lundi 22 juillet 2024

Garder la terre en joie

Quand il voyage, faisant halte à tel ou tel endroit, Pascal Commère sait se montrer réceptif à ce qu’il découvre, à ce qui aimante son regard, à ce qui l’amène, presque instinctivement, à sonder la vitalité des lieux qu’il arpente ensuite à son rythme. Au début du livre, il est à Stockholm, y croise des silhouettes, buveurs, promeneurs qui apparaissent fugitivement dans un long poème tissé de nombreux détails, donnant corps à un moment de vie passé dans une ville trempée par la colère du ciel.

« Je me souviens de la flotte, comment dire ça
on patauge, ou s’il faut une fois pour toutes
se résigner à l’écart, au repli, regarder tomber
la pluie, elle tambourine, rebondit, ici comme
partout ailleurs, a-t-on jamais vu ciel déchaîné
de la sorte, est-ce qu’on savait ce pour quoi
on était là au juste, visite à une amie peut-être, »

Un peu plus tard, c’est à Venise qu’il se pose après avoir voyagé en train, c’est là-bas qu’il prend ses marques, annote ses promenades, saisit un rai de lumière, une séquence particulière, une eau gondolée par la brise dans la lagune. Il se remémore un précédent séjour, feuillette sa mémoire et ajuste, fragments après fragments, avec en contrepoint un peu de doute et d’incertitude, sa vision de la ville.

« Qui revient sur ses pas est-il le même, un autre ?
Ou si, voisin des ombres, incertain
quant à l’opportunité d’un retour, il n’en peut s’approcher
sans y croiser la sienne ? »

Partout où il va, et bientôt ce sera à Berlin, le recours aux poèmes lui est nécessaire. Encore lui faut-il, et il s’y attache, les ciseler au mieux pour rendre palpable et visible des scènes brèves, les éléments d’un décor, des rencontres fortuites ou prévues, pour revenir également, par incises discrètes, sur l’Histoire récente de ces villes et pour dire enfin ce qu’il éprouve, ce qui lui reste parfois mystérieux, ce qui le motive.

« Tout un temps j’ai projeté d’écrire un poème sur Berlin,
tout autrement que ça je présume – mais sur
ne convient pas. Autour peut-être, au cœur. Bref,
qui aurait Berlin en son centre – ou pour but, je ne sais trop.
Le Mur, bien sûr.
Mais pas seulement – Berlin
deux syllabes quelque chose qui tient à une progression,
un aller-retour dirait-on, bruit sourd
dont la rumeur nous parvient encore aujourd’hui. »

L’hésitation est souvent présente dans la poésie de Pascal Commère. Il questionne, revient sur ce qu’il vient de dire, le formule autrement, se demande s’il a parlé juste. Cela est perceptible dans ses poèmes de voyages mais également dans les textes issus de ses promenades en terrain plus familier, dans les champs, les jardins, les chemins buissonniers.

« Se peut-il, après tant d’allers et retours – tel le chien
truffe au sol sur un lacis de pistes, se peut-il
que tu fasses fausse route – et qu’en sais-tu, toi
qui en toute naïveté confonds dans un regard unique
le pan de ciel là-bas et la clairière ? »

Ces poèmes, courant sur une quinzaine d’années (pendant lesquelles "Mère est morte"), conçus lors de séjours dans des villes européennes, ne sont jamais porteurs de mélancolie. Pascal Commère, sans être optimiste, garde l’espoir et fait en sorte de le transmettre à ceux, à celles qui voudront bien le partager avec lui.

Pascal Commère : Garder la terre en joie, éditions Tarabuste.

vendredi 12 juillet 2024

La boucle impossible

Accueillis en résidence par l’association "L’esprit du lieu" qui œuvre à la réalisation de projets artistiques autour du lac de Grand-Lieu en Loire-Atlantique, Anne Savelli et Joachim Séné mettent en scène, dans La Boucle impossible, deux personnages antagonistes et pourtant complémentaires. L’une, Dita Kepler, que l’on a déjà rencontrée grâce à Anne Savelli, souhaite sauvegarder le contenu artistique provenant des précédentes résidences tandis que l’autre, Destroy Keeper, a pour mission de le détruire.

« Nous sommes deux. Nous quittons nos villes, nos villages.
Nous sommes deux mais, très vite, nous sommes davantage. »

La voiture dans laquelle ils ont pris place, celle d’Arnaud de la Cotte (qui organise les résidences à Grand-Lieu depuis plus de vingt ans) est en réalité pleine à craquer de présences invisibles, à savoir celles de tous ceux, toutes celles qui furent invités ici et qui y ont gravé leurs empreintes.

Ce dont il est question dans ce récit à deux voix, constitué de textes courts, tourne autour de l’éphémère ou du durable, des traces de mémoire ou de leur effacement, de l’inévitable précarité de tout passage sur terre.

Pour donner corps à leur projet, Anne Savelli et Joachim Séné s’emparent d’un clip de Mylène Farmer, tourné sur place (pour présenter sa chanson À quoi je sers), où on la voit, une valise posée sur ses genoux, assise dans une barque menée par un rameur impassible, un passeur qui frôle les herbiers flottants.

« C’est un pêcheur du cru avec un chapeau noir, un chapeau de médecin pour peste ou comédie ».

Mais ce pourrait tout aussi bien être Charon, sorti des Enfers, en quête de quelques âmes errantes.

Les deux auteurs s’appuient sur le travail accompli par les artistes qui ont fouillé, questionné, arpenté les alentours de Grand-Lieu. Ils disent comment le lac a su leur transmettre son énergie.

« Le lac, la barque, le pêcheur : tout est là, encore, et respire. »

Les inénarrables inconnus qui peuplent les légendes locales rôdent également à proximité. Ils ouvrent parfois la surface de l’eau pour se rappeler aux bons souvenirs des vivants qui foulent les berges. Ainsi les vieux habitants d’Herbauges, cité « engloutie par les flots, qui reposerait au fond », restent aux aguets, guettant la venue du mythique cheval Mallet, « dont la beauté fascine, pour leur plus grand malheur, les passants qui le croisent ».

Anne Savelli et Joachim Séné intègrent "la boucle du temps". Ils suivent l’énigmatique passeur. Leur imaginaire tourne en spirale autour de la barque. Ils pensent aux autres passagers, et tout particulièrement à ceux qui ne sont plus là physiquement : Jean-Luc Parent, Paul-Armand Gette et Delphine Bretesché.

Anne Savelli et Joachim Séné : La boucle impossible, éditions Joca Seria

mercredi 3 juillet 2024

La Femme minérale

De retour dans sa région natale, après huit ans passés à enseigner le français à Taïwan, la narratrice est un jour attirée par un article publié dans le journal local. L’entrefilet évoque « un drame de la misère » mettant en cause un jeune couple qui, ne pouvant plus subvenir aux besoins de leurs enfants, a été déchu de son autorité parentale. Elle pense, instantanément, à la solitude de ces deux personnes définitivement éloignés de leurs jumeaux – qui ont, depuis, changé de nom et de parents – .

« Pendant des jours, j’ai pensé à ces gens. Je me demandais ce qui s’était vraiment passé. J’ai pensé à eux comme s’ils étaient des proches. Et je les imaginais seuls, sans les petits, sans plus le droit de les approcher ni de les voir. »

Elle éprouve le besoin d’en savoir plus, comprendre ce que cache le laconique entrefilet. Après avoir pris contact et rencontré leur avocat, elle part à leur recherche, de village en village, et finit par les trouver. Ils s’appellent Joël et Constance, vivent de peu, dans une maison à l’écart, et ne parlent qu’à demi-mots, ou pas du tout.

« Elle m’a fait signe d’entrer et m’a désigné une chaise. Une fois assise, il a posé un verre devant moi. Sans rien dire, il ma servi un café et m’a tendu le sucrier. J’ai souri pour remercier. On ne disait rien, on entendait nos respirations et ma cuillère qui touillait le sucre. »

Peu à peu, une relation presque silencieuse s’établit entre eux. Un samedi, ils lui annoncent qu’ils ont décidé de faire appel du jugement et qu’on les a convoqués au tribunal.

« Vous viendrez avec nous, n’est-ce pas ?
C’est par cette question que Constance m’a sortie de mes pensées. Elle a dit ça sur le ton de la question mais je savais que c’était un ordre, une évidence. »

Le jour de l’audience, Joël et Constance, par leur habillement d’abord, un endimanchement qui n’a plus court depuis longtemps, par leur façon d’être également, tous deux perdus dans un monde qui n’est pas le leur, paraissent encore plus décalés que dans l’obscurité de leur cuisine. Ils n’ont pas d’avocat. Préfèrent se défendre seuls. Ce qu’ils reprochent au jugement initial, c’est le mot « maltraitance ». Ils demandent qu’il soit retiré, pour que leurs enfants, dans l’hypothèse où ils voudraient, plus tard, connaître leurs origines, les considèrent comme des parents défaillants, certes, mais pas maltraitants.

« Maltraitance, ça dit pas la vérité ».

Dans la salle, la tension est extrême. L’audience est transcrite à coups de phrases courtes et précises. Les gestes, les mots disent tout de ceux qui les prononcent et cet épisode est l’un des plus intenses du roman.

Nathalie Bénézet (qui dirige pour ATD Quart Monde le Centre de Mémoire et de Recherche Joseph Wresinski) dresse, de manière quasi factuelle, le parcours chaotique de Constance et de Joël. Elle creuse méthodiquement le fait divers pour dévoiler ce qu’il ne précise pas : des vies douloureuses, empêchées, marquées du sceau de la misère (tous deux sont d’anciens enfants placés).

Si cette histoire résonne tant chez la narratrice, c’est parce qu’elle intervient à une période charnière de sa vie. Elle vient de perdre un être cher et a une relation à réparer avec son père, le dernier de ses proches. Ce n’est qu’après avoir accompagné le couple jusqu’au bout, dans sa délicate quête judiciaire, qu’elle parviendra à mieux cerner le sens de sa démarche, à comprendre pourquoi le destin de cet homme et de cette femme, qui lui étaient totalement inconnus, l’a bouleversée.

« Toute la vie tient dans l’inattendu. Même dans ces vies bien ficelées de partout, où rien ne se veut laissé au hasard. »

Nathalie Bénézet : La Femme minérale, éditions Maurice Nadeau.

 

mercredi 26 juin 2024

Malcool / Coeur sucré

Il a vu des hommes, des femmes tituber, chanceler, tomber, n’être plus en capacité de maîtriser leurs gestes, leur corps et encore moins leurs pensées. Il les a vus abuser, être abusés, s’abîmer, partir en vrille et parfois même mourir (maladies, suicides, accidents) après avoir beaucoup bu, parfois pour imiter les autres, pour être des leurs, souvent par habitude, celle-ci pouvant se transformer en addiction. C’est l’alcool et ses effets secondaires dévastateurs que Jean-Claude Leroy placent au cœur de son recueil de poèmes. Il sait que ses mots peuvent en heurter plus d’un et que Dionysos reste un dieu au pied solide.
 

« je plaide coupable à chaque occasion
et elles ne manquent pas
alors je paie ma dette
c’est à dire que je reste à part
je plaide coupable
j’ignore où se tient l’innocence
je réponds oui à toute accusation
mais je ne saurais avouer quoi que ce soit. »

S’il s’attaque à ce sujet qui le pousse à sortir (douloureusement) de ses gonds, c’est parce qu’il ne parvient pas à faire autrement. Sa réaction est épidermique. Ce qu’il a vu et vécu l’a profondément touché et sa mémoire en garde, des décennies plus tard, des traces indélébiles.

« Coupé de moi
tu bois avec les autres
tu fais société
l’amour n’existe pas
isolé je souffre des atteintes
et la caresse du suicide
me prend dans ses bras »

ou encore :

« sans savoir te déprendre d’un nouveau verre
voici qu’il t’a embarquée dans sa voiture
pour te raccompagner, avait-il dit
mais c’est hors de la ville que tu t’es retrouvée
dans la nuit du bois de Lhuisserie
qu’il t’a soumise qu’il t’a forcée
tu as insisté pour qu’il ne t’abandonne pas dans le noir
et te reconduise rue du Mans
où je t’attendais »

Jean-Claude Leroy, avec ses mots efficaces et tranchants, sous tension permanente, exprime son désarroi, ses incompréhensions, ses colères également. L’enfant qui voit « cet homme genoux à terre / devant le mur de la maison » est le même qui observera, plus tard, « cet homme faussement bienveillant qui verse / force goutte dans le verre de mon père ». Ces situations l’ébranlent durablement, le mettent mal à l’aise et nourrissent en lui une réelle aversion.

« La fascination qu’exerce l’alcool défigure
ceux qu’elle atteint
tandis que c’est le visage initial qui m’intéresse
le visage propre à chacun
pas le visage trahi aimanté irrésolu »

Pas question pour autant de prohiber. Libre à chacun de mener sa barque. Et de ramer plus ou moins bien.

« À l’envers ou à l’endroit
toute prohibition est ridicule
censure ou propagande se valent »

Dans ce livre à fleur de peau, Jean-Claude Leroy dit ce qu’il ressent, en des termes parfois durs, cinglants, définitifs, à la mesure du grand malaise qu’il a éprouvé en certaines circonstances.
Les agapes, les libations et assemblées réunies autour de la dive bouteille ne sont pas pour lui. Il préfère prendre la tangente et descendre aux rivières, aux sources et aux fontaines.

Jean-Claude Leroy : Malcool / Cœur sucré, éditions Rougerie.

dimanche 16 juin 2024

Sur les roses

Luc Blanvillain a le regard vif. Il lui suffit d’observer les habitudes de quelques-uns de ses contemporains pour détecter chez eux un léger boitement d’âme, un désir inassouvi, un manque à vivre qui les tétanise et les transforme parfois en êtres transis. Vu ainsi, Simon Crubel est un vrai cas d’école. Ce jeune bibliothécaire est tombé amoureux d’une prof de lettres qu’il n’ose aborder, au grand dam des habitués de la médiathèque (bénévoles ou lecteurs) qui sont dans la confidence et qui le poussent à sauter le pas. Le fait qu’elle élève seul son fils de dix ans après avoir été abandonnée par son compagnon l’autorise à penser que le destin peut lui être favorable.

« À toutes fins utiles, je te signale qu’elle adore les roses », lui murmure un jour Odile.

Peu à peu, cette histoire de roses lui entre dans la tête et ne le quitte plus. Le symbole a beau être suranné et un peu démodé, rien n’y fait. Cela tourne à l’obsession. Offrir une rose, c’est simple, mais trop simple quand on a, comme lui, tendance à vouloir compliquer les choses. Au lieu d’en acheter une chez le fleuriste du coin, il préfère, paire de ciseaux de bureau en poche, aller la cueillir dans le splendide rosier qui fait la fierté de Christian, le mari d’Odile.

« Le bibliothécaire, après s’être assuré que nul n’approchait – la réverbération du soleil l’empêchant apparemment de discerner Christian – saisit précautionneusement, entre le pouce et l’index, la plus belle des roses, et, d’un coup de ciseaux, en sectionna la tige. »

Funeste décision, prise sans compter sur le cœur fragile de Christian. Et acte irréparable qui va déclencher une cascade d’événements imprévus (crise cardiaque, faux cambriolage, débandades en tous genres) que Luc Blanvillain narre avec calme et gourmandise. Il s’amuse tout en gardant une certaine distance et en portant un regard bienveillant sur ces personnages qu’il ne ménage pourtant pas. Il ne se moque pas, ne les juge pas. Ce qui attire son attention, ce sont leurs travers, leurs particularités, leurs indécisions contrebalancées par d’inattendus coups d’éclat et leur grande vulnérabilité.

Si la rose, et sa symbolique qui traverse les siècles et la littérature, est présente au centre de ce roman, elle l’est aussi parce que sous le velours apparent de ses pétales se cachent quelques épines capables de blesser. Simon Crubel, le bibliothécaire amoureux, peu sûr de lui, rêveur au long cours, va l’apprendre à ses dépends. Et, en contrepartie, se doter d’un zeste de force mentale qui l’amènera à remiser ses désillusions au placard.
L’impeccable et haletant roman de Luc Blanvillain ne mollit jamais. Il avance, libre et léger, de page en page, tenant haut son fil narratif, avec à bord une dizaine de personnages attachants qui s’offrent (sortant ainsi de leur morosité quotidienne) des aventures inespérées et de belles montées d’adrénaline.

Luc Blanvillain : Sur les roses, Quidam éditeur.

samedi 8 juin 2024

Qui ne disent mot

Il suffit d’un mot, d’un regard, d’une scène, d’un geste pour que le poème s’enclenche, se déplie et trouve son ton, sa profondeur ou sa légèreté. C’est Laurent Grisel qui a la main, c’est lui (guidé par les sensations qui le traversent) qui juge quand et comment donner corps avec ses mots à ces instants de vie qu’il souhaite mémoriser. Ceux-ci sont liés d’une part à son parcours, à son travail, à ses différents métiers, aux lieux où il les a exercés et de l’autre à ses rencontres amicales et littéraires.

« Au printemps 1977, dans les rues de Dunkerque
je faisais dans les tranchées
à la main, à toute vitesse mais
reins battus quand je me relevais
un lit de sable pour les câbles. »

Le monde du travail (manuel, industriel, hospitalier) est bien présent dans ce recueil qui regroupe des poèmes précédemment publiés en revues ou conçus pour accompagner des expositions photographiques  qui ont pour dénominateur commun d’attirer l’attention sur ceux "qui ne disent mot " (tout au moins jusqu’à un certain point). Ainsi les ouvriers de la Marbrerie du Moulin, officiellement appelée « Marbrerie de Picardie, Usine de Saintines ».

« il y eut un démon de l’abstraction tournant, convertissant
l’énergie horizontale constante et rectiligne
de la rivière canalisée en énergie constante tournante
et fixée sur l’arbre tournant n’importe quel
outil écrasant, broyant et même, par arbre à cames,
révolutions converties en mouvements alternés
sciant, tissant, fil et trame, tissant les ouvriers,
sciant les ouvriers, et par poussières encrassant
les ouvriers, leurs bronches, poumons, pieds à décrasser »

Le rythme des cadences dictées par la machine entre dans le poème. Mécanique implacable que Laurent Grisel rend palpable tout au long de ce texte de grande intensité où surviendra bientôt l’accident, veste prise dans l’outil.

« que se passe-t-il, quand le bruit de scie est changé
en hurlement, quand l’harmonie de l’atelier est tuée »

Des plages plus calmes alternent avec ces moments rudes. Le livre se place alors, tout naturellement, au cœur d’un quotidien qui bouge en permanence. Celui qui y est attentif en capte les variations, où qu’il se trouve, saisit telle ou telle scène et regarde les êtres qui lui sont proches, leur tend la main.

« Il y en a des amis qui comme toi creusent ce qui se creuse
sans se lasser jamais, le cœur plutôt gai. »

Qui ne disent mot, choix de poèmes courant sur quelques dizaines d’années, est construit dans le désordre de l’existence, au gré des affinités, dans la proximité des vivants et des disparus, sans jamais le moindre repli sur soi. C’est un livre qui va vers les autres, qui leur ouvre ses pages et qui vit / se nourrit de leur incomparable présence.

Laurent Grisel : Qui ne disent mot, éditions Lanskine.

vendredi 31 mai 2024

Des solitudes peuplées d'abandon

Le premier livre de Bob Kaufman (1925-1986), publié en 1965 aux États-Unis par New Directions, et dont la première traduction française (celle de Claude Pélieu et de sa compagne Mary Beach), parue chez Christian Bourgois en 1966 (rééditée en 1997) était introuvable depuis des années, est à nouveau disponible, traduit cette fois par Marie Schermesser. C’est grâce à elle – et aux éditions Le Réalgar – que l’on peut à nouveau se laisser guider par l’une des voix fortes de la Beat Generation.

Kaufman a quarante ans quand il publie ces poèmes et il a déjà, derrière lui, une vie intense et mouvementée. Embarqué à bord des navires marchands dès ses 13 ans, coupant ainsi avec une famille nombreuse où il se sentait à l’étroit tout en assouvissant ses envies de voyages, il a également expérimenté alcools, drogues et amphétamines, a séjourné en prison, a été interné et a fait des rencontres essentielles, celles des jazzmen (Charlie Parker, Lester Young, Dizzie Gillepsie, Miles Davis, Charlie Mingus) et des poètes (Ginsberg, Corso, Kerouac, Rexroth, Ferlinghetti), qui le confortent dans ses choix de vie et dans sa volonté d’en découdre avec les valeurs de l’Amérique des années 1940, 50, 60 avec laquelle il est en totale rupture.

« Nous nous souvenons quand les poètes mettaient leurs cerveaux confus de côté
Pour les retrouver quand ils seraient sains d’esprit,
Quand les spécialistes de l’organisation avec leurs cravates roses annonçaient l’amour à la télé,
Marquant le début de l’âge de pierre électrique
Quand tous les bien-pensants criaient : haro sur la pointeuse,
Ou bien sur vos voisins, ou votre plus jeune fils,
Alors qu’une cohorte de jeunes poètes
Périssait dans un marécage de Pusan,
Engloutis dans une marée de pochettes d’allumettes rapportées de la Mère Patrie. »

Percuté par l’histoire tragique du monde, (génocide et massacres nazis, Hiroshima, la guerre du Vietnam, le racisme, la ségrégation (il est né d’un père juif et d’une mère noire), Kaufman crie son désarroi et sa révolte dans des poèmes presque instantanés, écrits sur des bouts de papier, prêts à être lus à haute voix, portés par un tempo soutenu qu’il va puiser dans le be-bop en cherchant à inventer quelques brèches lumineuses pour que s’évapore un peu du brouillard mental qui anesthésie de nombreuses consciences.

« Mille saxophones infiltrent la ville,
Chacun avec un homme à l’intérieur,
Cachés dans des étuis ordinaires
Portant l’étiquette FRAGILE.

Une flotte de trompettes fait tomber ses croches,
A l’intérieur de l’extérieur.

Dix vagues de trombones approchent de la ville
Sous un camouflage bleu
De nuages néo-classiques de fin d’automne. »

Ses poèmes s’ouvrent en grand. Ceux dont il se sent proche, et dont les œuvres l’aident à tenir le choc, sont invités à y entrer. À commencer par les poètes (Ginsberg d’abord), et les jazzmen, (Parker en tête) mais aussi Steinbeck, Hart Crane, Albert Camus qu’il lit et relit et pour lesquels il écrit des textes qui confinent parfois à la complainte, se rapprochant du blues.

« Ray Charles est le vent noir du Kilimandjaro,
Braillant du blues en haut, en bas,
Geignant joyeusement dans tous les ascenseurs d’aujourd’hui.

Souriant à la caméra, une symphonie africaine
Coincée dans la gorge, et aussi, des pleurs (I got à Woman). »


Kaufman, de plein pied dans son époque, au courant de tout ce qui se crée dans les marges, errant par les rues en quête de rencontres et de drogues, amoureux de sa femme Eilleen et affectueux envers son fils qui ne se prénomme pas Parker par hasard, est un être à vif. Il peut réagir au quart de tour et prendre des décisions radicales. Ainsi, le jour de l’assassinat de Kennedy, il décide de faire vœu de silence et ce jusqu’à la fin de la guerre du Vietnam, autrement dit pendant dix ans, sacrifiant son couple (il se remariera plus tard avec Eilleen) et sa vie de famille, devenant pauvre parmi les pauvres, clochard dans les rues de San Francisco, logeant où on voulait bien de lui.

« C’était une époque où nous avions du mal à trouver notre rythme,
Quand John Hoffman * faisait du stop avec des dieux ennemis
Puis quand il mourut en terre mexicaine,
Étouffé dans ses rêves de sang et d’amour,
Laissant ses poèmes quelque part dans un coin sombre du temps,
Avec juste une petite pointe de rythme. »

Bob Kaufman (dont les archives 1958-1980 sont conservées à la bibliothèque de La Sorbonne) occupe une place importante – trop souvent minorée – dans l’histoire littéraire de la Beat Generation. Sa vie et son œuvre sont étroitement liées. La force de sa poésie tient non seulement par ce qu’elle emprunte au jazz, par ses sonorités, son timbre et sa structure, par ce qu’elle doit aux automatismes puisés aux sources du surréalisme, mais aussi par son choix de réserver la meilleure place aux bouillants créateurs, anonymes ou connus, qui jetaient à l’époque les bases d’une contre-culture qui n’allait pas tarder à se propager hors-frontières en libérant de nouvelles énergies. Ce sont ces irréguliers, ces gens de l’ombre, arpenteurs de bitume, guetteurs des nuits urbaines et allumeurs d’étoiles, qui peuplent ses solitudes.

« Pour chaque rêve dont on se souvient
Il y a vingt vies nocturnes. »

 Bob Kaufman : Des solitudes peuplées d’abandon, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie Schermesser, préface de Lawrence Ferlinghetti, éditions Le Réalgar, collection « Amériques ».

* John Hoffman (1928-1952), poète américain proche de la Beat Generation

mardi 21 mai 2024

Filumena

Filumena a quatre-vingt-cinq ans et ses pieds lui occasionnent les pires souffrances. Elle doit pourtant les mettre à l’épreuve, et en baver, pour aller acheter des cigarettes et des mots croisés au bureau de tabac le plus proche. À peine est-elle dehors que débute son chemin de croix. Elle marche lentement, avance d’un banc à l’autre, s’assoit, se repose, reprend des forces et repart.

« Ma douleur est sans nom et je n’ai pas fait trente mètres. Je n’y arriverai pas. Comme faire ce parcours de malheur. Ce n’est pas un jour pour l’exploit. Le soleil coule comme du plomb en fusion sur mon crâne gris. Je vais fondre sur le trottoir. »

Il lui faut parcourir trois cents mètres. Pour elle, un marathon, une odyssée, un long voyage. Elle sort aux environs de midi afin de ne pas être importunée par les commères et autres familiers des lieux qui la déconcentrent et l’agacent par l’inanité de leurs propos. Ce qu’elle préfère, pour aérer ses pensées pendant sa marche, c’est de remonter le cours du temps en y fixant les étapes de sa propre vie.

« Tout me vient dans le désordre. Je n’y peux rien. C’est plus fort que moi. »

Des bribes se réactivent. Qui la mènent de son village à la ville puis de celle-ci en banlieue parisienne où son mari, après avoir travaillé dans l’amiante (qui finira par le tuer) avait trouvé une place au Château de Versailles. Là-bas se trouvaient déjà d’autres membres de la famille ainsi que des voisins corses.

« La première fois que j’ai quitté le village, j’avais quatorze ans. J’ai passé un jour et une nuit loin de Ponte-Scogliu, loin du travail et de la famille. J’ai dormi au cinquième étage d’un immeuble décrépi de la citadelle de Bastia. J’ai eu le vertige d’être aussi haut et de voir la mer pour la première fois. »

La mer, elle la traverse d’abord, passage obligé, pour se rendre à Marseille. Cela est gravé dans sa mémoire, comme le sont un tas de souvenirs désordonnés. Mariage, naissance de son fils, mort de son mari, cour discrète d’un veuf qui aurait bien aimé revenir vivre à Bastia à ses côtés si son cœur ne lui avait fait faux-bond, et nombre de visages, paroles, visites fréquentes et inopinées des morts (père, mère, Andréa surtout, sa meilleure amie, de jeunesse et de toujours, et ceux aux figures grises sorties des mines d’amiante), une flopée de « malemorts » qui circulent dans sa tête et atténuent, par leur soudaine présence, ses douleurs aux pieds.

« Je n’ai besoin de rien (…), ne vous inquiétez pas. Je suis lente, c’est tout. L’escargot à côté de moi est un bolide. J’ai tout mon temps, c’est aux morts que je m’adresse maintenant. »

Joël Bastard dessine un portrait sensible et attachant de cette vieille dame au caractère bien trempé, contrainte de composer avec un corps qui flanche et qui s’avère bien moins alerte que ses pensées.

La plupart du temps, c’est elle, Filumena, qui s’exprime, en de courts monologues, de brèves réflexions, des commentaires instantanés, usant d’une langue orale qui colore discrètement le roman, lui insufflant une belle force de percussion. Cette langue prenante, rapide, poétique et imagée, on la retrouve également chez les autres personnages qui traversent le livre. Ils arrivent avec leurs provisions d’anecdotes ou d’histoires plus âpres, avec leurs travers et leurs mensonges, avec leurs rêves et leur générosité. Ils passent et repartent aussitôt. Ne viennent jamais pour rien. Et seulement si Filumena les convoque dans ses pensées. Tous portent des morts sur leur dos. Et ont des souvenirs à transmettre aux vivants, avant qu’il ne soit trop tard, ultime leçon de ce roman tonique et réconfortant.

« Le temps, ce n’est rien. Un vieux couteau que l’on oublie dans un mur. Le mur se défait, on retrouve le couteau. On l’ouvre, même difficilement, mais on l’ouvre, avec de la patience et une goutte d’huile. Et le mur nous parle. »

Joël Bastard : Filumena, Belfond.

samedi 11 mai 2024

Pemières à éclairer la nuit

Quinze femmes. Quinze poétesses qui ont dû affronter, de par le monde, celui, “ désespérant", du vingtième siècle, les idéologies totalitaires, les guerres, les dictatures, la Shoah, l’apartheid, le racisme, les interdits, le fondamentalisme religieux, en y laissant beaucoup de force et parfois même leur vie. Toutes furent des battantes, modulant et aiguisant leurs voix, ne s’en laissant jamais compter, allumant, ça et là, dans la noirceur ambiante, des lumières fragiles qui continuent de scintiller et d’éclairer ceux et celles qui les lisent.

« On n’écrit jamais de nulle part, on emporte toujours avec soi un cortège de fantômes. C’est une solitude peuplée. »

Cécile A. Holdban, s’attachant au destin de ces quinze poétesses qui lui sont chères, et qu’elle relit régulièrement, écrit avec, ancrée en elle, la mémoire de sa grand-mère, née dans l’ancienne Autriche-Hongrie et celle des « populations déplacées qui furent les vrais personnages du vingtième siècle ». C’est à partir de là qu’elle s’exprime. Elle s’en explique dans sa très saisissante préface où elle précise les enjeux du livre et son choix de prêter sa voix à ces femmes en s’appuyant sur leurs œuvres et leurs parcours de vie.

Plutôt que de les présenter l’une après l’autre en suivant leur itinéraire tourmenté, elle choisit de leur donner la parole et imagine, ce faisant, quinze longues lettres, destinées à des proches, sœur, père, amant(e), fils, ami(e), mari ou mère. Ainsi, Ingeborg Bachmann (dont le père était nazi) s’adresse à Paul Celan, par delà la mort :

« J’ai trop bu ce soir. J’ai mal à la tête. Mes angoisses me reprennent. Un début de migraine. J’ai peur de ne pas arriver à dormir. Je suis toute seule. Toute seule. Ai-je bien éteint ma cigarette ? »

Anna Akhmatova, écrivant à son fils Lev (Lyova), remonte le cours de sa vie et revisite sa jeunesse, quand elle fréquentait Mandelstam, Blok, Pasternak, Tsvetaïeva, sa « noire magicienne aux mains blanches », du temps où sa ville ne s’appelait pas encore Leningrad et où un seul recueil de poèmes avait suffit pour faire d’elle le « Reine de la Néva ».

« Combien de temps as-tu passé dans les camps, Lyova ? Par ton père, fusillé, et ta mère, mise au ban, tu étais marqué du double sceau de l’infamie. »

Syvia Plath se confie à son mari Ted Hughes, Antonia Pozzi à son ami alpiniste Tullio Gadenz, Anne Sexton à sa mère Mary Grey Harvey :

« J’ai raté mes études, ma vie de famille, d’épouse et de mère. J’avais renoncé à écrire depuis que je t’avais montré mes poèmes. »

Toutes portent en elles des souffrances intérieures, des deuils, des douleurs physiques, un mal à vivre qu’elles expriment avec leurs mots, leur colère, leur violence parfois, celle-ci se retournant souvent contre elles. Près de la moitié d’entre elles, parvenues à un degré de souffrance insupportable, se sont suicidées.

Le dispositif mis en place par Cécile A. Holdban, à savoir ces lettres sensibles et documentées qui touchent à l’intimité de ces poétesses, permet de les découvrir autrement, dans leur réalité, leur époque, leur pays, leurs déplacements. Sensibles, entières et intuitives, elles évoluent dans un environnement la plupart du temps hostile.

« Chez chacune, j’ai ressenti une attention particulière au monde, dans laquelle je me reconnais, comme si nous avions longtemps marché ensemble, moi les écoutant jusque dans leurs silences. »

Très bien construit et captivant, le livre de Cécile A. Holdban invite à lire, à relire et à découvrir les œuvres de ces poétesses * (issues de différents pays du monde) qui ont su témoigner et ouvrir quelques précieuses fenêtres de liberté dans des périodes où l’Histoire (qu’elles traversaient et qui les traversait) s’approchait plus des ténèbres que de la lumière.

Cécile A. Holdban : Premières à éclairer la nuit, éditions Arléa

 * Edith Södergran, Gertrud Kolmar, Ingrid Jonker, Marina Tsvetvaïeva, Ingeborg Bachmann, Forough Farrokhzad, Nelly Sachs, Alejandra Pizarnik, Janet Frame, Karin Boye, Anna Akhmatova, Sylvia Plath, Gabriela Mistral, Antonia Pozzi, Anne Sexton.

jeudi 2 mai 2024

Derniers oiseaux / Sternes

Les oiseaux occupent une place essentielle dans l’œuvre de Marc Le Gros. Après Méchamment les oiseaux (Est, 2017) et Tétralogie des oiseaux de halage (Est, 2020), les voici à nouveau, surpris au bord de l’eau, dans les champs, les bois ou en l’air, présents dans deux livres qui sortent simultanément, superbement édités, comme les précédents, par Samuel Tastet,

Derniers oiseaux regroupent des poèmes publiés çà et là, souvent à tirages limités puis revus et retravaillés. On suit quelques-uns de ceux (ils sont six) qu’il a repérés lors de ses voyages ou de ses promenades, surprenant les martins-pêcheurs « immobiles comme des marabouts » près des bassins et des temples en Inde ou regardant les mouettes d’Ostende évoluer près des vendeurs de moules, à deux pas de la maison de James Ensor, tandis que les sanderlings, ces bécasseaux « aux cous articulés / couleur d’ardoise triste » se rassemblent et forment « une curieuse colonie à Tréguennec », en pays bigouden.

Ailleurs, ce sont les étourneaux, leurs nuages de suie au ciel ou leurs grappes tombant brusquement dans les arbres à la tombée de la nuit, qui l’invitent à ne rien rater de leur vol et des nombreuses figures qu’ils dessinent là-haut, ce qui est leur façon de dire qu’ils ont, eux aussi, leur propre écriture.

« Sur le chemin piqué d’ajonc
Qui descend en glougloutant près de Botmeur
Vers les marais puants des Enfers
Les étourneaux ont l’art de faire ruisseler les images
Mais quelle musique aussi,
Ces bruissements de mues au faîte des cerisiers, ce
Long remuement d’ailes rousses qui pataugent
Dans l’eau de l’air ! »

Le pivert qui « sort de son arbre » au lever du jour, tout ébouriffé de rosée, et le pigeon (qu’il n’aime pas tout en admettant que certains peuvent parfois devenir de prodigieux voyageurs) trouvent également place dans le livre, peints, saisis en pleine action, comme les autres volatiles, par le peintre Henri Girard.

Sternes, poème inédit, est accompagné par les dessins de Maria Mikhaylova qui signe également la mise en page. Les mots, les vers, les changements de rythme et les subtilités métaphoriques de Marc Le Gros nous permettent de visualiser un spectacle à nul autre pareil, chorégraphie parfaite en bordure d’océan, avec en scène ces petits migrateurs, appelés aussi hirondelles de mer, en train de piquer du bec dans l’eau pour y subtiliser lançons et sardines.

« Les sternes ont la colère brève, la
Jouissance
Sèche
Une phrase courte
Une corde qu’on tend dans l’air acide
Toute prête à craquer »

Quelques minutes plus tard, travail accompli et repas ingurgité, les voici qui dorment. Leur calotte noire en haut du crâne ne bouge plus.

« Elles dorment sur leurs pattes courtes
À peine visibles et chaque fois
On dirait qu’elles rêvent et nous aussi pour un peu
On glisserait on
Basculerait dans leur douceur cette
Blancheur de peluche ancienne
N’était ce long fuseau des corps qui nous traverse
L’effilé splendide des dos qui chaque fois nous
Brûle les yeux
Comme une lame de lumière dans la mémoire »

Le poème de Marc Le Gros vibre, bouge et suit avec bonheur celles qui lui donnent son titre. Il les fait vivre (entrer, voler, pêcher, se sécher les plumes) dans son livre, accompagné, page à page, au plus près du texte, par les superbes dessins de Maria Mikhaylova.

Marc Le Gros : Derniers oiseaux, peintures de Henri Girard, Sternes, dessins et mise en page de Maria Mikhaylova, Est, Samuel Tastet Editeur.

lundi 22 avril 2024

Devenir nombreux

Rien ne va plus. L’hexagone est proche de l’implosion. L’état semble en perdition. La nature n’aimant pas le vide, des bandes armées se battent pour prendre le pouvoir. Le pays est pris en étau entre la Coalition et la Salamandre. Il n’y a plus de fils électriques, plus de jus, juste des tas de gravats, des restes de magasins dévastés, des grappes humaines qui essaient de survivre en s’agglutinant autour des feux, des gens qui se débrouillent pour manger, d’autres qui rançonnent, d’autres encore qui vocifèrent et font la loi sur les barrages. L’heure est au sauve-qui-peut. Il faut sortir du guêpier. C’est ce que fait Samuel, vingt ans, qui prend la route et quitte la Seine-et-Marne en compagnie de sa jeune soeur Betty.

Samuel possède un objet rare et précieux : un Kwish capable de le guider vers un avenir meilleur, quelque part au Québec où la vie semble plus facile et harmonieuse.

« Mon Kwish vibre.

Aurore bénigne berceau  »

Un sourire. Ma sœur soupire. Elle n’aime pas quand je sors mon Kwish. »

L’objet lui électrise les neurones et balance des mots brefs sur l’écran. A lui de bien les interpréter. A l’autre bout du vibrant bidule, se cache un être invisible.

Frère et sœur font route vers Le Havre. Leur voiture ayant rendue l’âme, faute d’essence, ils crapahutent, marchent, traversent des bois, se méfient des individus louches qui errent en bordure de Seine et parviennent, après plusieurs jours de galère, à embarquer (grâce à un passeur qui soutire leurs économies) sur un zodiac puis sur un bateau, direction l’autre côté de l’eau. C’est durant la traversée qu’il perd le fil des évènements, plongeant dans un état second avant de reprendre conscience, seul et démuni, dans un lieu hostile qui ne ressemble en rien à la ville de Montréal dont il rêvait tant.

« Adieu la vie. Les bêtes autour. Retour sous terre. J’ai perdu Betty. Mon Kwish. Mon cœur. Un truc bizarre m’est apparu dans le cou. Perdu le ruisseau. Les bêtes me narguent. Alors je m’enterre.
C’est froid, crépitant, mais presque doux, aussi. Je creuse, m’ensevelis. Me fais un masque de feuilles, comme un onguent sur les brulures de mon rêve »

Il se réveille dans une forêt. En compagnie des castors, des ours, des oiseaux, des insectes. Il va y passer quelques saisons, approvisionné en poisson sec par un inconnu qu’il ne voit jamais. Il est coincé, pris dans un très touffu purgatoire. On lui a, de plus, greffé une puce dans le cou.

Le jour où l’on vient enfin le récupérer, on le fait monter dans un pick-up pour l’amener dans un lieu étrange, alternatif, où vivent quelques milliers d’individus, hommes, femmes et enfants, cohabitant tous dans une communauté où chacun est invité à trouver sa place. Un endroit isolé du monde, avec ses us et coutumes et ses travaux quotidiens. C’est là que l’on fabrique les Kwish, à base de champignons. Samuel y retrouve sa sœur  mais ce Québec aux êtres décalés et néanmoins vaillants est bien moins trépidant que celui qu’il espérait découvrir. Le voilà désormais dans la compagnie des rêveurs et des rêveuses dont certains / certaines continuent de croire en des lendemains qui chantent, quitte à avaler un certain nombre de couleuvres.

Situé dans un avenir pas si lointain, la poétique et bluffante fiction imaginée par Pierre Terzian, riche en rebondissements, est portée par une langue à l'énergie survitaminée. Ses phrases courtes s’enchâssent et procurent un rythme soutenu à l’ensemble. L’humour est également de la partie. Parcimonieux, il atténue les poussées du tensiomètre. Le personnage principal, saisi avec empathie, surmonte les coups durs en les retournant à son profit. Ne pouvant espérer revenir en arrière, il s’en remet à la vie, au hasard.

« Est-ce qu’un castor, une rose savent où ils se trouvent ? Oui et non. Comme moi. Je suis quelque part. Je prends racine.»

Pierre Tierzan : Devenir nombreux, Quidam éditeur.

dimanche 14 avril 2024

Café n° 5

Fidèle à sa ligne éditoriale, la revue Café (« Collecte Aléatoire de Fragments Étrangers) ouvre les pages de sa cinquième livraison, conçue autour du thème de « l’oubli », à des poètes et nouvellistes qui écrivent dans des langues souvent minorées et méconnues. La motivation première des traducteurs et traductrices qui font vivre cette publication est de donner à lire des textes collectés en de nombreux endroits du monde.

C’est avec les poèmes d’Amrita Pritam (1919-2005), née à Gujranwala au Panjab (alors en Inde et aujourd’hui au Pakistan) , traduits de l’hindi par Diane Charmey que l’on entre dans ce numéro.

« Hier soir -
je suis allée dans les ruines de mes vies antérieures...

Quelques instants d’un autre temps
peut-être laissés là dans un sanglot
et dont les pieds se sont changés en pierre...
Certaines de leurs ombres
peut-être laissées là dans un souffle
étaient figées par la mousse
sur le dos de ces pierres... »

Chaque auteur / autrice bénéficie d’une présentation exhaustive. Un extrait du texte original apparaît en regard de la traduction. De page en page, on passe (entre autres) du turc au bulgare, du grec à l’arabe ou du tamoul au yiddish en suivant une géographie littéraire volontairement nomade. On peut s’arrêter avec Tamaz Tchiladzé en Géorgie :

« La maison d’enfance apparaît en rêve,
Parfois seulement, un instant à peine,
Et m’offre un répit après le voyage,
Une chaise à côté d’une fenêtre. »

ou au Portugal avec Margarita León :

« Sans un geste, le temps
perfore ton corps.

La mort de l’esprit,
l’effroi, l’effroi de la fillette,
les enfants murmurent les secondes
à la terre béante.

Sans cœur,
le temps dissout les secondes. »

Le thème autour duquel s’articulent les textes n’est jamais perdu de vue. La mémoire (fragile, précaire et... oublieuse) est constamment sollicitée. Non seulement pour revenir sur un ressenti particulier ou sur des émotions passées mais aussi pour rappeler certaines réalités sociales, historiques et politiques propres aux diverses contrées où sont nés ces écrits. C’est un monde instable, souvent traversé de violence, qui apparaît au fil des fragments choisis. S’y succèdent des voix sensibles et fortes.

L’ensemble (190 pages) est copieux et propice aux découvertes. Il fait la part belle aux nouvelles, intenses, captivantes, dotées d’une grande qualité littéraire.

 Café n° 5. Pour retrouver le site de la revue, utiliser ce lien

dimanche 7 avril 2024

Je vais entrer dans un pays

Sa vocation est née très tôt. À peine adolescent, il veut entrer dans les ordres. Non pas devenir curé mais moine.

« Il ne pense plus qu’à ça, il en parle tous les jours »

Il quitte sa famille, arpente les routes, frappe aux portes des monastères. Partout où il se présente, à Soligny ou à Neuville-sous-Montreuil, on le refoule, à cause de son trop jeune âge, de sa santé fragile, de sa dévotion dévorante. À chaque fois, il revient chez ses parents, à Amettes, dans le Pas-de-Calais, reprend ses études, se fortifie et repart, marchant sans relâche, jour et nuit, souvent sous la pluie, à l’assaut des trappes, des lieux fermés, des cellules où il espère s’adonner à la prière, oublier son corps, prier et communier.

« Il voulait de l’amour, quelque chose d’intense, d’éternel. Mais sans lui : il voulait disparaître dans cet amour. Il n’avait aucun prix à donner pour sa peau. Il voulait s’effacer. »

Cet homme habité par une foi trop grande pour lui, c’est Benoît Labre, le "vagabond de Dieu" qui quittera bientôt sa famille pour ne plus jamais revenir, se rendant d’abord, après ses premiers échecs, à l’abbaye de Sept-Fons, près de Moulin, où on l’accepte enfin et où il devient moine en prenant le nom de frère Urbain.

« Mais là tout recommence. Il ne veut pas manger, à peine dormir. Quand il a le moindre moment de libre il est à la chapelle. Il a des crises de larmes quand il pense aux pécheurs. Il n’a pas envie de travailler, ne saisit pas toutes les règles de la vie en commun. »

Les moines finissent par le renvoyer. Il est à nouveau sur les routes. Il descend vers le sud, rejoint l’Italie où les monastères sont nombreux mais où aucun ne veut de lui. Il se retrouve à Rome, fait de longues haltes dans les églises, décide de participer à tous les pèlerinages, part à Lorette puis retourne à Rome, va à Assise, à Naples, au mont Cassin, quitte l’Italie, prend le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, en cours de route se recueille dans les sanctuaires et retourne ensuite vers Rome.

« Il marche. Il marche en chantant, sous la pluie, sous le grand soleil. Il dort dehors.

Il n’a rien. Il mendie à peine. Des gens lui donnent un peu de pain, un peu de légumes cuits, ça lui suffit. Il refuse tout le reste ; quand on lui donne des sous, il les passe à d’autres. »

C’est cet exalté à la foi incommensurable, fragile et sensible, apparemment doux mais dur avec lui-même, que suit Guillaume Marie. Son récit est vif, bref et prenant. Il s’est rendu sur les lieux où l’inlassable pèlerin a passé les six dernières années de sa courte vie (1748-1783), dans les ruines du Colisée, en compagnie des malades, des mendiants, des prostituées, des sans-abris, il a visité, rue des Serpents, l’endroit où Benoît-Joseph Labre s’est éteint, au domicile du boucher Zaccarelli et les églises (dont celle de Sainte-Marie-des-Monts où il est enterré) où l’on honore sa mémoire.

« Il prenait parfois en pitié les bourgeois. Il savait qu’ils étaient incapables d’aller sur son chemin, ou même de voir que ce chemin existait. »

L’écriture sobre et dépouillée de Guillaume Marie touche à l’essentiel. Sans fioriture, s’appuyant sur une documentation précise, il dessine le portrait d’un grand solitaire qui aura marché, prié et suivi jusqu’à l’épuisement l’invisible "tout puissant" qui, disait-il, le guidait.

 Guillaume Marie : Je vais entrer dans un pays, éditions Corti.

 Parmi les nombreux textes littéraires qui ont été consacrés à la vie de Benoît Labre (qui fascina, entre autres, Paul Verlaine et Germain Nouveau), impossible de ne pas citer le Saint Benoît Joseph Labre d’André Dhôtel, publié en 1957 (éditions Plon) et aujourd’hui disponible en collection poche à La Table Ronde.


samedi 30 mars 2024

Avec mon stylo / sans son stylo

Deux textes présentés tête-bêche. Sans nom d’auteur sur la couverture. Deux fictions différentes qui ont pour point commun un stylo. En avoir un à soi ou pas. L’enjeu est crucial. Et a d’autant plus d’importance que celui qui s’exprime ici vit et écrit avec son stylo (le sien, unique, irremplaçable). Et n’est plus du tout lui-même quand il ne l’a plus.

Aux lecteurs / lectrices de choisir par quel texte débuter. Sans son stylo paraît une bonne option. L’écrivain n’a plus son outil de travail et se demande comment raconter la disparition du stylo sans l’utiliser. C’est compliqué. Quelques éléments sortis du théâtre de l’Absurde entrent en scène. Il doit jongler avec. Et se dédoubler. Être tantôt celui qui entame un récit avec décor familier et personnages inventés et tantôt l’autre, celui qui tâtonne faute de stylo, s’embarquant dans d’étranges situations. Le voilà, par exemple, en train de monter dans un arbre fantôme.

« Il a retrouvé l’arbre qui n’existe pas : il est dessus. Il est bien installé à califourchon sur une branche solide. »

Pas facile de vivre (et d’écrire) sans son stylo. C’est ce que démontre ici, avec l’esprit facétieux qui l’anime, Philippe Annocque dont on reconnaît aisément la patte, l’humour pince-sans-rire, le plaisir pris à créer des situations improbables et à pousser le bouchon toujours un peu plus loin.

Avec mon stylo, c’est une autre histoire. La magie opère. L’arme secrète vibre et rien ne peut résister à l’adversité. Le stylo est la clé qui ouvre toutes les portes. Finis les jours sans fin, passés à se lamenter, à courber l’échine, à travailler dur, à faire semblant.

« Je me sens dans une forme que personne d’autre que moi ne connaîtra jamais. Car pour connaître cette forme il faut posséder mon stylo, autrement dit il faut être moi, puisque c’est moi qui possède mon stylo. Comment en effet posséder mon stylo sans être moi ? »

Le stylo, objet usuel, pratique, quotidien, souvent relié à la main de l’homme et parfois même à son cerveau, est ici remarquablement mis à l’honneur, Philippe Annocque n’hésitant pas à le propulser en personnage central et déterminant d’un livre subtil et détonnant.

 Philippe Annocque : Avec mon stylo / Sans son stylo, Éditions Do

vendredi 22 mars 2024

Le Masque d'Anubis

Anubis veille sur les défunts mais n’hésite pas à s’inviter, quand bon lui semble, dans les pensées des êtres vivants. François Rannou a bien cru sentir sa présence à l’hôpital, lors d’une récente IRM. Tête enserrée dans une coquille, portant casque et masque de protection, il s’est demandé, ainsi attifé, si le facétieux maître des nécropoles ne se jouait pas de lui. Il n’en était rien, mais de cette séquence est né un poème auquel se sont greffés d’autres, liés à la fragilité de nos corps et à notre capacité à résister en allant chercher aide et harmonie là où elles se trouvent, dans les paysages, dans les gestes simples du quotidien, dans la remémoration de faits vécus avec intensité.

Ce sont ces moments, proches ou lointains, passés au chevet des autres (sa mère, son voisin Jean) ou tissés çà et là, au fil du temps, qui lui reviennent en mémoire et qu’il déroule posément, à chaque fois en un poème d’un seul tenant, discrètement narratif, ancré dans un lieu où apparaît une silhouette, puis un corps et enfin un visage qui porte, dans son expression même, bien des secrets.

« la lourde pierre qu’on pousse une fois pour toutes sur
ton corps est un nuage plus léger que le tulle sur
les seins de l’amie désirée ai-je dit en souriant il a
murmuré "dès que possible je retournerais voir la dame de Saint-Helen"
je l’ai vu pencher la tête sur sa tablette un bouquet de jonquilles »

Les soubresauts et les sautes d’humeur d’un corps qui, un beau jour, décide de ne pas répondre aux injonctions d’un cerveau peu habitué à ce genre de résistance, apparaissent dans les sinuosités d’un poème placé au centre du livre. Il est intitulé AVC ou l’irruption d’un autre alphabet.

« Du moins je crois c’était comme une huître et des
nuages qui se recouvraient j’ai senti qu’un ciel sur l’autre

retombait mollement jusqu’à ce premier geste tenté mouvement routinier
de la main quelle lenteur approximative l’esprit vaguement

délié n’a plus de prise sur rien s’essuyer les lèvres devient incompréhensible
des ondes courtes dans ma paume fourmillent de murmures »

Il y a de la douceur dans ce livre. Une quête d’apaisement pour conjurer tracas, tristesse et angoisse. L’une après l’autre, des fenêtres s’entrouvrent. Des tableaux habités apparaissent et se mettent en mouvement. Après les avoir extraits de sa mémoire, François Rannou les déroule avec lenteur, par fragments associés les uns aux autres, dans des paysages familiers, propices à l’évasion et à la réflexion, en une respiration bien posée. Il donne de la souplesse et une belle amplitude à ses poèmes. Il y ajoute une sensibilité discrète et maîtrisée.

François Rannou : Le Masque d'Anubis, peintures de Michèle Riesenmey, Éditions Des Sources et des Livres.

jeudi 14 mars 2024

Les labourables

Ce que Lou Raoul explore dans ce livre, c’est ce que fut pour elle la période de confinement mise en place pendant la pandémie de Covid 19. Ce repli imposé, elle l’a vécu à sa façon, en observant, en prenant des notes, en se promenant au bord d’un étang ou d’un canal, en longeant des champs qui se préparaient au repos hivernal. Le temps semblait figé tandis que sa pensée la portait vers le monde extérieur. Exprimer cela ne pouvait se faire sans le recours aux poèmes. Ceux-ci jalonnent les mois de novembre et de décembre 2020 et se succèdent en « un journal de terre », ce qui correspond en agriculture à la surface que l’on peut labourer en une journée.

« ou cinquante ares dans nos villages
cette mesure d’arpentage
autrement dit une journée de charruage
ou encore la surface labourable en un jour
avec un cheval puissant
de l’aube au crépuscule »

La feuille et le stylo remplacent ponctuellement la parcelle à labourer et la charrue. À chaque jour, son poème, en un temps suspendu où rien ne se passe et pendant lequel Lou Raoul se demande, chaque soir, si ce jour doit être conservé ou rayé du calendrier. Elle finira par en balafrer les dates, mentionnant quand même leur existence, certes tronquée mais bien réelle.

« un texte par jour
les dates n’auront probablement pas d’importance
qui seront balafrées »

Rester cloîtrée dans l’appartement (ou dans la yourte) où a lieu l’assignation à résidence, avec autorisation de sortie dûment signée dans un espace géographique limité, n’est pas dans sa nature. Elle a besoin du dehors, des oiseaux, du vent dans les arbres, besoin de s’évader et s’il lui est impossible d’y parvenir, il reste quelques échappatoires que personne ne peut lui enlever : la mémoire, le rêve, la lecture, la musique et l’écriture.

« tu cherches à écrire non pas ce qui plairait
tu cherches à écrire ce qui te tient debout
c’est différent
de l’autre côté des fenêtres
murs lumineux du jour
arbres aux branches dénudées
les voici à présent
tu lâches la bride »

Lou Raoul, en ces semaines où elle se sent en « cage », en manque d’espace (« tu ne sais pas vivre sans espace sans arbres et plantes ») cherche ce qui peut l’aider à entrouvrir des portes, à la mener vers les autres, à donner un peu de relief à son quotidien. Elle se saisit des instantanés et des images fugitives qui s’offrent à son regard. C’est un goéland qui tourne autour d’un quartier désert, ou une patrouille de CRS qui procèdent à des contrôles, ou un hélicoptère jaune qui se dirige vers le centre hospitalier ou simplement un coucher de soleil rougeoyant.

« en sortie du samedi pour des courses alimentaires
tu regardes au moment du passage à la caisse
les denrées des personnes alentour
il te semble un pays qui s’assoupit à l’alcool »

Tout est noté avec retenue, sans fracas, sans que l’émotion l’emporte, en une succession de poèmes qui expriment le désarroi mais aussi la nécessité de le dépasser en veillant à ce que ces jours (autrement promis à la monotonie) soient traversés par des éclats de vie simple, rageuse et revigorante.

Les photographies de Frédéric Billet (paysages de campagne, ciels tourmentés, cabane, balcon, arbres agités) qui accompagnent l’ensemble s’adaptent parfaitement aux poèmes et à l’univers de Lou Raoul.

 
Lou Raoul : Les labourables, photographies de Frédéric Billet, éditions Bruno Guattari.

mercredi 6 mars 2024

La reposée du solitaire

Tous les jours, vers quatre heures du matin, un homme se lève, boit son café, caresse et nourrit son chat, allume son ordinateur, ouvre son Memento, note ce qui lui vient ou ce qui ressort d’une nuit qui fut agitée, composée de périodes de sommeil entrecoupés de bruits intérieurs (ceux provoqués par les mots qui ne veulent pas dormir) et extérieurs, où les animaux, délivrés de la diurne, désagréable et parfois redoutable présence des hommes, fouinent, fouissent, hululent, aboient, grognent, mâchent, mastiquent, chassent et s’adonnent à bien d’autres activités dont certaines touchent l’oreille sensible de celui qui débute sa journée avec douceur et lenteur, "loin des "excès de vitesse du monde"..

Cet homme, c’est Jean-Pascal Dubost. Il vit en forêt de Brocéliande où il a choisi de s’installer et où il se sent bien. Quand il se lève, la lumière de son bureau est l’une des premières à émettre dans la contrée et nul doute que beaucoup d’animaux la repèrent, s’en approchent ou s’en éloignent, Cela n’est pas pour lui déplaire tant il se sent proche d’eux, appréciant de les savoir libres et sauvages, à proximité de ce "balcon en forêt" à partir duquel il les voit parfois.

Comme eux, il s’est aménagé une maison-tanière, un repaire, un abri qui fait office de "reposée du solitaire", (l’expression est de Maurice Genevoix).

« Grâce aux animaux sauvages, j’entends les palpitations du silence. Ça paraît pompeux, dit comme ça, mais en tendant tous mes sens vers eux dans le silence matinal de la forêt, j’entends battre à l’unisson leur cœur à travers le silence. Les animaux fusionnent avec le silence. C’est à ça, que je me concentre extrêmement chaque matin. »

Peu après, il explique que sa forêt, si vivante, abritant une faune épatante, soumise aux aléas du climat, aux assauts des chasseurs et des coupeurs d’arbres, est imaginaire et cosmique mais aussi bien réelle. Foisonnante, très étendue, observée de sa fenêtre en levant les yeux de son écran ou du livre qu’il est en train de consulter, il y pénètre également quand il en a envie, s’y perd, s’y retrouve, froisse les feuilles mortes, avance nez au vent dans une odeur d’humus ou de terre malaxée par les groins des arpenteurs nocturnes.

« Quand je marche en forêt (hors sentiers), j’ai le sentiment très net d’être observé par des animaux. Qu’ils titillent ma nature non pas enfouie ou disparue, mais inexistée. »

Ce livre – posé, apaisant, grand ouvert sur la forêt – est composé de notes écrites au fil du temps (entre mai 2020 et février 2022) et parsemé de citations dues à ses auteurs de prédilection, est idéal pour saisir la solitude (assumée, plutôt heureuse) de l’écrivain Jean-Pascal Dubost au travail et pour comprendre le lien étroit qu’il entretient avec son lieu de vie.

Il n’est pas pour autant homme vivant hors du monde et du temps. L’ordinateur à portée de main, il va visiter les sites d’informations, prend connaissance des faits-divers, des drames, des guerres, des chaos en cours et réintègre prestement son ermitage, bien situé et ô combien littéraire (les légendes arthuriennes s’y régénèrent toujours), autour duquel bruisse une forêt de mots qui requiert toute son attention.

« Je vis en forêt de Brocéliande depuis 2005, j’y voulais vivre, y vivre au plus près mes lectures arthuriennes, et peu à peu la forêt est entrée en moi, mes moindres recois y sont, même ceux encore inconnus de moi. »

 Jean-Pascal Dubost : La Reposée du solitaire, notes de carnets, éditions Rehauts

jeudi 29 février 2024

En aveugle

Revoici Eugene Marten. Après le très déstabilisant et non moins remarquable Ordure, En aveugle – qui fut le premier roman publié en 2003 aux U.S.A. par l’écrivain – s’intéresse à nouveau aux parcours des hommes et des femmes qu’une Amérique contemporaine mal en point a tendance à rendre invisibles. Là-bas, comme ailleurs, les déshérités enchaînent les galères. Difficile de trouver sa place, aussi précaire soit-elle, et plus encore quand l’on revient, à peine sorti de prison, après six ans d’absence, dans une ville que l’on ne reconnaît plus. C’est la situation que doit affronter l’anti-héros taciturne et solitaire dont on suit ici la lente (et zigzagante) reconstruction psychologique et sociale.

Il n’a plus rien et espère une seconde chance. Dans la chaleur poisseuse de l’été, il finit par trouver refuge dans un hôtel miteux aux chambres infestées de cafards. Ce n’est pas une cellule mais si ça y ressemble un peu. Il lui faut en sortir, dénicher un travail au plus vite. Son salut viendra de deux frères syriens, spécialisés dans les clés et serrures, qui l’embauchent. Le salaire est bas mais il n’a guère le choix et aucune expérience.

« Parmi les gens qui venaient sans rien acheter, il y en avait qui s’appelaient Bashir, Tariq, Fuad, Ayman. Ils remplissaient la boutique de leurs "Salaam", de leur après-rasage ordinaire, leurs cheveux et leurs yeux sombres. Leurs cartes de visite. »

Il apprend les rudiments du métier, observe, prend ses marques et retrouve un semblant de vie sociale au contact des clients qu’il reçoit ou qu’il va dépanner à domicile ou dans la rue (quand il s’agit d’une clé de voiture égarée ou oubliée à l’intérieur du véhicule). Leurs portraits, brossés avec tact par Eugene Marten, forme une impressionnante galerie. Tous cherchent la clé perdue. C’est également le cas du narrateur.

Marten déplie lentement son histoire. La personnalité de l’homme qu’il met en scène est complexe. Elle s’éclaire au fil des chapitres. Passé et présent s’entremêlent de façon volontairement elliptique, laissant toute latitude au lecteur pour reconstituer le puzzle. L’écrivain excelle dans l’éparpillement des pièces. Ici, la prison et sa rude réalité, là, la clinique où est maintenue en vie une femme inconsciente, là-bas, l’accident (dû à un excès d’alcool) sans lequel il n’y aurait eu ni prison ni hôpital. C’est avec ce passé douloureux, où il y eut perte de contrôle, choc violent et mort, que doit composer le narrateur. La métaphore de la clé s’avère d’autant plus symbolique qu’il est dans l’obligation d’en fabriquer une à sa mesure, s’il veut échapper à sa prison mentale.

« Rien qu’une fine tige de métal, pas plus longue que le doigt. »

En aveugle est un roman ample et savamment architecturé. Un roman social où la violence, qui survient par à-coups, voit ceux qui souffrent s’en prendre à leurs congénères. Le texte, dense et minutieux, avec ses non-dits, ses descriptions brèves et ses dialogues qui s’entrecroisent, ses salvatrices pointes d’humour, sa noirceur qui parfois s’écaille, son ancrage dans l’urbanité, est porté par une écriture d’une grande virtuosité. Eugene Marten est un orfèvre en la matière. Pointilleux, il ne laisse rien au hasard. Pas même les subtilités et le lexique inhérents à la serrurerie.
Le personnage qu’il façonne à sa main n’a nul besoin de posséder un nom et un prénom pour exister. Il est bien présent. Le lecteur saisit sa personnalité et le suit au quotidien en le regardant se mouvoir, s’en vouloir, se colleter aux autres et se battre pour sortir de son enfermement psychologique.

 Eugene Marten : En aveugle, roman traduit de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Vanderhaeghe, Quidam éditeur.

 

lundi 19 février 2024

Le Spectateur

Pour Imre Kertész, le journal intime fut le compagnon de toute une vie. C’est à travers les notes qu’il rédige de façon régulière qu’il s’interroge sur son parcours hanté par la déportation à Auschwitz et à Buchenwald à l’âge de 14 ans. À son retour, il apprend que son père est mort en déportation. Rescapé, il le sera constamment et n’aura de cesse d’observer, d’étudier, de chercher à comprendre et d’exprimer ses réflexions en se montrant tout aussi rigoureux avec lui-même qu’avec les autres. Il y a chez lui une exigence qui exclut les approximations. Vu de la sorte, Le Spectateur s’avère parfois redoutable. Le spectacle qui lui est donné de voir a lieu dans un pays, La Hongrie, sous domination soviétique de 1948 à 1989, où son œuvre est pratiquement ignorée.

« Je sais désormais que j’ai toujours été un étranger dans le pays où je vis, dont je parle la langue, et je crois qu’il me faut l’admettre et choisir l’émigration véritable. »

Ce journal, qui vient après Un autre (Actes Sud, 1999) et Journal de galère (Actes Sud, 2010) est le dernier publié en Hongrie de son vivant. Il retrace la décennie 1991-2001.
Le mur de Berlin est tombé. La Hongrie est devenue une démocratie parlementaire et Kertész peut enfin voyager à l’étranger où ses livres sont traduits, notamment en Allemagne où il se rend régulièrement. Mais ce léger mieux reste fragile. Il sait que les leçons du passé n’ont pas été retenues et que, partout, le nationalisme gagne du terrain, ce qui ne présage rien de bon. Dans quelques mois, la guerre secouera à nouveau les Balkans.

« Le monde retentit d’innombrables explications, on parle, on gesticule, on discourt – ne faudrait-il pas une fois, soudain, avec une innocence d’enfant, s’étonner de ce que l’homme extermine l’homme ; l’homme tue, massacre l’homme ; et en même temps il dit que tuer est interdit – pourquoi ? »

Pour ne pas se laisser submerger par une actualité qui s’autodétruit au fil des jours, Kertész se tient à distance. Son « hygiène mentale » lui commande de « se libérer de la politique, rester loin des informations, se détacher du temps ». Il lit, relit les écrivains qui lui sont chers : Kafka, Camus, Bernhard, Thomas Mann, Sandor Marai entre autres. Ce retrait volontaire l’aide à saisir les faits essentiels, ceux qui touchent à la création, à l’acuité du regard, à la connaissance de soi en pratiquant sa propre analyse. Il entend poursuivre son œuvre. Celle-ci capte toute son attention. Pour y parvenir, il lui faut de l’’énergie. Et elle est bien là, réelle, présente malgré la dépression qui rôde.

« Un conseil important de Sandor Marai : entre tous les jours en contact avec la grandeur, ne passe pas une seule journée sans lire quelques lignes de Tolstoï ou écouter quelque grande musique, regarder une peinture ou au moins une reproduction. »

Durant cette décennie, Kertész, qui souffre de la maladie de Parkinson, perd sa mère (en 1991) tandis qu’Albina, sa femme, meurt d’une tumeur au cerveau en octobre 1995. De nombreuses pages émouvantes lui sont consacrées. Il ne peut s’empêcher de se sentir coupable de rester en vie alors qu’elle n’est plus. À nouveau, son passé de rescapé le hante.

« L’une des conséquences particulières de la perte et du deuil est que je suis différent de moi-même ; comme si mon identité avait changé. »

Kertész note ici ses doutes, ses tourments, ses failles, ses inquiétudes, notamment face à la montée d’un antisémitisme de plus en plus ordinaire et décomplexé. Il n’est pas optimiste mais il garde en lui une force qui le fait avancer, sans jamais perdre le fil. Ses lectures et les réflexions qu’elles génèrent lui apportent beaucoup. La reconnaissance de son œuvre à l’étranger, même s’il l’appréhende avec une certaine réserve, lui montre que son long parcours d’écrivain en exil dans son propre pays n’aura peut-être pas été vain.

« A vrai dire, je n’ai jamais reçu autant d’affection qu’en Allemagne, ce pays où on avait voulu me tuer. »

Les dernières notes du journal sont, et c’est très rare chez lui, plutôt apaisantes. Il retrouve l’amour, se remarie, change d’appartement. Un bien-être toutefois amputé par la maladie mais avec en permanence cette ténacité qui lui permet de surmonter bien des épreuves. Un an plus tard, en 2002, le prix Nobel de littérature lui sera décerné. Il est loin de s’en douter. Ne peut même pas l’imaginer.

« Camus s’est senti mal, puis a été malade pendant des mois après avoir reçu le prix Nobel : c’est la seule réaction saine à une telle mésaventure. »

Imre Kertész : Le Spectateur, notes 1991-2001, traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsai et Charles Zaremba, préface et note de Clara Royer, Actes Sud.

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samedi 10 février 2024

Nikos Kavaadias n'est jamais loin

 "J'ai pris mon quart depuis deux heures à peine et je tombe    désespérément de sommeil. Mon coéquipier dort assis à côté de moi, il se réveille chaque fois qu'il perd l'équilibre et se rendort aussitôt..."

 Nikos Kavaadias : Journal d'un timonier et autres récits, traduit du grec  par Françoise Bienfait, éditions Signes et Balises, 2018                                                         

De retour à son poste de travail, debout derrière l'étal à la halle aux poissons, il parle (à celui qui n'a pas assisté aux obsèques) du vent léger qui soufflait sur Athènes le 13 février 1975 en fin d'après-midi.

Les dockers du port du Pirée, réunis dans un café près du stade Apóstolos, buvaient à la santé de celui qu'ils venaient de porter en terre.

Pour eux, Nikos Kavvadias, l'officier radio de la marine marchande, enroulé dans les draps chauds de l'océan, naviguait toujours en mer de Chine.

Apercevant au loin les lumières de Shan Tou, il les entendait rire ou pleurer et les remerciait d'avoir aspergé son cercueil à l''eau de mer.

Note : pour suivre Nikos  Kavvadias sur ce blog, c'est ici