten : En aveugle, roman traduit de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Vanderhaeghe, Quidam éditeur.

 

lundi 19 février 2024

Le Spectateur

Pour Imre Kertész, le journal intime fut le compagnon de toute une vie. C’est à travers les notes qu’il rédige de façon régulière qu’il s’interroge sur son parcours hanté par la déportation à Auschwitz et à Buchenwald à l’âge de 14 ans. À son retour, il apprend que son père est mort en déportation. Rescapé, il le sera constamment et n’aura de cesse d’observer, d’étudier, de chercher à comprendre et d’exprimer ses réflexions en se montrant tout aussi rigoureux avec lui-même qu’avec les autres. Il y a chez lui une exigence qui exclut les approximations. Vu de la sorte, Le Spectateur s’avère parfois redoutable. Le spectacle qui lui est donné de voir a lieu dans un pays, La Hongrie, sous domination soviétique de 1948 à 1989, où son œuvre est pratiquement ignorée.

« Je sais désormais que j’ai toujours été un étranger dans le pays où je vis, dont je parle la langue, et je crois qu’il me faut l’admettre et choisir l’émigration véritable. »

Ce journal, qui vient après Un autre (Actes Sud, 1999) et Journal de galère (Actes Sud, 2010) est le dernier publié en Hongrie de son vivant. Il retrace la décennie 1991-2001.
Le mur de Berlin est tombé. La Hongrie est devenue une démocratie parlementaire et Kertész peut enfin voyager à l’étranger où ses livres sont traduits, notamment en Allemagne où il se rend régulièrement. Mais ce léger mieux reste fragile. Il sait que les leçons du passé n’ont pas été retenues et que, partout, le nationalisme gagne du terrain, ce qui ne présage rien de bon. Dans quelques mois, la guerre secouera à nouveau les Balkans.

« Le monde retentit d’innombrables explications, on parle, on gesticule, on discourt – ne faudrait-il pas une fois, soudain, avec une innocence d’enfant, s’étonner de ce que l’homme extermine l’homme ; l’homme tue, massacre l’homme ; et en même temps il dit que tuer est interdit – pourquoi ? »

Pour ne pas se laisser submerger par une actualité qui s’autodétruit au fil des jours, Kertész se tient à distance. Son « hygiène mentale » lui commande de « se libérer de la politique, rester loin des informations, se détacher du temps ». Il lit, relit les écrivains qui lui sont chers : Kafka, Camus, Bernhard, Thomas Mann, Sandor Marai entre autres. Ce retrait volontaire l’aide à saisir les faits essentiels, ceux qui touchent à la création, à l’acuité du regard, à la connaissance de soi en pratiquant sa propre analyse. Il entend poursuivre son œuvre. Celle-ci capte toute son attention. Pour y parvenir, il lui faut de l’’énergie. Et elle est bien là, réelle, présente malgré la dépression qui rôde.

« Un conseil important de Sandor Marai : entre tous les jours en contact avec la grandeur, ne passe pas une seule journée sans lire quelques lignes de Tolstoï ou écouter quelque grande musique, regarder une peinture ou au moins une reproduction. »

Durant cette décennie, Kertész, qui souffre de la maladie de Parkinson, perd sa mère (en 1991) tandis qu’Albina, sa femme, meurt d’une tumeur au cerveau en octobre 1995. De nombreuses pages émouvantes lui sont consacrées. Il ne peut s’empêcher de se sentir coupable de rester en vie alors qu’elle n’est plus. À nouveau, son passé de rescapé le hante.

« L’une des conséquences particulières de la perte et du deuil est que je suis différent de moi-même ; comme si mon identité avait changé. »

Kertész note ici ses doutes, ses tourments, ses failles, ses inquiétudes, notamment face à la montée d’un antisémitisme de plus en plus ordinaire et décomplexé. Il n’est pas optimiste mais il garde en lui une force qui le fait avancer, sans jamais perdre le fil. Ses lectures et les réflexions qu’elles génèrent lui apportent beaucoup. La reconnaissance de son œuvre à l’étranger, même s’il l’appréhende avec une certaine réserve, lui montre que son long parcours d’écrivain en exil dans son propre pays n’aura peut-être pas été vain.

« A vrai dire, je n’ai jamais reçu autant d’affection qu’en Allemagne, ce pays où on avait voulu me tuer. »

Les dernières notes du journal sont, et c’est très rare chez lui, plutôt apaisantes. Il retrouve l’amour, se remarie, change d’appartement. Un bien-être toutefois amputé par la maladie mais avec en permanence cette ténacité qui lui permet de surmonter bien des épreuves. Un an plus tard, en 2002, le prix Nobel de littérature lui sera décerné. Il est loin de s’en douter. Ne peut même pas l’imaginer.

« Camus s’est senti mal, puis a été malade pendant des mois après avoir reçu le prix Nobel : c’est la seule réaction saine à une telle mésaventure. »

Imre Kertész : Le Spectateur, notes 1991-2001, traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsai et Charles Zaremba, préface et note de Clara Royer, Actes Sud.

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samedi 10 février 2024

Nikos Kavaadias n'est jamais loin

 "J'ai pris mon quart depuis deux heures à peine et je tombe    désespérément de sommeil. Mon coéquipier dort assis à côté de moi, il se réveille chaque fois qu'il perd l'équilibre et se rendort aussitôt..."

 Nikos Kavaadias : Journal d'un timonier et autres récits, traduit du grec  par Françoise Bienfait, éditions Signes et Balises, 2018                                                         

De retour à son poste de travail, debout derrière l'étal à la halle aux poissons, il parle (à celui qui n'a pas assisté aux obsèques) du vent léger qui soufflait sur Athènes le 13 février 1975 en fin d'après-midi.

Les dockers du port du Pirée, réunis dans un café près du stade Apóstolos, buvaient à la santé de celui qu'ils venaient de porter en terre.

Pour eux, Nikos Kavvadias, l'officier radio de la marine marchande, enroulé dans les draps chauds de l'océan, naviguait toujours en mer de Chine.

Apercevant au loin les lumières de Shan Tou, il les entendait rire ou pleurer et les remerciait d'avoir aspergé son cercueil à l''eau de mer.

Note : pour suivre Nikos  Kavvadias sur ce blog, c'est ici


jeudi 1 février 2024

Le visage du mot : fils

 Auteur d’une douzaine de recueil de poèmes, Thierry Le Pennec écrit toujours au plus près de ce qu’il vit. Habitant dans un village des Côtes d’Armor, il est arboriculteur et passe la plupart de ses journées au verger, où il y a en permanence beaucoup à faire. Habituellement, il y travaille seul mais il arrive que son fils lui apporte son aide. Celle-ci s’avère alors aussi précieuse que sa présence au domicile familial. Et ça tombe bien puisque le voilà qui revient tout juste d’Allemagne en stop avec l’intention de rester deux semaines et demi sur place.

« Quand le fils est là le temps s’accélère »

C’est autour de lui que s’articule le livre. Par fragments, en une sorte de journal. Qui débute par sa naissance, vingt ans jour pour jour après la mort de Jimmy Hendrix (« il crie / sur ton ventre et déjà / semble interroger le monde ») pour se terminer au moment où le fils s’apprête à devenir père à son tour. Ce sont les années récentes qui sont ici évoquées. Celles où il revient périodiquement à la ferme, aidant son père à couper des branches fines, à clôturer le verger, à charrier du bois, à défricher ou à ramasser les premières « Reines des Reinettes » et celles aussi où il va prendre son envol.

« Aujourd’hui c’est un grand jour
pour le fils et sa compagne ils partent
en roulotte à cheval de la ferme
du Baden-Würtemberg où ils vivent
depuis deux ans ils
attellent pour l’Orient de l’Europe, ne savent
quand reviendront pas avant
d’avoir fait le tour d’eux-mêmes comme
à leur âge je fis. »

Bientôt, c’est en Autriche qu’ils cheminent et c’est là-bas aussi que père et mère vont les rejoindre, leur donner un peu de présence et de réconfort suite un accident qui vit les chevaux s’emballer après qu’un camion les eut doublé, les faisant tomber dans la rivière et blessant la Belle-Fille.
S’en suit un carnet de route où l’on lit le cheminement de l’équipage, les étapes, les faits quotidiens, les paysages traversés, les rencontres inopinées, les réflexions d’un père qui apprécie pleinement la simplicité et les subtilités d’une vie itinérante menée au rythme des chevaux.

« petit trot sur la route de Tulln – grande vallée mystérieuse, châteaux perchés, treilles, oiseaux – et maïs passé l’affluent à Traismauer – peintures naïves et pieuses sur maisons vigneronnes – à la grappe dédiée – bulbes en plein ciel découpées, comme déjà l’Orient – Byzance, l’influence – autos à toute vitesse – ab ! Ab ! Allez les enfants – le fils dirige les rênes, le fouet – l’arrivée des autres siècles en le nôtre – fou et fascinant »

Thierry Le Pennec décrit minutieusement ce qui s’offre à son regard et ce que cela lui rappelle. Son présent bouge tout autant que sa mémoire. Il s’ouvre naturellement, comme dans ses livres précédents, au monde et aux autres.
Quand il rentre en Bretagne, ses pensées suivent toujours la route du fils qui entre en Hongrie, poursuit son périple et ne reviendra que dans quelques mois. Pour aider à nouveau son père, continuer à tisser les liens qui les unissent, avant de repartir pour se poser enfin dans un lieu à lui.

« Cette fois ils partent
attellent pour la toute
dernière étape il y a
de l’émotion pour le fils qui quitte
symboliquement la maison de ses affaires
mises dans la roulotte nous sommes
désormais voisins à deux journées de cheval. »

Si la relation père-fils est parfois difficile et cause de tracas et de déconvenues, ce n’est pas le cas, bien au contraire, dans ce livre construit autour de la personnalité attachante d’un fils vu par un père qui revit, à travers lui, quelques-unes des aventures fondatrices de son ancienne jeunesse.

Thierry Le Pennec, Le visage du mot : fils, quatrième de couverture de Roger Lahu, éditions La Part commune.

mercredi 24 janvier 2024

Tombeau pour un excentrique

Après le décès de son grand-père Wilfrid, le narrateur part, avec son oncle Raphaël, vider la maison familiale qui va bientôt être vendue. Elle est pour lui chargée de souvenirs vivaces et plus il ouvre de tiroirs, de placards, d’armoires, de commodes, plus il circule de pièce en pièce et plus les scènes de la vie passée affluent. Wilfrid surgit à tout bout de champ. Il faut dire que l’homme ne laissait personne indifférent. Très actif et volubile, il s’enflammait au quart de tour, avait la parole fluide, s’avérait curieux de tout, s’adonnait à de multiples passions, lisait beaucoup, possédait une bibliothèque fournie, consultait régulièrement le Kama-Sutra, marchait avec des chaussures appartenant à deux paires différentes, collectionnait des tas d’objets, cuisinait en inventant des recettes parfumées d’épices, était féru d’histoire locale, traversé de rêves et de visions, aussi à l’aise en souffleur de verre qu’en archéologue amateur sondant de nuit une sépulture au cimetière.

« Quand je sortis du ventre de ma mère, tout barbouillé de sang, humecté de salive et de sel, les tempes perforées des pinces du forceps qui se brisa entre les mains de l’accoucheur, mon grand-père, à cent lieues ce soir-là sur une départementale en lisière de Chauny, perdit de joie le contrôle de sa voiture à l’idée d’une filiation nouvelle. Deux agriculteurs le découvrirent le lendemain matin, dans le lait tiède d’un jour d’hiver,. »

Wilfrid est un excentrique de haute volée. Impossible de l’oublier quand on a côtoyé, enfant, un tel énergumène. Impossible également de le croire tout à fait mort. Il erre dans la maison et n’a rien d’un fantôme. Il assiste à l’inventaire et met un point d’honneur à apparaître là où on ne l’attend pas.

« Il s’est photographié devant la cheminée hermétique du salon, égyptien, hiératique, crevant de son pinceau la toile blanche, un pied en retrait, le buste décidé, ému en traversant l’écran de rosée qui le vitrifie. Portrait, autoportrait (au dos de la photo, il a écrit : Soi-même).

C’est un portrait littéraire, conçu par petites touches, et dans le désordre, au fil de ses souvenirs, que s’attache à construire Erik Bullot. Les facéties, les humeurs changeantes, les rêves éveillés et les contradictions assumées du grand-père traversent son roman. Il leur redonne vie en les déployant grâce à une écriture dense, fouillée et visuelle.

Ce grand-père picard, auquel le petit-fils offre un tombeau hors-normes, ne dort, ne meurt que d’un œil. L’autre, vif et attentionné, l’aide à regarder par dessus l’épaule de l’écrivain-narrateur (qu’il appelle "cadet") pour s’assurer de l’exactitude des faits relatés.

Plus la maison se vide et plus Wifrid, personnage attachant, y retrouve sa place. C’est lui qui mène la danse, lui qui bondit sur scène, lui qui demande à son petit-fils de ne surtout pas le portraiturer en vieux bonhomme.. Ses vœux, ce livre en atteste, ont été exaucés de la plus belle des manières.

Erik Bullot : Tombeau pour un excentrique, Quidam éditeur.

jeudi 11 janvier 2024

Mon corps de ferme

Ce n’est pas à une balade bucolique à la campagne avec en fond sonore des chants d’oiseaux et le bruissement léger des feuilles frissonnant sous la brise que nous convie Aurélie Olivier mais à une exploration profonde et soutenue d’un corps de ferme qui peut aisément et par ricochets devenir le sien. Les 18 ans passés dans l’exploitation familiale où elle est née ne s’effacent si facilement.

« s’éloigner d’une ferme d’élevage
s’éloigner d’une ferme laitière
même très loin
n’est pas y échapper »

Quand elle voit le jour, en 1986, tout est déjà en place. Le remembrement a fait son œuvre, supprimé les talus, coupé les haies, les arbres, agrandi les champs. Les tracteurs, de vrais mastodontes qui coûtent plus cher qu’un grand appartement en ville et leurs attelages rutilants vrombissent dans la campagne en mordant le bord des routes. Les pulvérisateurs arrosent de pesticides les parcelles cultivées. L’élevage intensif (dont celui du cochon roi) bat son plein. Le lisier caché sous terre roule aux rivières. Les poules ne sortent plus mais pondent deux œufs par jour. Les vaches laitières doivent produire selon les normes en vigueur et être nourries en conséquence.

« Après six vélages, le vache disparaît
l’abattoir assure sa traçabilité »

C’est au plus près de cette réalité, celle de l’agriculture intensive dans une région (la Bretagne) où l’agro-alimentaire s’est beaucoup développé, qu’Aurélie Olivier ancre ses poèmes. Tous sont reliés au travail, à la vie sociale, au quotidien, à ses à-cotés, festifs ou déprimants, à ses drames, ses dos courbés, ses corps abîmés. Le Christ en croix n’est jamais loin. Il veille au carrefour ou en miniature dans de nombreux foyers.

« Le privé fournit aux parents démunis
le cadrage de leur descendance
ils mettent le prix pour honorer
le catéchisme des générations

Dans la chapelle et la salle de classe
prêtres et directeurs se succèdent
les commandements commandos
propagent la parabole béate bébête »

C’est aux conséquences simples, souvent tues et acceptées à force de résignation, aux répercutions morales et physiques de ce modèle agricole imposé de force aux paysans d’après-guerre qu’elle se frotte. Beaucoup d’agriculteurs n’ont pu s’y faire. Certains ont dû vendre, D’autres se sont suicidés. D’autres encore sont morts prématurément, victimes des produits toxiques qu’ils répandaient sur leur terre. La plupart vivent à crédit.

Ce monde, pas facile et déconsidéré, ou magnifié par ceux qui n’y vivent pas, Aurélie Olivier le saisit avec ses mots, l’empoigne presque, en une suite de poèmes simples et efficaces qui frappent par leur concision et leur justesse. Parfois le corps se rebiffe, à la ferme ou ailleurs. Lui aussi se souvient et le fait savoir à sa manière.

« Malheureusement les résultats d’analyse sont formels,
j’ai surestimé ma stratégie : c’est un mélanome. On va
devoir faire une seconde opération à l’hôpital du cancer. »

Ce livre porte en lui une nécessité de dire, de décrire, de témoigner.

 Aurélie Olivier : Mon corps de ferme, éditions du commun.

mardi 2 janvier 2024

La Reverdie

Olivier Domerg poursuit inlassablement ses marches et ses observations, en quête de paysages vivants et rassurants, la couleur verte s’avérant être, la plupart du temps, un signe de bonne santé. Cette fois, c’est la réapparition de cette couleur qu’il guette, la retrouvant, jeune et tendre au printemps ou fragile, perçant à peine la terre brûlée par le cagnard estival, en début d’automne, quand un peu de l’eau aspirée par l’air brûlant décide enfin de renouer avec son attraction terrestre.

« Pluie, soleil, cela suffit ! L’herbe repousse, la campagne reverdit. Le sol, humide et meuble, paraît plus noir, comme couvert d’humus. »

Ce sont ces très perceptibles changements qu’il débusque et transmet, par notes ou poèmes brefs. Il est de ceux (ils ne sont pas si nombreux) qui écrivent sur le motif en pénétrant dans le paysage et en s’emparant de tout ce qui s’offre à leur regard (herbes, plantes, arbres, feuilles, fleurs, fruits), tout ce qui les aide à trouver un accord,, une harmonie, un équilibre intérieur.

« La question du poème est indissociable de celle du regard. Voir traverse le poème. Voir transperce le poème pour saisir sa langue ».

Il faut être sur le qui-vive. Le poète l’est constamment et son lecteur se doit de ne pas être en reste. Les détails fourmillent, saisis délicatement, amenés à vivre ensemble, au fil des pages, de façon à offrir une lecture concrète du paysage. Cela ne peut se faire sans obstination, il le sait, s’en explique et dit la force que constitue pour lui la répétition. Elle est essentielle dans sa démarche. Il faut fouiller, tourner autour, creuser, repérer ce qui bouge, ce qui change, selon la météo, la lumière, les saisons, l’angle de vue, l’acuité du regard.

« La répétition est la première discipline. Face aux choses, à leur permanence. Y revenir encore et encore. Pour provoquer leur expression. Pour pousser plus avant l’écriture. Pour poser sur elles un œil neuf. »

Cet arpentage minutieux des lieux, vastes ou plus restreints, Olivier Domerg l’enrichit, de livre en livre, dans une grande exigence, qui peut parfois déboucher sur une saine colère vis à vis de ceux qui s’en prennent au paysage en le défigurant, en le malmenant. Quand son regard est blessé, il le dit, s’y arrête un instant avant et poursuit sa route. Il note, cherche, précise, trouve et assemble les mots justes (usuels, ceux de tout un chacun) pour exprimer au mieux ce qu’il voit, surprend et ressent, en une succession de fragments, de séquences presque visuelles,

"Mais il ne s’agit pas de descriptions, plutôt d’inscriptions !"

Olivier Domerg : La Reverdie, Atelier rue du soleil.