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mardi 24 mars 2020

Si décousu

Les poèmes regroupés dans Si décousu ont été écrits par Ludovic Degroote au cours des vingt ou vingt-cinq dernières années. Si certains d’entre eux sont inédits, d’autres ont au préalable fait l’objet de tirages limités, souvent en livres d’artistes. Cet ensemble n’a cependant rien d’une compilation. Il est, au contraire, subtilement construit. Les époques s’entremêlent et le texte bouge, imperceptiblement. Plus on avance dans l’ouvrage et plus le poète se déplace, et son poème aussi, arpentant des paysages où frémit une part vitale de son être intérieur.

« ici comme ailleurs mer bleue, ou verte
je peux aller ailleurs
la mer me traverse
je me croise sans qu’aucun bleu ni vert ne se croisent
quand je dérive je me rassemble
ici je dérive ici
je circule comme je peux
dans l’air du temps »

La voix de Ludovic Degroote est précise, exigeante, interrogative. Il connaît le doute. Sait la nécessité qu’il y a à se laisser parfois envahir par lui. Pour débusquer d’autres moyens de s’en sortir. Pour mieux appréhender son espace mental et les questions existentielles qui s’y faufilent. C’est ce travail d’approche, en équilibre instable, n’étant sûr de rien, tentant de se servir de la moindre perche que pourrait lui tendre son intuition, qui le guide.

« on se tient
dans cette disparition
de soi du vent
on ne sent qu’une trace
qui nous ramène au présent

c’est un espace
trop étroit
pour le corps
pour la tête
on y est bien mal »

Rien de tel, pour le suivre, que de s’adapter, en lecture, au souffle prenant et continu de cette écriture si particulière, à la fois robuste et délicate, empreinte de douceur et de force, discrète et percutante. Ludovic Degroote est engagé sur une route étroite. Avec pour tout bagage son corps, sa pensée, sa mémoire, ses mots, ses incertitudes. Il décrit ce que son champ visuel découvre. Il évoque l’homme fragile qu’il porte en lui, l’enfant blessé qui peut ressurgir, la vie qui s’effrite inexorablement, la mort qui en a déjà porté plus d’un en terre, le regard qui bute sur un mur, un miroir, la solitude qui est là du début à la fin, la mer qui remue d’étranges souvenirs, le cimetière grand ouvert aux pas crissants des promeneurs de novembre

« novembre chaque année mord l’enfance
et vous ramène à la maison
tout près de vos peurs
un jour pour vieillir avant la nuit
nous allons au cimetière
je connais toutes les tombes
novembre mois des fatalités saintes
et des plaintes mal amenées »

Si décousu est un ensemble en mouvement. On y sent battre le cœur d’une œuvre qui compte. Et qui s’éclaire toujours un peu plus, distillant ici et là ses indices à peine visibles mais néanmoins détectables.

Ludovic Degroote : Si décousu, éditions Unes.

mardi 2 décembre 2014

josé tomás

Pour qui ne connaît pas le nom de celui qui donne son titre au livre de Ludovic Degroote, il suffit de lire les premiers fragments pour en savoir un peu plus. On apprend d’abord que cet homme, qui n’a rien d’un suicidé en devenir, se place pourtant, là où il intervient, « dans la possibilité de sa mort ». Ce n’est pas un fou, pas un illuminé, pas un mystique.

« Ce n’est qu’un homme, comme vous et moi, qui aime la vie, mange, boit, a une famille, des amis, des goûts, des dégoûts, qui pense à hier ou à demain, et se prépare autant qu’il peut à ce qui deviendra le présent »

C’est cette façon d’aller à la rencontre du présent, puis de le partager, en le modulant, en le saisissant, en l’immobilisant parfois et en le faisant vibrer différemment chez les uns et les autres, selon la puissance émotionnelle ressentie, qui a, le 16 septembre 2012, subjugué celui qui tente ici de réactiver ce qu’il a vécu.

Ce jour-là, José Tomás combat dans les arènes de Nîmes contre six toros venus de six ganaderias différentes. La foule est au rendez-vous. Et le temps, pour tous, semble suspendu. Il n’y a sur scène que le toro et le torero. C’est le travail de ce dernier qui fascine Ludovic Degroote. Ses séries de passes et l’art avec lequel il parvient à maîtriser la situation en y instillant intuition, gestuelle, habileté et exigence l’amènent à s’interroger sur ce qui peut rapprocher le torero (qu’il suit) et le poète (qu’il est).

« Ce qui a été incroyable ce dimanche-là, c’est que josé tomás a templé toutes ses passes, comme on écrirait un poème ou un ensemble de poèmes qui se tiendraient constamment sur un fil invisible qui ferait de chaque vers et de chaque série de vers un moment unique, sans qu’ils s’affaiblissent l’un l’autre »

La concentration du torero est absolue. Rien ne vient la troubler. Il évite naturellement les facilités qui pourraient le porter vers un laisser-aller susceptible de lui attirer l’approbation du public. Il n’a pas un geste pour se faire valoir. Respecte trop son art pour basculer dans un exercice qui tendrait à montrer, démontrer, son savoir-faire. Voilà une attitude qui incite à la réflexion.

« avec une certaine expérience, on sait ce qu’on sait faire : on peut s’y complaire : c’est une forme de sécurité, d’assurance, d’embourgeoisement : on peut d’ailleurs le faire, et bien le refaire, (…), de grands poètes actuels, je veux dire des poètes grandement reconnus, s’installent dans cette bouée : ils y sont bien, elle leur garantit confort et visibilité : ils passent et repassent, on y est habitué, ils font partie du bord de mer, on ne les voit plus »

L’aisance, la singularité et la force intérieure qui habitent José Tomás l’amènent (au contraire des poètes prévisibles) là où on ne l’attend pas. On ne perçoit, dans son attitude, ni faille ni faiblesse. Ce sont ces enchaînements de passes, l’addition de ces fragments, de ces morceaux d’instants faits de simplicité, d’étonnement et d’évidence, que Ludovic Degroote souhaite également sentir dans tout poème.

 Ludovic Degroote : José Tomás, éditions Unes.


lundi 21 avril 2014

Un petit viol

Il lui aura fallu attendre près de trente-cinq ans avant de pouvoir expulser ce qui, coincé dans son être tout entier (corps, tête, mémoire) l’a souvent empêché de vivre, de penser, de se comporter comme tout un chacun.

Il a quatorze ans quand cela arrive. Cela, c’est une main glissée dans son pantalon. La main, c’est celle d’un adulte marié, un père, un ami de la famille, un homme au-dessus de tout soupçon et qui pourtant, en quelques secondes, touche, palpe, parle, juge, domine, humilie.

« il me dit mon salaud tu bandes

comment pouvais-je prévoir qu’on est un salaud quand on bande »

Dès lors, dès ce mercredi qui s’ancre à jamais dans son histoire, la mécanique d’un lent dérèglement se met en route. Un mauvais film avec, comme chef opérateur, le prédateur (« il me dit je vais te sucer tu verras la bouche c’est comme un vagin ») qui assoit son emprise (dans les voitures, dans les caves), minimise (« il me fait comprendre que tout le monde fait ça je serais bien anormal de refuser ») et parle de secret à garder.

« il tue ce que j’avais pu être jusqu’à ce soir là ».

Il inocule surtout, outre la dépossession et la salissure, l’idée de culpabilité qui peu à peu s’installe chez sa victime. Au point d’hésiter sur le terme à employer pour qualifier les faits.

« tu exploites le mot viol alors que tu n’as même pas été agressé tu n’avais qu’à dire non on voit bien que tu as eu du plaisir petit cochon à quatorze ans t’es vraiment un salaud ».

C’est cette confusion, et en parallèle ce besoin de s’alléger et d’y voir plus clair, que Ludovic Degroote exprime dans ce récit sans concession, écrit en minuscule, d’abord de façon chronologique et ensuite, comme s’il fallait revoir la trame du mal de a à z pour aboutir à un objet littéraire, réaménagé dans une version (présentée ici tête-bêche et intitulé Un autre petit viol) où toutes les séquences sont reprises par ordre alphabétique.

« il me saisit dans sa main dans sa bouche en saisissant ma queue il me saisit tout entier

il me tue dans ses mains il me tue dans ses yeux il me tue dans sa bouche ».

On imagine ce qu’il en coûte d’écrire un tel texte (« hein tu n’as pas le droit d’écrire ça »). Il se met à nu. Il s’expose. Souffrance, honte et malaise le submergent et l’empêchent de trouver la linéarité qu’il souhaiterait. Alors il avance par bribes, hache son propos, manie l’ironie mordante, questionne, revient en arrière, évoque sa sœur morte, note ses peurs, appelle à la rescousse certains contes (en particulier Le Petit chaperon rouge et Barbe bleue) valant rebuts d’enfance violemment jetée aux oubliettes.

« en racontant cette histoire je prends le risque de me séparer », dit-il avant de retourner vers ses quatorze ans en écoutant une voix qui annonce que, perdu dans un monde d’adultes qu’il n’imaginait pas ainsi, « le petit ludovic attend ses parents à la cave ».

 Ludovic Degroote : Un petit viol, éditions Champ Vallon.


mardi 30 avril 2013

Monologue

Dans 69 vies de mon père, Ludovic Degroote, donnant la parole à celui à qui il dédiait son récit, évoquait déjà la disparition de sa sœur Godeleine et l’entrée soudaine et inadmissible de la mort au domicile familial. Cette fois, c’est son livre à elle qu’il conçoit en le faisant débuter par un monologue implacable, venu du fond de son enfance (il avait alors sept ans), et délivré par celle qui ne l’a plus jamais quitté.

« je m’appelle godeleine degroote, je suis morte dans un accident d’auto non loin de folkestone en angleterre le huit août mille neuf cent soixante-six

aussitôt j’ai su que je ne serais pas seule à mourir, que je ne pouvais me détruire sans les autres, non par choix mais par amour

si on meurt à dix-huit ans on meurt par la famille »

Et c’est effectivement quatre membres de la famille, elle, la morte, puis le père, et la mère, et enfin l’auteur, celui qui collecte les voix, les douleurs et le ressenti de tous, qui vont ici se relayer, chacun en un long monologue personnel, tendu, sans effusion, presque clinique parfois, pour retracer ce que fut ce huit août tragique (retour d’un après-midi de shopping londonien) et l’après fracassé qui dure toujours.

« même lorsqu’elle est matérialisée par ta parole, je vis toujours à l’étroit dans ma disparition »

C’est de la place occupée par la disparue dans la vie de ses proches, et de la façon qu’ils ont de donner corps à sa mémoire, qu’il est ici question. Pour ce faire, Ludovic Degroote laisse en premier lieu s’exprimer celle qui se sent tout à la fois désolée et coupable d’avoir ainsi abandonné les siens en ouvrant en eux un vide avec lequel ils devront composer tout au long de leur existence.

« ma disparition a créé beaucoup de souffrance et ça me fait mal, j’aurais bien évidemment préféré vivre, faire vivre les autres, mais j’ai pris toute la place, ma mort les a plongés dans ce lieu commun où chacun se sépare, prenant appui contre son propre vide »

C’est en voyant vivre son père, abattu, ne se remettant pas, (« moi le père ma parole a été confisquée à l’instant où j’ai su ce qu’il était advenu de ma fille ») puis en interrogeant sa mère (« il est difficile de ne pas revenir à cette histoire de ventre qui fait ma nature ») pour connaître plus précisément ce qu’il n’avait pu saisir à l’époque, qu’il réussit à reconstituer une trame qui, s’adossant à des faits avérés ou supposés, se nourrit de la vie intérieure de chacun d’entre eux.

« peut-être ne meurt-on pas chacun pour soi, mais les uns pour les autres, ou les uns à la place des autres, puisque dès qu’elles tombent des voix tombent en nous »

Il lui faut retrouver le timbre, la fragilité, le doute, les mots pesés, le sens profond ou caché, la légèreté ou la gravité de ces voix qui passent en lui. Les assembler lui permet de rendre toute sa présence à l’absente. C’est la grande force de Monologue. Semblable à celle qui circulait dans Pensées des morts (Tarabuste, 2003). Et qui s’affirme totalement ici. Fragmentée, incarnée, ciselée par l’épreuve du temps.

« chacun nous vivons avec des polyphonies intérieures auxquelles nous n’accédons pas toujours, comme si nous demeurions seulement à l’écoute de nous-mêmes au lieu de nous ouvrir aux paroles qui nous traversent et que nous ignorons le plus souvent »

 Ludovic Degroote, Monologue, éditions Champ Vallon.

samedi 29 octobre 2011

Le Début des pieds

Le titre peut surprendre. Et le livre tout autant. Il y est question de présence au monde, de trop plein ou d’excès de vide, d’un corps difficile à porter, de pensées qui s’empilent en lui, du ventre qui prend parfois un peu de la rondeur du monde à son compte, des pieds qui doivent supporter tout ce que la tête fomente et décide.

« je travaille à l’intérieur de mes barrières comme les enfants et comme les vaches je me colle à la clôture je regarde passer le monde il va si vite je me cale contre le bord j’aime bien ça je ne peux pas faire autrement je suis très mal »

Un homme doit vivre avec ça. Avec ce qui en lui s’effondre, bascule, touche terre et pourtant, in extremis, se relève (puisque aussi bien « c’est au moment de mourir qu’il faut tenir la route ») pour poursuivre le périple en ramassant sur les bas-côtés de quoi confondre la noirceur du temps. Pour ce faire il y a bien la télé au quotidien, avec ses lenteurs, ses séries, ses dépêches, ses riens mais il y a surtout le besoin impérieux de se trouver en un réel pauvre, et de l’exprimer le plus simplement possible. C’est ce que fait Ludovic Degroote. Il procède (« c’est difficile d’être continu ») par touches, fragments, pensées, réflexions, notes graves ou ironiques pour tenter de tirer au clair ce mal être qui l’empoisonne.

« je mange ce qui se mange
je cherche le monde
je ne le trouve pas
je ne trouve que moi
sur le bord de l’assiette
chacun se vide
nous allons bien ensemble »

Vacillant mais debout, avançant pas à pas, corps fixé, précisément, sur ces pieds qui le précèdent, il marche et invente ses propres repères. Il filtre, rabote, isole l’infime. Parfois reviennent des peurs qui restent encore vives au fond des caves. Ce sont celles précédemment évoquées dans Un petit viol. Leurs pinces se resserrent. Il les touche, les écarte. Il a des mots justes, des vers brefs, évidents et implacables pour cela. Il les assemble dans Le Début des pieds. Et, simultanément, pose une à une, en poésie, des pièces rares et retrouvées, issues d’un « travail de fourmi qui passe par la voûte du sol ».

« déchus de notre mobilité nous ne vivons plus
les morts le savent bien ».

Ludovic Degroote : Le Début des pieds, Atelier La Feugraie (14770 Saint-Pierre-la-Vieille).

vendredi 19 novembre 2010

69 vies de mon père

Dire le père, la mort du père, sans effusion, en allant au plus précis, au plus juste de ce que fut son existence, ce qu’il en reste, ce qui (de lui) revient en boucle et en mémoire, voilà la ligne délicate, le fil fragile que Ludovic Degroote a décidé de suivre pour mener à bien ce récit volontairement éclaté.

« Je suis né le 2 avril 1920 à Hazebrouck, au 41 de la rue du Rivage, et mort à La Madeleine le 9 juin 1989, 143 avenue de la République. Né chez moi, mort chez moi. Entre ces deux dates, ma vie. Je crois qu’en mourant j’ai laissé quelque chose qui ne m’appartenait plus. »

C’est ce "quelque chose", qui désormais appartient aux autres, que Ludovic Degroote exprime ici, en 69 séquences, le nombre d’années vécues par celui dont il retrace le parcours, le faisant (page à page) se dire, se répéter, revenir sur des scènes, des épisodes, des guerres, des morts jamais acceptées, dans une manière proche de la supplique, de l’incantation, de la psalmodie.

« mon Dieu mon Dieu, c’est terrible ce désarroi humain, cette honte de voir se succéder ces soirs sans vie, prétendus libres et brassés par le vide, on ne se sentirait pas plus seul face à une croix sans corps. »

De lui, le père, on apprend peu à peu le métier non voulu (brasseur), la lignée sinueuse, le père mort - comme le grand père - à 60 ans, la mort d’une fille dont il ne se remettra jamais ("chaque jour me voilà qui meurs d’être encore là abandonné en 66 Godeleine 18 ans morte et toute ma vie là 46 ans d’une vie achevée"), la fatigue ("minuit déjà et je ne suis pas monté c’est à cause de tout ce travail"), le besoin d’aligner des chiffres, des dates, de jongler avec eux ("oh les calculs j’aime ça. Faire les comptes, établir des prévisions, ça on peut dire que j’aime ça"), bref le parcours, le destin, les rêves sinon brisés tout au moins contrariés d’un homme à la fois unique et ordinaire...

Cet homme, au fur et à mesure que se dessine son portrait apparaît, également, de plus en plus nettement, ce qui le différencie de ce fils ("mon fils et moi on ne se comprend pas") qui tente après coup de lui donner la parole. L’écriture est une de ces divergences.

« Mon fils écrit des poèmes, je n’y comprends rien. Il passe sa journée à écrire des poèmes, comme s’il n’avait rien d’autre à faire, il ne travaille pas, il ne lit pas, il ne voit pas d’amis, il écrit des poèmes, et je crois qu’en plus ils sont très mauvais. »

D’autres différences et désaccords (ou incompréhensions) ("lève-toi, je t’en prie, ça me fait mal de te voir assis, toute l’église est debout") jalonnent ce récit ample et vivant, idéal pour la diction, plein de gravité et d’humanité, jusque dans la souffrance et le désenchantement qui souvent affleurent.
69 vies de mon père  est à placer dans la proximité d’un autre livre de Ludovic Degroote : Pensées des morts (éditions Tarabuste), recueil pour lequel il a reçu le prix des Découvreurs en 2005.

Ludovic Degroote : 69 vies de mon père, éditions Champ Vallon.