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jeudi 24 août 2023

Le texte impossible

Lire Alain Roussel requiert une certaine disponibilité d’esprit, une sorte de lâcher prise afin de se laisser guider par ce flâneur qui s’aventure, subjugué par les lettres et les mots, dans les lacis et les broussailles de la langue, se demandant ce qu’il fait là, continuant néanmoins de cheminer en mettant sa promenade à profit pour entremêler le réel et l’irréel, le dit et le non-dit, l’imaginaire et l’autobiographie, l’immobilité et le mouvement.
Le Texte impossible naît d’un vide, d’une communication rompue entre l’auteur et l’univers qui ne peut être rétablie que par l’écriture.

« J’ai soudain la conviction que l’écriture, s’insinuant dans le monde, va chasser la banalité. Je vais m’installer à demeure au cœur des choses, vivre dans l’érection du temps. »

Cela se passe à Arles, à sa fenêtre, avec au loin les contreforts des Baux-de-Provence, ou dans les rues de la ville où il aime se ressourcer entre deux séances d’écriture, sa marche l’amenant à faire halte dans un café, d’abord pour se désaltérer en buvant une bière et bientôt pour regarder vivre et bouger les consommateurs qui s’y trouvent. C’est là que son imaginaire s’emballe. Une femme est assise au bar, jupe légèrement relevée au-dessus du genou, avec, près d’elle, son sac à main. Curieusement, il n’observe que cet objet entrouvert « comme une bouche qui murmure », ne peut s’en détacher, en fait le véhicule de sa pensée. Sa vision le propulse ailleurs, autrefois, à Boulogne-sur-Mer (où il est né), porté par cet impérieux besoin d’écrire qui le "déchire comme une décharge électrique".

« Que tout cela ne soit qu’illusion ne m’apparaît qu’après, quand j’ai cessé d’écrire. Mais sur l’heure, j’y crois vraiment. »

Il y a entre Alain Roussel et les mots une belle complicité. Il leur donne beaucoup. Ils le lui rendent bien. Ce qu’il leur demande dans Le texte impossible, en plus de leur survenue déroutante, c’est de l’aider à redonner corps à la femme aimée et, semble-il, perdue. Pour ce faire, le récit va vite basculer et quitter la ville, ses rues, ses remparts pour se resserrer autour d’une absente à laquelle il va désormais s’adresser,

« C’est étrange : écrivant vers toi, c’est tout le procès de l’écriture qui s’accomplit sous mes yeux, l’impossibilité pour le texte de te rejoindre dans la vie même, la défaillance de toutes les métaphores devant l’absolue nudité de ton corps. »

Ce que l’auteur interroge, c’est son incapacité à renverser une réalité douloureuse – l’absence d’une femme aimée, désirée – en essayant de la réinventer par l’écriture. Dans un récent poème autobiographique, que l’on peut lire à la suite du Texte impossible, il revient sur ce récit qui n’a cessé de l’accompagner depuis sa conception, au milieu des années 1970.

« J’écrivis Le Texte impossible à Arles dans la clarté provençale
l’œil rivé sur l’abbaye de Montmajour et la blancheur aveuglante des Alpilles
c’était comme une lettre d’amour et de révolte
à une femme réinventée
celle avec qui je vivais alors dans l’éloignement et dans la perte
j’aurais voulu qu’elle traverse les mots pour venir me rejoindre
qu’elle quitte enfin le grand mutisme blanc
qui l’habitait douloureusement. »

Il termine en précisant qu’il a échoué. Une quête impossible qui lui était alors d’une nécessité vitale. Sans elle, ce texte empli de vie, de vigueur, de visions et d’espoir n’aurait pu exister. Et c’eût été dommage. D’autant qu’il contient déjà en germe la plupart des thèmes que l’écrivain – qui donne la part belle à un imaginaire sensuel et lumineux – n’a, depuis, cessé d’explorer.

Alain Roussel : Le texte impossible suivi de Le vent effacera mes traces, éditions Arfuyen.

dimanche 21 juillet 2019

La vie secrète des mots et des choses

Alain Roussel aime les mots et ils le lui rendent bien. Ils ne l’ont jamais déçu. S’ils l’aident à s’exprimer et à communiquer, ils attisent également sa capacité à rêver et son insatiable besoin de savoir. Un jour, il s’est mis à les collectionner. Il les a laissés venir en s’en remettant à ses intuitions et les a regroupés dans un album qu’il a ouvert à leur intention. C’est celui-ci qu’il nous invite à découvrir.

« Depuis toujours, les mots sont là. Ils sont parmi nous, ils sont en nous. Ils font partie de notre vie la plus intime, et ils parlent, continuellement ils parlent. »

Il faut donc les entendre, les écouter et comprendre ce qu’ils ont à dire. C’est ce qu’il fait en nous dévoilant de précieux indices quant à leur vie privée. En tant que guetteur et collectionneur de mots, il se doit d’être vif comme l’éclair. Dès que son esprit l’alerte, il entre en action. Il les saisit au vol. Parfois une syllabe, un haut ou un pied de consonne, voire le jambage d’une lettre, l’aident à mieux les appréhender. Quelques uns, plus rebelles, résistent mais cela ne lui déplaît pas, bien au contraire.

« Je m’introduis en eux par effraction. Dès que je suis à l’intérieur, je fouille le moindre espace, chambres, boudoir, donjon, oubliettes, du vocable récalcitrant. J’en travaille la matière vivante, frottant les lettres les unes après les autres pour apporter un autre éclairage à ma pensée. »

Il suit leur manège d’un œil avisé. Il étudie leur corps, leur phonétique, leur sonorité, leur façon de relier le signifiant et le signifié et leur propension à s’assembler en multipliant les combinaisons. Il les regarde vivre. Certains apprécient les relations cordiales. D’autres osent à peine se toucher. D’autres encore restent méfiants vis à vis de leurs congénères. Chaque mot a son tempérament. Il a une odeur, une couleur, un attrait particulier. Il porte souvent d’autres mots en lui. Chameau contient le mot eau. Seau aussi. Et cela leur va bien. Chien porte sa niche en anagramme. En réalité, les mots jouent entre eux. Et incitent l’auteur à les rejoindre.

« Je suis entré dans leurs jeux, devenant leur complice, leur confident. J’ai été témoin de leurs amours, de leurs rivalités, de leurs émotions, des complots qu’ils fomentent dans l’ombre. »

Il procède de manière ludique, avec une réelle gourmandise, construisant à l’occasion de brefs récits où circulent des personnages qui apparaissent dans le livre presque par inadvertance. Il en est le premier étonné. Un soir, caché derrière les syllabes du mot psychanalyse, c’est Freud en personne qui a déboulé. Il était en compagnie de Anne et d’une mystérieuse Lise. Ces arrivées l’enchantent. Il aime être surpris et les remercie, entre les lignes, d’élargir ainsi le champ de sa créativité.

Les mots ne seraient évidemment pas ce qu’ils sont sans les lettres qui les composent. Alain Roussel s’arrête plus précisément sur elles. Consonnes et voyelles stimulent sa pensée. Il arrive que celles-ci se rencontrent en privé. Les lettres r et l ont, par exemple, entretenu pendant quelques semaines une aventure plutôt torride. Leur correspondance est tombée entre les mains de l’auteur. Qui ne pouvait pas ne pas s’en faire l’écho. Parmi les missives, certaines s’avèrent on ne peut plus expressives, telle celle-ci , émanant de l qui, de retour chez elle, écrit à r :

« Cher r,
Quel tempérament, quelle fougue, quel verbe vous avez, mon ami ! Je suis rentrée fourbue et moulue. Ah ! Quelle belle queue ! Comme tu m’as foutue ! Que me fais-tu dire là mon amour ? J’ai longtemps cru ces mots imprononçables. Je n’ai même pas honte. Que se passe-t-il dans la langue ? »

Et que se passe-t-il dans le nom des choses ? Que dit le mot table de la table, le mot chemin du chemin, le mot arbre de l’arbre ? Les choses, tout comme les mots, ont une vie secrète. À laquelle s’attelle Alain Roussel dans une séquence intitulée L’ordinaire, la métaphysique.

« De témoin, je suis devenu médiateur entre les mots et les choses. Par une perception directe, j’ai fait entrer les objets du monde dans mon univers intérieur sans trop les défigurer. »

La vie secrète des mots et des choses est une mine à page ouverte. Elle est pleine de pépites. Le « gay sçavoir » y est à l’honneur. Porté par un écrivain qui sonde son être intérieur, sa mémoire et son imaginaire en les frottant judicieusement au langage et à l’extrême richesse de la subtile langue française. Ce faisant, il façonne un chant tonique, celui-là même qui lui permet de s’accorder avec ce qui l’entoure.

Alain Roussel : La vie secrète des mots et des choses, éditions Maurice Nadeau.

jeudi 22 mars 2018

La poésie aux Éditions Le Réalgar

Qu’un éditeur décide de créer une collection de poésie est chose assez rare pour ne pas s’en faire l’écho. Celle que Le Réalgar a initié s’appelle l’Orpiment. Elle a vu le jour à l’été 2016. Elle est dirigée par Lionel Bourg. Chaque titre met en relation un poète et un peintre. Leur association n’est jamais fortuite. Il existe entre eux des liens ténus et subtils qui apparaissent au fil des pages. Seul le premier titre de la collection, Et la mort comme reine, d’Olivier Deschizeaux, échappe à la règle. L’unique intervention extérieure est celle qui apparaît en couverture. Cela se comprend aisément. Le poème, le chant de Deschizeaux (auteur, par ailleurs, de cinq livres aux éditions Rougerie) est d’une extrême profondeur, né d’une douleur – et d’une perte – et ne peut être interrompu.

« Maman est comme la nuit, elle s’éteint doucement, lentement, sans un bruit, sans un cri entre ses quatre murs blancs, sans un regard, notre vie si brève s’en va, maman est loin, ses paupières sont du sable, de la poussière qui l’emporte sans promesse, sans un au-revoir, elle part, et moi / dans cet enfer / ce monde sans avenir / que vais-je devenir ? »

Entrer dans chacun des sept titres déjà publiés réserve autant de bonnes surprises. La découverte est au rendez-vous. Les voix que l’on y retrouve valent par leur différence, leur originalité, leur timbre précis. Ainsi Antoine Choplin qui, en parallèle à son œuvre de romancier (à La Fosse aux ours) prouve avec Tectoniques qu’il peut lire, interroger et ciseler à coups de textes brefs ce qu’il voit et ressent d’un paysage de montagne en perpétuel mouvement. Ainsi Françoise Ascal, attentive aux autres, à ceux et celles qui l’ont précédée et qui nourrissent sa mémoire. Elle poursuit, avec Entre chair et terre, son exploration d’un passé qui la relie intimement à un présent dans lequel elle essaie de détecter l’espoir fragile qui l’aidera à traverser l’ombre tenace.

La phrase errante d’Alain Roussel est, quant à elle, libre, lancinante et habitée. Elle se tient en légère apesanteur, devenant sinueuse à souhait tout en restant bien en phase avec l’imaginaire ébloui de celui qui a une grande aptitude à laisser voguer sa pensée. Il parvient à lui donner des impulsions propices au décollage immédiat, partant au quart de tour visiter des territoires qui croisent parfois ceux de sa mémoire, de ses lectures ou de ses rêves éveillés.

« L’horizon est déchiré d’éclairs, l’on dirait que la mer s’enflamme, que le ciel tout entier tombe dans le brasier, c’est dans ma bouche que cela brûle et j’attise le feu avec ma langue, la charnelle, la pulpeuse, fouillant les cendres, celles du vieux monde, et en moi une soudaine envie, saugrenue, de danser la carmagnole comme un sans-culotte de la poésie par ces temps d’apocalypse »

Avec Ce qui s’est passé, titre on ne peut plus explicite, Petr Král nous guide vers d’autres destinations. C’est dans les centres urbains qu’il nous emmène, au gré des retours sur soi et sur ceux qui lui sont – ou lui furent – proches. Il revient, pour ce faire, sur quelques unes de ses déambulations, dans les villes où il a vécu ou dans celles où il a simplement fait escale. À chaque fois, ce sont de frêles fragments de vie qu’il dessine. Avec en creux la présence de ceux qui ne sont plus. Les nombreux disparus qui l’accompagnent de Prague (où il habite désormais) à Paris où il a longtemps résidé.

Les deux récents livres parus dans la collection suscitent le même attrait que les précédents. Deux voix sûres et posées s’y font entendre. D’abord celle de Laurent Albarracin, qui continue de révéler la part secrète des choses, des astres, des fleurs, des insectes, des abeilles, des guêpes, des fruits, etc. Il les nomme, détecte leur sonorité, leur transparence et l’évidence poétique qui s’en dégage.

« À la rivière se voue la rivière
pour ses rives elle se dévoue
au chemin d’eau qu’elle emmène
parmi les feuilles, les libellules
dans une grande conquête de rien
elle se lance à ses pentes
elle fait le doux sacrifice de soi
qui la fait couler rivière. »

Le dernier ouvrage en date, Zones d’arpentage et d’abornement, est signé Lionel-Édouard Martin qui s’attache, comme dans ses précédents recueils, à donner consistance et épaisseur à sa langue. Il la travaille, la malaxe, l’assemble de façon étonnante, y fait entrer un terreau à forte texture végétale. Il pétrit ainsi une matière dense et suggestive, presque animale parfois, dans des textes en prose – pleins d’humus, de frottements de pierres, de froissements d’ailes, de rumeurs forestières – qu’il crée dans le secret de sa « boulange » de mots.

Collection l’Orpiment : Olivier Deschizeaux : Et la mort comme reine, Antoine Choplin : Tectoniques (dessins de Corinne Penin), Françoise Ascal : Entre chair et terre (peintures de Jean-Claude Terrier), Alain Roussel : La phrase errante (dessins de Sandra Sanseverino), Petr Král : Ce qui s’est passé (peintures de Vlasta Voskovec), Laurent Albarracin : À (peintures de Jean-Pierre Paraggio), Lionel-Édouard Martin : Zones d’arpentage et d’abornement (encres de Marc Bergère), éditions Le Réalgar.

vendredi 1 janvier 2016

Un soupçon de présence

C’est une histoire de présence au monde. Déclenchée un peu par hasard, un matin de printemps. Voici comment : Alain Roussel est à sa table de travail, en train d’écrire tout en regardant par la fenêtre. Devant lui, il y a un arbre. Et voilà qu’un oiseau vient se poser sur l’une de ses branches. Cela n’a l’air de rien mais c’est pourtant à cet instant précis que se produit le déclic sans lequel ce livre n’existerait pas.

« Sa vie rencontre la mienne dans une sorte de fulgurance, le temps d’un regard. Il est là, je suis là. Ma présence s’interroge dans la sienne. Dans la solitude de toute vie, quoi qu’on dise, il est mon frère d’un moment. »

Si « l’oiseau est réel », celui qui l’observe doit l’être aussi. Mais comment en être si sûr ? Est-ce que l’imaginaire de l’auteur n’a pas, une fois de plus, supplanté la réalité, au point d’en inventer une autre ? Être présent physiquement, sentir le poids de son corps sur une chaise, ne suffit pas à convaincre celui qui sait que la seule réponse à ses interrogations réside dans la vitalité – ou pas – de ses sens.

« Je n’ai de contact avec la réalité que par mes sens tels qu’ils existent. Sans eux, pas de conscience. »

Il lui faut humer, toucher, entendre, goûter, voir, percevoir en créant de discrètes correspondances entre tous ces sens qu’il entend maintenir en parfait état de marche. Cela ne peut se faire sans un usage régulier, et même constant, de ces incroyables atouts que la vie a mis à sa (et à notre) disposition. Ceux-ci ouvrent des portes fabuleuses. Il convient de trouver ensuite les mots adéquats pour transmettre ce que l’on a trouvé de l’autre côté de ces frontières invisibles. L’exercice est particulier et l’auteur de La vie privée des mots y excelle.

« Les mots jaillissent des mots, du fond de mon esprit, pour se déployer en vagues successives ou qui se chevauchent, parfois se dépassent, emportées par l’élan. Je les écoute. Je les regarde. Je les touche. J’en goûte le sel par le mental. J’en respire en moi-même l’écume. »
Alain Roussel connaît le potentiel physique et sensuel des mots. Il apprécie leurs sonorités, leurs couleurs, leurs odeurs. Il est également conscient de leur faiblesse. Ils ne peuvent porter une pensée, une réflexion, une émotion, une fiction, un poème qu’à condition d’être judicieusement assemblés. C’est ce travail qu’il mène en permanence, avec simplicité, lâchant volontiers la bride à ses phrases, autant pour s’amuser et vibrer intensément que pour leur offrir un peu plus de champ libre. Son imaginaire en effervescence se met alors à cavaler.

« Tout est possible. Ce n’est plus l’être des choses qui s’exprime, mais l’être des mots, avec sa liberté inouïe. »

Il tient à cette liberté et le prouve avec ce livre subtil, inventif, intelligent et malicieux où il s’affirme bel et bien présent au monde, en vie, et tout à fait décidé à le rester longtemps encore. Et à en jouir jusqu’au bout.

 Alain Roussel : Un soupçon de présence, éditions Le cadran ligné.

samedi 17 janvier 2015

La vie privée des mots

Que se disent les mots entre eux ? À quels jeux se prêtent-ils, réunis, accolés, juxtaposés, désunis, rabibochés à leur insu, sur le papier, l'écran ou plus simplement dans le vide, l'air, le vent ? Ont-ils des affinités, des répulsions, des envies de solitudes ou de gangs organisés, des désirs de détournements de sens, de sons, ne serait-ce que pour rendre la monnaie de leur pièce à ceux et celles qui les font parfois jouer de très mauvais rôles ? 

C'est à ces questions, et à bien d'autres, que s'attelle Alain Roussel dans La vie privée des mots. Collectionneur particulier, il s'attarde avec malice sur ce qui se dit dans l'intimité d'une phrase, au hasard d'une rencontre fortuite ou voulue. Avec, à chaque fois, les mots en invités de marque. Les mots et leurs sonorités, leur double sens, leurs facéties, leur corps, leur odeur, leur couleur, leur tendance à forcer l'allitération et leur façon d'influer sur la pensée de ceux qui se servent d'eux sans payer leur dû au silence.

"Les mots du monde s'unissent à notre insu pour créer des phrases qui tournent indéfiniment sur elles-mêmes, comme la terre, le temps et l'espace. Voulant comprendre cette langue étrange de la nature, l'homme invente ses propres mots. Il cherche à travers son verbe imparfait une traduction impossible, essayant de nommer arbitrairement les choses qui parlent un autre langage que le sien, un langage où le signe et l'être sont inséparables."

 Graphie et phonétique font ici bon ménage. "Les lettres voyagent aussi d'un mot l'autre, au fil des pages". Tous ces mots, Alain Roussel les repère facilement, les suit, les note, les glisse dans sa collection personnelle. Il se laisse porter par ces grands voyageurs qui, mine de rien, viennent titiller sa mémoire, revisitant à l'occasion quelques scènes sensuelles, tout en modifiant sa  perception de la réalité.


Alain Roussel : La vie privée des mots, éditions La Différence.


Alain Roussel vient de publier Le Labyrinthe du Singe aux éditions Apogée.


mercredi 29 janvier 2014

Que la ténèbre soit !

Les personnages qui apparaissent dans les treize nouvelles composant l’étonnant petit livre d’Alain Roussel sont des êtres épris de solitude. À force de vivre en retrait et d’écouter en boucle « la musique des sphères », ils ont réussi à toucher quelques unes des faces cachées de la pensée et à acquérir dons et psychisme intérieur capables de faire entrer l’improbable, l’imprévu, le dérèglement, le crime et la folie passagère là où règnent d’ordinaire routine et calme plat.

Une secrète alchimie née entre tel ou tel objet et l’imaginaire en irruption d’un Casimir Laroche ou d’un Pierre Lune ou d’un Barillet ou d’un Morphéas ou d’un Pénardin ou d’un Lafouine (tous convoqués par l’auteur en ses périples menés aux confins de la logique) suffit pour que la mort violente frappe vite avant de s’en aller cingler sous d’autres latitudes.

Il ne faut souvent pas plus qu’un invisible aléa (par exemple une étoile mal arrimée au ciel un soir de brume) pour qu’un galet retrouve soudain ses anciennes velléités d’assassin, pour qu’une ombre quitte subitement son locataire habituel afin d’aller commettre un meurtre à proximité ou pour qu’un collectionneur de casquettes subtilise celle d’un matelot qui « venait de massacrer deux paisibles promeneurs » pour se métamorphoser lui aussi en tueur.

« Ici les personnages sont des somnambules sous l’emprise d’un rêve implacable, à la fois tragique et dérisoire, dont ils ne peuvent espérer maîtriser les règles. Seul doit régner le destin ! »

Dans ces nouvelles aux chutes subtiles et implacables, l’auteur de La Vie privée des mots (La Différence, 2008) et de Chemin des équinoxes (Apogée, 2012) intercepte à chaque fois, entre fantastique et imaginaire, une séquence de l’existence ténébreuse d’un individu au parcours jusque là anodin. Il le fait au moment précis (et crucial) où celui qui touche le couteau tranchant de la lumière voit son destin s’assombrir puis vaciller et basculer dans l’inconnu et le néant.

Alain Roussel : « Que la ténèbre soit ! », éditions La Clef d’argent (9 rue du stade 39110 Aiglepierre).