mercredi 21 décembre 2022

Les Méditerranéennes

Il y a longtemps que Samuel Vidouble, l’alter ego d’Emmanuel Ruben, interroge son histoire personnelle, en s’intéressant particulièrement à celle de sa famille juive maternelle qui a ses racines à Constantine, en Algérie, pays quitté dans la précipitation à la fin de la guerre, en 1962, y laissant le grand-père Roger, qui s’est tué par balle à Guelma en 1957 et qui était le personnage central de Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu (Éditions du Sonneur, 2013).

Tous ont ensuite trouvé refuge dans diverses banlieues françaises. Quand ils se retrouvent, et c’est toujours à l’occasion de fêtes religieuses, le passé resurgit. Il leur faut impérativement retisser les fils d’une histoire étroitement liée à celle d’un pays où la plupart sont nés et où leurs anciens sont enterrés. Ils ont assisté au pogrom de 1934, ont vu les massacres de Guelma en 1945 et subi l’abrogation par Pétain, en octobre 1940, du décret Crémieux qui leur retirait, d’un simple trait de plume, la nationalité française Ces moments tragiques, et les autres, plus heureux, plus lumineux, ils ne peuvent les garder pour eux. Ils, ou plutôt elles, puisque ce sont les femmes qui prennent ici la parole, les transmettent avec leur accent chantant, leur sens du détail et de la narration, leur envie de redonner vie à ces moments passés.

Quand elle a dû quitter l’Algérie, Mama Baya, la grand-mère – qui s’y entendait pour faire vibrer ses auditeurs – a dû se délester de tout ce qu’elle possédait mais pas du précieux chandelier à neuf branches qui aurait, paraît-il, appartenu à la Kahina, la reine berbère qui a combattu les arabes au VIIe siècle. Elle l’emportait partout où elle se rendait.

« C’était un vieux chandelier à neuf branches de facture assez classique, un vieux chandelier comme on en voit dans toutes les familles juives, un de ces objets sans âge, transmis de père en fils, de mère en fille, et qui pouvait tout aussi bien provenir de fouilles archéologiques et donc de la plus haute antiquité que de la sombre échoppe d’un artisan juif de Constantine. »

C’est ce chandelier, témoin silencieux, que l’on allume à chaque fête de Hanoukkah, la fête des lumières juive, quand toutes les générations se réunissent autour de la table. La première bougie ne peut briller sans que ne soit évoqué la mémoire de Mama Baya. Elle a beau de ne plus être de ce monde, sa présence n’en demeure pas moins perceptible. Aujourd’hui, ce sont ses filles et les autres femmes de la famille qui ont pris le relais. Le rituel veut qu’elles allument, l’une après l’autre, chacune des huit bougies restantes. À chaque célébration, à chaque dîner des lumières, elles racontent à tous, surtout aux plus jeunes, et donc à Samuel, qui y est très attentif, les nombreux épisodes d’une saga familiale où il a toute sa place et avec laquelle il va bientôt se sentir, lui qui se considère parfois comme un « demi-juif honteux », encore plus en prise en s’embarquant, seul, pour Constantine.

« Un homme au seuil de ses quarante ans se tient debout devant la porte d’un immeuble, sur l’ex-place Saint-Augustin. L’’immeuble ne fait plus face à l’église du même nom mais à la mosquée Abdelhamid Ben Badis dont les hauts minarets blancs, octogonaux, dépassent les palmiers. On a repeint la façade de l’immeuble en vert, un vert censé symboliser l’islam, mais qui rappelle davantage, avec ses grands pans aux tons pastel rythmés par le blanc des colonnes, des pilastres et des frontons, le palais d’Hiver à Saint-Pétersbourg. »

Celui qui déambule sur les traces de ses ancêtres ajoute sa découverte des lieux, des ponts, des rues, du labyrinthe de l’ancien ghetto, aux propos colorées de ses tantes, ces Méditerranéennes qui n’ont pas leur langue dans leur poche et qui n’ont jamais cessé de lui répéter, avec une verve et un naturel déconcertants, qu’il vient de loin, de bien plus loin que sa naissance et que certaines facettes de sa personnalité ne peuvent se comprendre sans un exigeant – et bénéfique – retour en arrière.

Avec Les Méditerranéennes, Emmanuel Ruben ouvre grand les pages de son histoire familiale. Chez lui, rires et larmes s’entremêlent. Derrière les voix chaleureuses se cachent des drames : tous ont en eux une blessure secrète ou visible, liée à la guerre et à l’exil. Il redonne vie aux nombreux personnages qu’il a appris à connaître en écoutant parler ceux et celles qui les ont connus. Son écriture ample, vibrante et dynamique procure souffle et énergie à un récit polyphonique en perpétuel mouvement. Il l’a conçu en assemblant toutes les pièces d’une mémoire collective recueillie avec patience .

Emmanuel Ruben : Les Méditerranéennes, éditions Stock.

mardi 13 décembre 2022

Journal de neiges

Quand Journal de neiges paraît en 1983 aux éditions Le Hasard d’être, Jean-Pierre Le Goff (né en 1942 à Douarnenez) n’a pratiquement rien publié, hormis quelques textes en revues et des opuscules à diffusion très limitée. D’un naturel curieux, fréquentant pendant plusieurs années le milieu surréaliste parisien, il s’intéresse aux choses dont on parle peu en littérature et de la relation qu’il noue avec elles. Cela va, entre autres, des coquillages aux moulages en fer en passant par les ailes des papillons, l’observation du vent dans les arbres ou par l’attention qu’il porte aux divers phénomènes météorologiques.
La neige y a une place à part. Elle surprend, en pays tempéré, par sa rareté, le calme et l’apaisement qu’elle diffuse autour d’elle, le silence qui accompagne ses chutes et qui se propage aux lieux qu’elle recouvre, l’étonnante géométrie de ses cristaux, tous identiques, la force de sa réverbération et les lumières inhabituelles qu’elle donne aux paysages. Ce sont ces métamorphoses éphémères qu’il interroge dans ce Journal, tenu de 1978 à 1981.

« 11 février 1978

Gare de Lyon. Les quais sont secs. Un train surgit recouvert de neige, ailleurs est déjà là.

17 février 1978

La contemplation, à travers une fenêtre, de la neige qui tombe : quel désir d’hibernation il y a là ! L’esprit s’emmitoufle dans ses terriers. Les limites du monde se réduisent à une seule veilleuse intérieure.

3 janvier 1979

Chaque première neige découvre en moi un ronronnement de bûche. Le froid blanc opère par contraste et attise le rougeoiement de ma rêverie.

12 janvier 1979

Les arbres, dont les branches étaient nues tout à l’heure, sont maintenant saupoudrées et prennent des allures hiératiques à la lumière des réverbères. »

Pour dire l’émotion et l’étonnement qui s’emparent de lui, Jean-Pierre Le Goff use de mots simples et précis. Des éclats blancs qui se colorent parfois de bleu. Si la neige n’est pas au rendez-vous, il peut la convoquer en pensant à elle, en se remémorant des escales sous les flocons en Belgique, en Italie ou dans le Cantal, où elle lui occasionna un accident de voiture.

Ces notes brèves et apaisantes, sources de rêveries éveillées, sont une belle incitation à découvrir plus encore un écrivain discret qui a toujours préféré l’action et la rencontre à la publication, y trouvant plus de chaleur et de répondant. De 1979 à 1989, il a expédié ses pages volantes à ses amis ou à ceux qu’il sentait pouvoir être intéressés par ses poèmes épistolaires, les divers papiers sortis de sa boîte à malices, ses notes de voyages, ses incursions dans l’étrangeté du monde. Une aventure poétique particulière qui donna naissance au livre Le Cachet de la poste, publié chez Gallimard en 2000, collection L’Arbalète, préfacé par Jacques Réda, l’un des heureux destinataires de ces courriers.

Peu après la mort de Jean-Pierre Le Goff, en 2012, divers textes ont été publiés, dont trois titres (Coquillages, Métaux adjacents, Esquisses de la poussière) aux éditions des Grands Champs. D’autres dorment encore dans les archives de l’auteur, déposées à la Médiathèque des Capucins à Brest.

Journal de neiges, édité par la Librairie La brèche, constitue le premier hors série de la revue Des Pays habitables dont le n° 6 vient de paraître avec au sommaire un dossier consacré au poète, écrivain et photographe Jean Suquet (1928-2007), plusieurs pages de James Ensor et de nombreux inédits de Lionel Bourg, Anne-Marie Beeckman, Laurent Albarracin ou Yves Leclair.

Jean-Pierre Le Goff : Journal de neiges, dessins de Jean Benoît, postface de Sylvain Tanquerel, éditions Librairie La brèche


 

samedi 3 décembre 2022

L'Inamour

C’est l’histoire de Constantin racontée par lui-même, en un long et implacable monologue. Enfant inadapté, il ne va pas à l’école, ne sort presque pas, ou seulement dans le jardin, et vit reclus, caché par ses parents qui ont honte de lui. Le père autoritaire, qui règne sur sa famille en espérant la modeler à sa façon, c’est à dire en la portant vers l’excellence, vers l’élite, ne comprend pas ce coup de couteau que le destin lui a planté dans le dos en lui donnant un fils pareil.

« Il dit que les vrais hommes c’est ceux qui savent regarder le soleil et la mort en face il dit ça à table comme si il parlait pour tout le monde mais moi je sais bien que c’est un message juste pour moi pour que je sache que moi j’ai tout faux »

La mère étant effacée, soumise aux desiderata de son mari, et la grande sœur quasi parfaite, Constantin se rapproche de son autre sœur, Mano qui, ne répondant pas aux exigences du père, sera bientôt mise en pension pour recevoir une éducation plus sévère à laquelle elle s’opposera en cessant de s’alimenter.

« J’ai dit à Maman que je voulais aller voir Mano dans son internement je lui ai dit que c’était urgent et elle m’a répondu que c’était pas possible qu’il y avait des règles pour les visites là-bas et qu’il fallait les respecter »

Rien n’ échappe à Constantin. Il perçoit tout et les mots lui viennent instantanément pour dire ce qu’il ressent et pour raconter son quotidien à l’intérieur de la maison mais parfois aussi au dehors, en de rares occasions. Ainsi lors du mariage de sa cousine Violette, où il découvre un monde inconnu : l’église (« un endroit où il fait sombre et froid et où ça sent une drôle d’odeur qui fait tourner la tête »), le curé (« le monsieur en noir il a dit nous sommes tous des enfants de dieu et là je me suis dit il exagère quand même parce que moi je sais très bien l’enfant de qui je suis »), la communion (« ils tendaient leurs mains en coupelle et le serviteur leur mettait un disque tout mince à l’intérieur et eux ils disaient amen en le mangeant avec un air de drame comme si quelqu’un était mort »).

Sa seule alternative reste la parole. Il ne s’en prive pas. Ouvre de nombreuses portes. Entre dans des pièces secrètes. Voit clairement la monstruosité de son père, l’aveuglement de sa mère, pressent le drame qui se joue en coulisse et la mort, inéluctable, qui va venir.

« Ils m’ont pas laissé la voir
Elle était si pâle et maigre
Déjà un cadavre ils ont dit
Ça m’aurait traumatisé
Et maintenant ils me traitent
Comme si j’étais un malade
Comme si c’était mon tour
Le prochain sur la liste »

Constantin, fort de son intelligence, de son honnêteté, de son regard d’enfant différent mais lucide, poursuit son chemin douloureux, guidé par les mots que lui prête Bénédicte Heim tout au long de ce monologue percutant, au flux fiévreux et saccadé, dans son implacable mise en voix d’une enfance volée.

 Clotilde Heim : L'Inamour, Quidam éditeur.


lundi 21 novembre 2022

Un ami trop grand

On ne présente plus Jean-Claude Pirotte, poète et prosateur à l’œuvre foisonnante et hors norme, adepte du vagabondage et de la cavale, familier des bars et des cafés où il pouvait débarquer à l’improviste pour poursuivre une conversation (avec le patron, la patronne, les habitués) entamée quelques années plus tôt.
Claude Andrzejewski, gardien intérimaire d’un musée au moment où il rédige ce livre, l’a connu à Angoulême, à proximité de son propre lieu de villégiature. L’écrivain arrivait de Lorient où un accident de bar – une grande claque dans le dos occasionnant une chute contre une table en marbre et une fracture du col du fémur – l’avait obligé à se doter d’une canne dont il ne se séparait plus.

Jean-Claude Pirotte est décédé en 2014 et Claude Andrzejewski, pour se remettre en mémoire leur longue amitié, a choisi de lui adresser une lettre. C’est en s’arrêtant devant quelques-unes des œuvres exposées dans ce musée où il s’ennuie ferme que se déclenchent ces retours en arrière. À chaque toile correspond un chapitre retraçant quelques-uns des moments intenses vécus ensemble. Et cela commence par la rencontre inaugurale.

"Tu te souviens, Jean-Claude, de notre rencontre, de nos premières entrevues ? Sans doute faut-il insister sur l’adoration sans bornes que tu m’avais tout de suite inspirée, et ses raisons. Notre relation s’en trouva dès le début faussée, déséquilibrée parce que nous avions une grande différence d’âge, mais surtout parce que je te magnifiais à l’excès." 

Les rencontres se multiplient, la plupart du temps dans les cafés où ils apprennent à se connaître et se trouvent des affinités, touchant à l’écriture bien sûr mais aussi à ce besoin impérieux qu’ils ont de prendre en main leur existence en tentant d’y insérer de l’aventure. Pirotte, qui ne tient pas très longtemps en place, embarque bientôt son jeune compère dans de longs périples. Il l’emmène visiter les cafés turcs (et clandestins) de Namur avant de lui faire découvrir quelques bars parisiens où il a également ses entrées : chez Italo ou chez Colette. Chemin faisant, Claude Andrzejewski se retrouve plus ou moins promu secrétaire de Jean-Claude Pirotte. Qui le convie à un rendez-vous d’écrivains belges à Montpellier. La rencontre, jalonnée de scènes épiques (malicieusement décrites ici), se poursuivra par de joyeuses libations nocturnes pour se terminer quelques jours plus tard à Barcelone.

"Il ne m’en reste qu’un chromo imprécis de tapas et de finos, de poisson en croûte de sel, de vieilles putains peu ragoûtantes croisées sur les Ramblas, du poème de Ferrater que tu m’as récité en nous égarant par des ruelles noires aux poubelles éventrées, du disque faisant vivre les guitares de Carles Benavent et Paco de Lucia dans un bar près de la Sagrada Familia. "

Puis vient le voyage en Slovaquie, agité lui aussi, où l’écrivain doit intervenir au Département de langues romanes de l’Université de Bratislava. Ils arrivent juste à temps, à l’issue d’un parcours semé d’embûches (le passeport de l’invité n’étant pas à jour) et une nuit presque blanche.

"Comment fais-tu ? Alors que nous sommes crevés du voyage et que je suis, moi, assommé par le vin du déjeuner, comment fais-tu pour te montrer si à l’aise face au parterre d’étudiants ? Ces jeunes slovaques qui t’écoutent religieusement, que tu parviens même à faire rire. "

Le grand homme semble increvable. Il a toujours soif et ne dort presque jamais. La chambre d’hôtel n’accueille que les bagages. Les hommes, eux, passent la nuit dans la pénombre des bars enfumés, à assécher verre sur verre. Et à ce rythme, Claude Andrzejewski sent que son corps est en train de flancher. L’interminable tournée des grands ducs est sans fin. Il va y laisser sa peau s’il n’effectue pas un radical pas de côté. C’est ce qu’il va faire et il s’en explique posément, quelques années plus tard. L’ami, en qui il voyait une sorte de père de substitution, qui l’avait pris sous son aile, qui entendait l’aider à écrire, qui annotait scrupuleusement ses manuscrits, était décidément trop grand pour lui.

" Je cherchais à me débarrasser de toute dépendance, ce pourquoi je devais m’éloigner de toi et même te faire en quelque sorte disparaître. "

Les pages que C.Andrzejewski consacre à ces moments douloureux mais nécessaires pour sa survie sont émouvantes. S’il maintient ensuite, de loin en loin, le contact avec l’écrivain, il ne le voit plus. Il s’abstient également de consommer de l’alcool. Il mène une vie plus simple, plus calme tout en continuant à écrire... Mais il sait ce qu’il doit à Jean-Claude Pirotte et le dit en lui offrant ce tombeau, captivant de bout en bout. On les revoit cavaler, avec arrêts fréquents à la buvette. Ils y côtoient des personnages dont les portraits sont ici saisis sur le vif, avec finesse et humour, au bord du zinc ou dans des zones interlopes où le jour et la nuit se confondent.

" Je m’en veux d’avoir été absent, ce jour de printemps où tu es parti, toi aussi, comme on dit. Je n’ai pas fait le voyage pour la Belgique en cette triste occasion, j’y ai renoncé sans trop savoir pourquoi. Mais maintenant je sais. Je n’avais pas envie de te dire adieu. "

 Claude Andrzejewski : Un ami trop grand, lettre à Jean-Claude Pirotte, éditions La Dragonne.

samedi 12 novembre 2022

Les oubliés

Elle s’appelle Annio et lui Argyris. Tous deux vivent en Grèce, dans une bourgade de province, et ne participent qu’a minima à la vie sociale qui s’organise tout autour d’eux. Ils en sont la plupart du temps exclus parce que différents. Elle souffre d’une légère déficience mentale et lui de crises d’épilepsie. Ces oubliés, moqués, mis à l’écart, laissés pour compte par les bien-pensants, attirent le regard de Thanassis Hatzopoulos qui suit avec minutie, en un diptyque envoûtant, leur parcours de vie. Il retrace chaque itinéraire, de la naissance jusqu’à la disparition, en montrant comment ces deux êtres, nés sous une mauvaise étoile, franchissent les obstacles en s’inventant un art de vivre que personne, pas même leurs proches, ne peut comprendre.

Annio vit sous la protection de sa mère. Elle a une grande force physique et s’en sert en travaillant dur. Ses soucis, ses interrogations, ses humeurs changeantes, elle les fait passer en les confiant à deux voisines qui ne lui donnent aucune réponse mais qui prennent néanmoins le temps de l’écouter. La vie la surprend. La mort tout autant. Elle se demande si tout cela est vrai. Son frère, qui vit dans la capitale et qu’elle ne voit presque jamais, demeure un phare lointain qui éclaire son quotidien.

« Les visites au cimetière, les rites autour de la tombe de marbre, les questions que se posaient la fille donnèrent à leur vie quotidienne un nouveau départ. "Je me suis assise à côté de la tombe de papa et je lui ai donné des nouvelles ", confiait-elle à Nota. Et après un samedi des morts : "je ne savais pas que Rinio Mastronikita se trouvait elle aussi au cimetière. On m’avait dit qu’elle était en voyage ", annonçait-elle avec candeur à Liza. »

Argyris occupe un poste de portier et de commissionnaire chez un pharmacien qui l’a pris sous son aile et qui veille sur lui dans la journée tandis que le soir, c’est sa sœur aînée qui prend le relais. Outre sa position de sentinelle dans l’officine, il s’est trouvé une passion grâce à la musique, ou plutôt grâce à une feuille de laurier qu’il glisse entre ses lèvres et avec laquelle il réussit à interpréter des mélodies que les auditeurs apprécient.

« Les jours de fête, Argyris disparaissait de la pharmacie et célébrait l’événement à sa manière en s’activant dans les rues. Sa présence les paraît de sons et d’accents auxquels elle n’auraient osé rêver. Son âme voyageait alors à l’avant-garde de son chant, là où il n’y avait jamais eu pour lui aucune joie auparavant. Plus tard, ce fut seulement avec le plaisir solitaire qui jaillissait de son sexe qu’il put comparer cette joie. »

Annio, après le décès de sa mère, trouvera un peu de réconfort auprès d’un chien dont elle ne se sépare jamais, vivant en sa compagnie dans un abri de fortune qu’elle a bâti au fond d’un vallon en assemblant des débris glanés çà et là. Argyris, quant à lui, s’est pris d’une nouvelle passion, cette fois pour les billets de loterie dont il fait collection, les cachant sous son lit en les appelant « mon trésor ».

L’écriture dense, narrative et descriptive du poète Thanassis Hatzopoulos, dont c’est ici le premier livre en prose, sert admirablement ces destins tragiques et pleins d’humanité. Il dit combien ces existences passées dans la marge comptent. Il en restitue le sel, la richesse, parvenant posément, avec lenteur et empathie, à sortir de l’oubli deux êtres qui ont vécu intensément, en ne demandant rien à personne et en n’ayant, du reste, pas grand chose à envier à tous les bien-portants.

 Thanassis Hatzopoulos : Les Oubliés, traduit du grec par René Bouchet, Quidam éditeur.

mercredi 2 novembre 2022

Je ne vois pas l'oiseau

Les oiseaux que décrit ici Jean-Pierre Chambon ont une personnalité bien affirmée et s’il les regarde vivre, chanter – voire parler – battre des ailes, se déployer, s’envoler, ce n’est pas pour se faire plus bucolique qu’il ne faut mais pour saisir au mieux leur étrangeté. Il faut dire que les volatiles en question ont de quoi intriguer. À commencer par le premier d’entre eux, une minuscule boule de plumes que des enfants découvrent un jour au pied d’un peuplier et qui, pour eux, ne peut-être qu’une « kobleute ».

« Une kobleute ! confirmèrent les enfants, bien qu’ils n’eussent encore jamais vu ce que désignait ce mot qu’ils prononçaient pour la première fois.
Ils faisaient cercle autour de la chose sans oser s’en approcher. »

L’oisillon recueilli ne se contentera bientôt plus des mouches et des insectes qu’il réclame, le bec constamment ouvert. Il passera aux vers de terre puis aux poussins déchiquetés du poulailler voisin avant de se transformer en grand rapace et de prendre son envol pour se fondre enfin « dans le bleu du ciel », provoquant, au moment de décoller, un branle-bas de combat dans la basse-cour en envoyant valdinguer le coq dépité contre le grillage.

Les autres oiseaux présents dans les nouvelles de Jean-Pierre Chambon sont moins fougueux mais tout aussi imprévisibles. Certains sont choyés par des femmes prévenantes. L’une, ne se satisfaisant pas de la compagnie de ses neuf chats, s’est trouvée pour nouvel ami un perroquet qui ne vit qu’au rythme de la forêt équatoriale en écorçant des branches du matin au soir. L’autre s’est prise de passion pour deux pigeons qui ont trouvé refuge sur le rebord de sa fenêtre et qu’elle nourrit quotidiennement. L’une et l’autre sont proches du narrateur qui, par un étrange retournement de situation, ne peut empêcher ces oiseaux de venir taper du bec contre les parois de son imaginaire. À ce jeu, le perroquet s’avère le plus habile. Après être entré dans la tête de l’écrivain, voilà qu’il le met en cage en lui apportant un fagot à dépiauter.

« Avec mes dents, j’arrachais la peau du bois, qui avait un léger goût sucré. »

Le poète Jean-Pierre Chambon, qui maîtrise la prose à la perfection, la ciselant, lui procurant souplesse et densité, aime passer, inopinément, du réel au fantastique. Il procède en douceur, non sans une pointe d’humour, en reprenant ensuite le cours de son récit, comme si de rien n’était. La dernière nouvelle du livre, « portrait du poète en oiseau », pénètre dans les coulisses de ce monde volant, plein de légèreté et de liberté, qui a toujours fasciné les poètes. L’auteur en cite quelques-uns, tels Jordi Pere Cerda, Edgar Allan Poe, Denis rigal et, surtout, Guillevic qui se sentait, tout comme lui, en affinité avec le hibou : « j’aurais envie d’avoir / un hibou dans ma chambre / un vrai hibou vivant », écrivait-il.

Si l’imprévu se glisse malicieusement dans les textes, il s’invite également, avec un bel aplomb, dans les encres de Carmelo Zagari qui accompagnent cet ensemble.

 Jean-Pierre Chambon : Je ne vois pas l’oiseau, encres de Carmelo Zagari, éditions Al Manar

.

 

samedi 22 octobre 2022

Parler de films avec Jésus

L’épure, la poésie à l’os, la recherche de la substantifique moelle, ce n’est pas fait pour lui. David Kirby a besoin d’espace pour s’exprimer. Il lui faut dérouler sa pensée, vivre chaque séquence, chaque poème, en y mettant tout son être, sa mémoire, son humour, ses idées, ses rêves, ses goûts, ses réflexions, sa passion pour le rock, le blues, le cinéma.

À chaque fois, où qu’il se trouve, et ce peut être en discussion avec Little Richard (à qui il a consacré un livre), à une soirée littéraire à Washington, dans un salon du livre à Dublin avec le poète Gérald Stern, en Italie avec sa compagne Barbara ou au Jardin du Luxembourg à Paris (avec Jésus en personne ou presque), il y est pleinement, totalement présent, et il entend donner belle consistance à ces épisodes en notant ce qu’il vit, qui il rencontre, quelle est la teneur de ses échanges réels ou fictifs.

« Parfois des interviewers veulent savoir avec quels
morts j’aimerais me retrouver à table pour dîner,
mais ma réponse à cette question est : aucun.
Je veux dire, je ne verrais pas d’inconvénients à suivre Dante ici et là
pour voir à qui il parle et où il fait ses achats et quel est

son emploi du temps lorsqu’il écrit, mais peut-on envisager
d’avoir une conversation avec Dante ?
D’accord, il a écrit le plus beau poème du monde,
mais sa vision du monde serait totalement différente de la mienne,
et de plus on dit qu’il avait très mauvais caractère. »

Une situation particulière lui en évoque inévitablement une autre, ou un film, ou une lecture, qu’il s’empresse de mentionner et d’étayer. Sa pensée, volage et dynamique, l’oblige à sauter d’un sujet l’autre sans crier gare, la plupart du temps à cause d’une simple association d’idées. C’est ainsi qu’il avance, de fil en aiguille, sur le mode de la conversation, se retrouvant embarqué sur des chemins qu’il n’avait sans doute pas eu l’intention d’emprunter au départ et qu’il découvre en poursuivant l’écriture de son poème.

« "Cette blonde m’a embrassée", dit Barbara, et je dis "La coquine !"
mais je ne précise pas qu’elle m’a embrassé aussi, et m’a dit ensuite qu’elle et son amie
allaient ôter leurs vêtements et sauter
dans la piscine, est-ce que je voulais me joindre à elles, à quoi j’ai répondu Ouais, pour sûr,
mais Barbara est dans la pièce à côté, elle-même embrassée ou sur le point de l’être,

et j’ai déjà assez de problèmes : nous sommes à une fête organisée à la fin
du National Book Festival, et alors que personne ne m’a dit
de ne pas m’exprimer contre la guerre en Irak, il est difficile de faire comme
si rien ne se passait vu que les hélicoptères font vroum vroum
au-dessus de la tente des poètes »

Il n’est pas facile de rendre compte des circonvolutions que génèrent les poèmes narratifs de David Kirby. En extraire quelques fragments ne suffit pas. Il faut entrer dedans, les lire sur la longueur, les suivre (souvent sur trois ou quatre pages) pour les voir se déployer. Tous, mobiles et circonstanciés, bifurquent en changeant inopinément de cap sans que l’auteur ne perde le fil de son propos. Espiègle, pétillant de malice, curieux de tout, très érudit tout en sachant rester discret, cet adepte de la pirouette, de l’esprit d’escalier et de la digression parvient toujours à reprendre la main et à boucler la boucle en retombant impeccablement sur ses pieds.

Il ne se contente pas de parler de films avec ce Jésus qu’il s’invente lors d’une promenade au Luxembourg ("mon Jésus serait un poète, comme Joseph Brodsky qui s’asseyait dans ce même jardin"). Il multiplie les rencontres. Apprécie l’échange. Remet certains morts en scène. Revoit Otis Redding survolant pour la dernière fois les eaux glacées d’un lac dans le Wisconsin. Discute de l’immortalité avec Walt Whitman. Saute de train en train avec les vagabonds du rail. Fume un joint avec Gérald Stern dans la résidence de l’ambassadeur du Canada en Irlande. Ou s’imagine en train de prendre un improbable bain de minuit avec Pat Nixon.

« Maintenant j’ai l’âge qui est le vôtre sur le portrait, et je peux voir
combien cela a été dur pour vous, combien cela aurait été différent
si vous aviez fait un autre mariage, avec un homme bon. »

Né en 1944 à Baton Rouge, en Louisiane, David Kirby a publié une vingtaine de livres de poésie. Parler de films avec Jésus est son deuxième disponible en langue française, traduit, tout comme le précédent, Haha (Actes Sud, 2018) par Christian Garcin.

David Kirby : Parler de films avec Jésus, traduit de l’anglais (États-Unis) par Christian Garcin, éditions Le Réalgar.

.

Cet ouvrage est l’un des trois premiers titres de la collection Amériques des éditions Le Réalgar.
Les deux autres sont dus à Robert Bly (La nuit où Abraham appela les étoiles, traduit par Christian Garcin) et à Gary Snyder (L’Arrière-pays, traduit par Brice Matthieussent).

mercredi 12 octobre 2022

Second jardin (drugi vrt)

Ces dernières années, la poésie de Lou Raoul s’est déplacée vers l’Est, et plus particulièrement vers la Croatie, pays qu’elle a découvert lors d’une résidence d’écriture en fin 2013. Ce séjour lui a permis de s’imprégner de certains lieux, de se frotter à une autre culture, à une autre langue, d’appréhender une histoire tourmentée et de se saisir des divers éléments de ce collectage particulier pour les rassembler dans Otok, (ïle en Croate), journal fragmenté, rédigé à la troisième personne du singulier, publié en 2017 aux éditions Isabelle Sauvage.

Second jardin s’inscrit dans la même veine. Apparaît ici aussi un personnage central. Qui ne s’appelle plus Kim (comme dans le livre précédent) mais Beris. Celle-ci n’est d’abord qu’une présence fragile dont l’enfance, dévoilée par bribes, passée derrière le rideau de fer, est marquée par le deuil, la mort du frère aîné, et par l’irruption, en pleine grisaille, de figures emblématiques : Khrouchtchev (coiffé d’une toque fourrée) ou Nadia Comaneci, vue en noir et blanc à la télé. C’est dans ce monde rude et cadenassé que Beris a vécu ses premières années.

Quand on la rencontre, alors que le rideau de fer est tombé et que la guerre dans les Balkans a fini par s’arrêter, elle est en mouvement, elle marche sur les petites routes qui serpentent jusqu’aux hameaux ou bien elle se laisse portée, en regardant défiler le paysage, assise dans le compartiment d’un train. Ses déplacements s’inscrivent dans un conditionnel qu’accentue l’emploi de la conjonction « si ». On la sent cependant sûre de ses repères, arpentant une contrée qu’elle connaît, se rappelant ici telle maison aux volets jaunes, là tel jardin potager, là-bas telle femme vêtue de noir.

Là où Beris va, la joie de vivre, si elle a un jour existé, n’est vraiment pas de mise. Les habitants subsistent chichement. Ils ne sont guère loquaces. La guerre est restée gravée dans les corps, les têtes, les mémoires. Les noms de ses chefs ornent quelques bâtiments publics quand ceux des victimes anonymes ne sont présents que dans l’intimité des familles.

« dans l’eau de la Drave, des personnes déjà mortes
leurs corps précipités un jour de 1991 dans les eaux
si au même moment
une femme est debout sur un pont
si c’est l’épouse d’une de ces personnes disparues
assassinées, précipitées
elle est debout sur le pont d’Osijek surplombant la rivière
et vers l’eau de la Drave pose des roses rouges dans l’air
si elle n’a aucun autre endroit pour se recueillir c’est ici
à chaque date anniversaire »

Il y a chez Lou Raoul, dans ce livre comme dans les précédents, un fil narratif qui repose sur des scènes ordinaires, qui vont à l’essentiel et qui se déroulent avec lenteur dans des paysages de campagne. L’ellipse et la suggestion y jouent leur rôle. Elle sait qu’il n’est pas besoin de tout dire. Le personnage féminin qu’elle a choisi possède un corps, une histoire, une mémoire, une identité. C’est elle qu’il convient de suivre, de page en page, en respectant les étapes d’un cheminement non linéaire, effectué la plupart du temps en extérieur, porté par une écriture dense, travaillée, en perpétuel mouvement. Dans la dernière partie du recueil, Beris prend la parole. Elle s’exprime au présent, en une série de poèmes brefs et incisifs, et dit qui elle est.

« je suis Beris Timber dans un corps de femme à peu près
avec des griffures aux bras et aux jambes
je ne dors pas sur le matelas taché et poussiéreux
dans la chambre qui est mienne et verte
quelqu’un me prépare ailleurs un lit clair
avec le soleil les murs deviennent jaune chaud à midi
quand un coq chante un autre lui répond
aucun coq agressif ne me saute sur la nuque
aucune chauve-souris ne s’agrippe à mes cheveux »

 Lou Raoul : Second jardin (drugi vrt), Éditions Isabelle Sauvage.

lundi 3 octobre 2022

De plus grands déserts

La poésie de Sébastien Hoët se faufile dans les méandres du monde d’après, celui qui perdure après la catastrophe, l’explosion, l’atomisation des paysages et des lieux familiers. C’est avec ce monde-là que les survivants doivent composer. L’homme que l’on suit est l’un d’entre eux. La tâche qui lui incombe – vivre, malgré tout – est ardue. Il n’a plus ni père ni mère pour toucher le tronc du vieil arbre généalogique. Il lui faut inventer d’autres repères, errer entre les ruines, devenir aussi invisible que l’ennemi qui guette et se trouver des plages de repos afin de reconstruire cet être en lambeaux qu’il est devenu. Il sait qu’il peut, pour cela, s’en remettre à la nuit.

« La nuit je me redeviens je me reforme. Je reforme l’animal tombé avec moi dans le puits. Je le reforme passé à travers la vitre du château. Je le reforme moi quand il est passé à travers moi. Je le reforme dans le feuillage des meubles la cheminée debout l’argent des tables, je le reforme dans notre parfait couinement. »

Son cheminement est parsemé de stations. Elles sont nombreuses et il doit, pour se rendre de l’une à l’autre, mettre son corps, sa pensée, ses réflexions et ses sens sous tension. Chaque étape constitue une séquence du livre dans lequel le lecteur prend aisément place, aidé par l’écriture prenante, posée, attirante, alternant vers et prose, semblant souvent s’adapter à l’oralité, d’un poète qui l’incite à s’approcher de territoires âpres et hostiles.

« Le jour je travaille mon invisibilité. Je cours dans des jardins. Je détruis des caves à coups de pied. Mes poings enfoncent des murs. Je ne mange plus. Je ne bois plus. Des enfants ont cru me voir. Dieu a cru m’entendre. On me désire. »

Après avoir jeté, en première partie de son recueil, les bases d’un manuel de survie plutôt efficace, Sébastien Hoët poursuit sa déambulation en partant à la rencontre de nouvelles terres. Il donne à lire des lieux dévastés. On peut le suivre presque visuellement. Il emprunte La Route précédemment ouverte par Cormac Mc Carthy dans son grand livre (au titre éponyme), avec enfant et caddie avançant dans des paysages inconnus.

« Nous préparions
la suite
la Route
nous délivrait
Nous remontions des pentes les redescendions
minions des animaux gueulant au noir »

S’immerger en poésie dans un monde post-apocalyptique n’est pas fréquent C’est pourtant ce que réalise ici Sébastien Hoët, en usant d’un phrasé dynamique et percutant, en se dédoublant, en se plaçant du côté de ceux qui luttent, esseulés, dans des contrées bien moins fictives qu’il n’y paraît, contre les éléments contraires, sans jamais songer à renoncer.

Sébastien Hoët : De plus grands déserts, éditions Les Hauts-Fonds.

mardi 20 septembre 2022

Poèmes lus par la mer

Dans les poèmes de Luis Mizón, né à Valparaiso en 1942, et fils de marin, la mer n’est jamais loin. Elle est régulièrement à portée de mémoire. Le lien est solide et l’exil à Paris, en 1974, à la suite du coup d’état militaire au Chili, n’a pu que le renforcer. Quand elle n’est pas visible, sa respiration reste perceptible. Le vent l’ébouriffe, lui soutire de l’écume et du sel, propage ses humeurs jusque dans les villes et les terres.

« il y a un chemin creusé dans la brousse marine
et les vagues
participent à leur propre sacrifice

vagues isolées
danseuses
vagabondes assoiffées
léchant le vent avec joie »

Les 26 poèmes ici réunis, « lus par la mer / et relus / par les calamars et les méduses », sont dédiés à Frédéric Jacques Temple. Luis Mizón évoque, en avant-propos, leur amitié née à Collioure en 1981, sur la tombe d’Antonio Machado, qui ne prit fin qu’avec la mort, en 2020, de celui qui, presque centenaire (il était né en 1921), avait eu le temps, avant de s’éclipser, de lire ces textes, ces fragments d’escales, ces instantanés de vie traversés par un imaginaire en verve, écrits en son honneur, et « dans lesquels se mélangeaient les lieux et les horizons qu’il avait fréquentés ou rêvés ».

« je voudrais me nourrir de toutes les choses qui s’en vont
et que je touche avant qu’elles ne soient
pièges et simulations »

Suivre Luis Mizón, c’est découvrir, à ses côtés, au gré de ses voyages ouverts et habités, des morceaux de territoires où les sons, les images, les apparitions, les ombres mouvantes, les scènes brèves, les métaphores se mêlent pour décrire et percevoir les dessous du réel, les à-côtés du monde. Ce peut être sur un marché d’Amérique du Sud ou sur une plage déserte, dans de grands espaces céréaliers ou sur le pont d’un bateau, ou encore sur une colline où s’est installé un cirque et où des chiens aboient « au passage d’un camion chargé de clowns ».

« je cherche ma place dans le silence
comme le ciel a trouvé la sienne
dans un puits »

Ces Poèmes lus par la mer, écrits en espagnol, ont été traduits par l’auteur. Ils sont présentés en version bilingue, accompagnés par les gouaches en mouvement d’Alain Clément qui fut, lui aussi, un ami de Frédéric Jacques Temple.

Luis Mizón : Poèmes lus par la mer, gouaches de Alain Clément, éditions Aencrages & Co.

 

samedi 10 septembre 2022

Vol en V

En dix suites de poèmes, Étienne Faure invite le lecteur à bouger avec lui, à l’accompagner dans ses flâneries, à ne rien perdre de ce qui retient son attention. Le regard, constamment sollicité, ne se contente pas d’effleurer les choses, les détails, les anomalies ou les lumières changeantes du jour ou de la nuit, il active également la sensibilité du poète qui fait en sorte que l’instant présent n’occulte pas l’histoire des lieux qu’il traverse, dont beaucoup lui sont familiers.

« Je dors dans un quartier raflé en Quarante-deux,
les voix dans les cours intérieures n’ont cessé
de retentir d’appels aux dieux ou à rien
du tout, rien que néant tragique, laïc,
aucun sens, nul trajet renouvelé dans la cage
d’escalier, c’est par les toits que la rumeur enfla »

Le passé le tire fréquemment par la manche, notamment lors de ses promenades dans le nord-est parisien, en lui conseillant de délaisser, un temps, gouttières, chats, boutiques et vitrines pour s’accorder un pas de côté afin d’aller dire bonjour à ceux qui passent d’interminables jours de repos dans les cimetières.

« Un jour de ventôse et de grêle on alla
au cimetière Picpus saluer les charniers
endormis sous l’herbe où rêvaient sans têtes
les Auguste, les Charlotte, les Adrien domestiques,
aubergistes, dentellières, ex-nobles, crieurs guillotinés
amenés dans de fructueuses charrettes tout droit du Trône
renversé
pour séjourner en vrac au fond d’une fosse »

Les rues qu’il arpente, et qui gardent en elles les silhouettes de Léon-Paul Fargue et d’Yves Martin, et où s’imprime peut-être toujours, passagèrement, celle de Jacques Réda, ces rues qu’il sillonne par tous les temps, il lui arrive de les abandonner temporairement pour s’octroyer de plus lointaines pérégrinations. On peut alors le retrouver en randonnée dans les alpages ou à l’ombre dans l’hémisphère Sud, ou près d’une fontaine en Espagne, ou installé à bord d’un avion qui relève son nez juste avant l’atterrissage. Où qu’il se trouve, sa vigilance reste de mise et sa sensibilité en émoi. Partout les mots s’assemblent pour prendre la mesure de l’endroit et pour le rendre visuellement vivant en s’attachant à ceux qui y séjournent.

« Avec un sac à dos de pénitent,
un philosophe allemand dans la poche,
ils partaient tôt le matin en silence
gravir les monts, tutoyer les edelweiss,
pour redescendre au soir éblouis, pleins
de condescendance à l’endroit des plaines,
parfois s’arrêtant pour se rafraîchir
dans la pénombre d’un lieu de culte »

On le voit qui avance à son rythme. Il n’aime pas les accélérations brutales. Préfère rester calme, posé, attentif. De l’oiseau, auquel il adresse un clin d’œil dès le titre, il apprécie le vol, la légèreté, le chant. Migrateurs ou sédentaires, ou présents dans l’un de ces musées qu’il aime visiter, beaucoup d’entre eux apparaissent dans ces pages.

« Dès que les jours décroissent les oies bernaches
sorties d’un tableau de Johannes Larsen
quittent le sol vers leurs quartiers d’hiver, plein sud,
est-ce que c’est gris, est-ce qu’il fait nuit, sous huitaine
leur cœur aura délaissé l’hémisphère blanc,
survolant les lacs vite, c’est du sang, le temps
s’écoule, durcit à l’air libre, aucune issue
hors l’envol pour contrer le froid, imiter la fuite
par mille coups d’ailes »

Chez Étienne Faure, le titre du poème, souvent écrit d’un seul tenant, en une respiration souple, jamais haletante, n’apparaît, en italiques, qu’à la fin de celui-ci. Ses invitations à flâner (il y en a ici plus de cent) font mouche. Impossible de le laisser partir à l’aventure, le nez au vent et la pensée en alerte, sans l’accompagner.

Étienne  Faure : Vol en V, éditions Gallimard.

jeudi 1 septembre 2022

Traité d'onanirisme à usage de celles qui ont perdu la mémoire

Arpenteur de chemins non balisés, Jehan Van Langhenhoven a pris l'habitude de s'aventurer, de livre en livre, dans des périples revigorants où se promènent les ombres flottantes de la poésie, du surréalisme, de la révolution, de l'érotisme (et de bien d'autres choses encore) en s'octroyant de temps en temps une halte au rendez-vous des amis, dont la plupart ne sont plus. Il y avait là, il n'y a pas si longtemps, les éditeurs Eric Losfeld et Guy Chambelland, le poète Yves Martin, le cinéaste Jean Rollin, le revuiste et poète Jimmy Gladiator, avec lequel il créa Le Melog (1975-1978) puis La Crécelle noire (1979-1981).

Van Langhenhoven a commencé à publier en 1974. On lui doit de nombreux titres, jamais très épais mais toujours percutants, ainsi : Milan, minuit d'amour (Bordas, 1985), Le Bar du dernier glamour (Bordas, 1992), Du chant de l'équipage (Raphaël de Surtis, 2001), Histoire naturelle de l'ennui (Raphaël de Surtis, 2017) et, plus récemment, Rivolvita ! (L'Harmattan, 2021).

Son Traité d'onanirisme à usage de celles qui ont perdu la mémoire vient de paraître et l'occasion de le retrouver (plein d'énergie, comme toujours) est trop belle pour ne pas la saisir. Il suffit de prendre le train à destination de Milan et de se promener dans les voitures pour le repérer. Il est assis en face d'une jeune femme qu'il regarde discrètement et pour laquelle il tresse, bercé par le roulis des rails, une histoire passée et présente. Elle fut amoureuse au dortoir, sensible, sensuelle au milieu de ses compagnes d'internat et en elle les désirs couvent et doivent être assouvis, ce qui ne peut qu'émouvoir le voyageur solitaire qui n'est présent à bord que pour écrire ce livre dans lequel l'onanirisme opérera « une parfaite connexion de la main et du songe ».

« Paris s'éloigne, le train accélère ouaté, silencieux avant que de brusquement se mettre à hurler, m'inviter alors à vite pénétrer le vif du sujet... Une ample crinière blonde disposée en chignon, un regard distant offert à la fenêtre, des mains longues aux ongles vernis d'un fort beau carmin négligemment posées sur les accoudoirs et, ponctuées de hauts escarpins de velours noir, des jambes en passe de se croiser... »

Les voyageurs se laissent porter par le tempo ambiant. Certains regardent aux fenêtres. D'autres rêvent d'attouchements en huis-clos. Parmi eux, « incurable voyeur », un homme aux aguets, « œil rivé à la serrure du verbe », écrit, sur un cahier d'écolier, d'une main légère et habile, un récit dense, habité et voluptueux qui ne se dénouera qu'à Milan. Où celle qui ne pouvait que se prénommer Emma fera bientôt une mauvaise rencontre, Thanatos, ombre noire, sortant comme souvent des ténèbres avec ses outils bien affûtés.

Jehan Van Langhenhoven : Traité d'onanirisme à usage de celles qui ont perdu la mémoire, éditions Douro.

jeudi 25 août 2022

La bouée

La bouée est un ensemble de nouvelles reliées entre elles grâce à un fil rouge tenu par la narratrice qui introduit chaque histoire par un texte liminaire où sont brièvement présentés les personnages auxquels elle va s’attacher. À eux ensuite d’entrer en action, de vivre leur vie, ou tout au moins un moment de celle-ci. Il y a là un déménageur qui s’est mis à courir et qui ne peut plus s’arrêter, une adolescente qui voit son père sombrer dans l’alcool lors d’un repas en tête-à-tête perturbé par l’arrivée d’un intrus mal intentionné, une mère qui déstabilise sa fille en feignant d’être devenue amnésique, un fils mal à l’aise devant un père à la réputation sulfureuse, une jeune couturière rejetée parce qu’elle ne sait pas dire si elle est blanche ou noire... Tous ces êtres font face à un événement particulier qui les révèlent à eux-mêmes. Certains passent l’obstacle sans problème, d’autres le contournent, d’autres encore se prennent la réalité en pleine figure et n’optent que pour la pire des options. Le hasard est capricieux et peut parfois décontenancer les moins aguerris.

« J’aime le hasard. Il ne me pose pas de questions. Il n’a pas de certitude, il ne se perd pas en logorrhée pour m’expliquer la vie. Je l’aime, parce que je peux faire appel à lui à toute heure de la journée. Le hasard est toujours disponible. »

Ces rendez-vous impromptus dont Natacha Andriamirado se fait ici l’écho, en une écriture souple et dynamique, s’attachent à la réaction des êtres face à l’imprévu et à la façon dont ils appréhendent des situations anodines ou extraordinaires. Voir des chardonnerets de la taille d’un homme se jeter du haut d’un réverbère sur la voie ferrée n’est pas fréquent. Ne pas s’en formaliser demande un certain aplomb. Quelques uns des protagonistes de La bouée n’en manquent pas quand d’autres, dépassés par les événements, perdent pied.

Les personnages en situation présents dans cette étrange galerie (où l’onirisme côtoie parfois le fantastique) ont quelques points communs : tous s’exposent au regard, au parti-pris et aux certitudes des autres. Se cachent çà et là des pièges psychologiques qui peuvent s’avérer redoutables.

Natacha Andriamirado : La bouée, Quidam éditeur.

lundi 15 août 2022

Les Grandes Soifs

Joël Cornuault apprécie les à-côtés, les brèches, les chemins de traverse, les rues peu passantes, les impasses silencieuses et autres lieux apaisants où il peut flâner en essayant de ne rien rater de ce qui se présente à lui. Il s’arrête sur des objets, des détails, des signes du temps, des curiosités qu’il interroge (et qui lui parlent). Ainsi se trame son livre, conçu à l’écart des grandes routes, qui va quêter un peu d’émerveillement, d’insolite, de secrets dissimulés là où il est encore possible de s’émouvoir. C’est le cas aux alentours du village de Besse où, y séjournant quelques jours, il constate, au fil de ses promenades, que l’harmonie entre le passé lointain et géologique du territoire et son aspect actuel, façonné par le travail de ceux qui y vivent, a en partie été préservée.

« Ici, les pioches, les binettes, les haches et les faux dont se dotèrent les paysans pour défricher et cultiver les solitudes montagneuses, les petits troupeaux qu’ils élevaient, ne devinrent pas dévastateurs. Malgré les abattages, malgré l’ouverture des carrières, les outils, pourtant actionnés par de nombreuses générations, ont exercé leurs effets sur l’organisme naturel sans trop de brutalité. »

Partout où il pose ses pas de promeneur attentif, l’écrivain a une pensée particulière pour ceux qui ont participé à la lente transformation des endroits qu’il découvre. Derrière ces changements, il y a, parmi une multitude d’anonymes, des personnalités, des artisans qu’il nomme et qu’il replace dans leur époque. Gabriel Davioud, l’architecte d’Haussmann, à qui l’on doit l’invention des bancs de bois à dossier plat, est de ceux-là.

« C’est dans les allées du square de La Chapelle que je crois avoir connu mes premiers bancs publics. Les sièges en bois à dossier droit, soutenus par des montants de fonte fleuronnés aux armes de la ville, étaient alignés le long des grilles. »

Un peu plus loin, il s’attache au « lyrisme des ferronneries ». Celui-ci ne peut s’offrir qu’à ceux qui vont par les rues en accrochant leur regard à ces détails vrillés, ciselés, de différentes formes (papillons, feuilles, oiseaux, fleurs, etc) qui ornent discrètement portes, fenêtres, volets, façades ou grilles. Il remonte le temps. Si ces ornements ont beaucoup vieilli, il les conserve néanmoins dans cette immatérielle boîte à rêveries où il lui arrive de puiser fréquemment pour se ressourcer, pour retrouver un peu d’enfance, pour respirer plus calmement, pour se rapprocher d’un ami disparu (Pierre Tesquet) ou pour dialoguer, à nouveau, via les livres, avec Dhôtel, Reclus, Breton, Delteil, Fourrier, Leopardi, Gracq ou Caillois.

« Je m’aperçois que, depuis plusieurs années maintenant, je mentalise de plus en plus le monde et la vie. Je les double de lectures ; je leur juxtapose des songes poétiques, je collectionne des images de ma confection en vue de m’établir au plus près de moi. »

Les Grandes Soifs ouvrent à des mondes insoupçonnés et familiers (qui sont au coin de la rue ou au bord du talus) en invitant à la promenade, au pas de côté, à la lenteur, à l’errance, à la simplicité et à la réflexion.

Joël Cornuault : Les Grandes Soifs, Éditions Le Cadran ligné.

dimanche 7 août 2022

Jouissance

Voici un livre qui parle. Un roman doué de parole qui raconte sa vie à la première personne et qui a beaucoup à dire. Il a tout connu : l’abandon, l’errance, la déchéance, la poussière, la pluie, la cave, le garage, les toilettes, les poubelles, la peur du feu, les mains sales et bien d’autres désagréments. En devenant narrateur, il espère trouver de nouveaux lecteurs et leur demande, par avance, de poser un regard bienveillant sur son parcours de clochard littéraire.

« et ne cherchez pas en moi si vous ne voulez rien entendre de ce fâcheux périple où je suis passé d’une main à une autre, amoché et sale, avili, presque toujours sans compassion, maltraité par des lecteurs piteux, comme si j’étais une coureuse de remparts, moi, livre abandonné, clochard perdu, comme un vaurien renié partout et par tout le monde, comme un paria insulté par-ci et craché par-là »

Son corps d’encre et de papier, rudement bringuebalé, a été le témoin involontaire de choses intimes et secrètes. Elles se sont accrochées à sa mémoire. Elles pèsent lourd. Il lui faut s’en délester. Dire à ceux qui voudront bien l’écouter qu’il a assisté à une scène d’amour torride en bibliothèque, qu’il a vu un homme riche se faire arnaquer à cause d’un préservatif usagé, qu’il a eu connaissance de la vente d’une orpheline et de l’enlèvement par un prédateur sexuel d’une petite fille qui aimait lire.

Si le destin lui a offert, en plus de la parole, le pouvoir de voir, de sentir, d’entendre battre les cœurs, de reconnaître le timbre des voix et de se repérer dans le paysage, s’il a fait de lui, chose rare et unique pour un livre, un être à la sensibilité exacerbée, il lui arrive pourtant de regretter de n’être qu’un spectateur, incapable d’intervenir, contraint d’assister à de redoutables scènes.

« je vais aller droit au but, je demeure un pauvre verbe fiévreux, sans domicile, à respiration stertoreuse, un petit voyou qui, dans sa misérable petite vie de vagabond, de va-nu-pieds, de moulin à paroles, se sait traqué régulièrement comme un gibier de pages »

Ce livre de belle et souple éloquence, qui s’exprime avec verve, en un débit ininterrompu, est celui d’un conteur résolu à dérouler le ruban de sa vie en compagnie des différents personnages qui ont, à un moment ou à un autre, considéré qu’il leur appartenait. Force est de constater qu’il n’a pas été gâté. Ces hommes et ces femmes qui l’ont précédemment touché avec leurs mains plutôt qu’avec leurs yeux circulent entre ses lignes, se heurtent, perdent la tête, s’égarent, s’affrontent et vont bientôt finir par se rejoindre, dévoilant ainsi la subtile toile d’araignée que tisse minutieusement Ali Zamir qui, avec ce roman, son quatrième, quitte les Comores pour d’autres territoires.

Le fin mot de l’histoire – construite à la manière d’un feuilleton dont chaque épisode (chaque chapitre) est attendu avec impatience – se trouve dans les pages de Jouissance, livre joueur, intriguant, généreux, malicieux, intemporel. Livre qui donne la part belle aux lecteurs et à la littérature.

 Ali Zamir : Jouissance, Éditions Le Tripode.

jeudi 28 juillet 2022

Toujours plus autrement sur terre

Belle initiative des Éditions de l’Atelier de l’agneau qui publient, in extenso, le dernier tome des œuvres complètes de Guennadi Aîgui. Les poèmes, écrits entre 1986 et 2004, et édités à Moscou en 2009, permettent d’entendre à nouveau la voix singulière, intuitive, simple, empreinte d’un certain dénuement, s’approchant parfois du silence, de l’un des poètes majeurs de la seconde moitié du vingtième siècle. Né en Tvouvachie en 1934 et décédé en 2006, Aïgui a été publié en France dès 1976, grâce à Léon Robel, ainsi qu’un peu partout à travers le monde alors qu’il était impossible de le lire dans son propre pays jusqu’en 1985, sa proximité avec Boris Pasternak n’y étant pas pour rien. Il a longtemps vécu dans la clandestinité, n’étant visible que dans l’underground russe.

« plus pauvres parmi les pauvres nous sommes
de ceux qui ne sont pas grand-chose
c’est ainsi que nous faisons tous deux bon ménage : l’un
joignant les Deux Bouts l’autre depuis toujours
Ouvrant la Marche »

Olga Sedakova, dans sa préface à l’édition russe, évoque une « poétique de la pauvreté ». Celle-ci traverse en effet l’œuvre d’Aïgui et l’amène à écrire avec concision, cherchant le mot juste pour dire ce qui vibre en lui dès qu’il pose son regard sur les territoires immenses qui l’accompagnent depuis l’enfance : les champs à perte de vue, la plaine de la Volga, les neiges ou les moissons qui peuvent tout recouvrir. Ce qu’il perçoit alors, c’est la fragilité de l’humain, la sienne s’ajoutant à celles de tous ceux qui l’on précédé.

« que résonne le "je suis vieux" du champ habité du monde
moi je continuerai à voir à travers son filtre rose comme les glissements
des montagnes c’est ainsi que je verrai
poindre le filet d’eau qui murmure "je suis faible comme le crime"
parmi les vieilleries du monde »

Sa poésie est exigeante. Il la travaille au couteau. Ne perd jamais de vue sa motivation première, qui figure souvent dans le titre de son poème. Tout est ramassé en un noyau central qui doit beaucoup à son regard, à son ressenti et à sa mémoire revivifiée. Il a une grande capacité à s’émouvoir et ces moments de grâce, durant lesquels il se sent en osmose avec son environnement, déclenchent son besoin d’écrire. Cela naît de choses simples, d’un paysage, d’un dîner dans une maison à la campagne, d’un village entrevu lors d’un voyage en train, d’un champ au printemps, de « l’apparition de la mésange » ou du bruissement des feuilles dans la forêt. Ou encore de la belle présence d’un bouleau à midi :

« dans la brûlure de midi
soudain -

avec force
s’isole
le bouleau -

avec éclat – comme quelque Évangile :

(il se suffit à lui-même, il ne dérange personne)

il se dévoile – sans cesse :

se laissant feuilleter

(tout – "en dieu")

Cet ensemble conséquent nous permet de suivre Guennadi Aïgui pendant les vingt dernières années de sa vie. Ce sont celles où il a enfin eu l’autorisation de quitter la Russie et certains poèmes ont été écrits à Berlin ou à Budapest. C’est dans cette ville qu’il s’est rendu lors de son premier voyage à l’étranger, en 1988. Il le rappelle dans Dernier départ, (texte qui avait précédemment été publié en bilingue par les éditions Mesures, dans une traduction d’André Markowicz, qui fut d’ailleurs à l’origine de la venue du poète à Rennes à la fin 1991). À Budapest, Aïgui a passé beaucoup de temps devant le monument du sculpteur Irme Varga dédié à la mémoire du diplomate suédois Raoul Wallenberg qui, en poste en Hongrie durant la seconde guerre mondiale, sauva des milliers de Juifs avant d’être arrêté par l’Armée rouge en 1945 (on le soupçonnait d’être un espion au service des États-Unis) et de disparaître à tout jamais.

« Le titre initial de ces écrits était "La main de Wallenberg" : le geste de cette main, étrange-énigmatique, arrêté-"en mouvement", s’invitait sans relâche dans mes brouillons. »

En cette ultime période de sa vie, Aïgui, outre ses voyages, continue de tracer, de graver son empreinte poétique. Il lit, relit ceux qui l’accompagnent depuis longtemps (Klebnikov, Mandelstam, Celan), reste fidèle aux paysages qui lui sont familiers et aime les voir se transformer à chaque nouvelle saison.

« et clairement chantées
sont les îles au-delà du village
comme issues du bonheur des herbes
parcourues par un chaud murmure »

 Guennadi Aïgui : Toujours plus autrement sur terre, traduit du russe par Clara Calvet et Christian Lafont, préface de Olga Sedakova, éditions Atelier de l'agneau.

.

 

lundi 18 juillet 2022

Marcello & Co

Étudiant occasionnel et vendeur de frites en intérim, il vit mollement et arpente les rues d’une cité balnéaire au climat plutôt serein en traînant ses vingt ans et ses guêtres avec une certaine nonchalance. Son quotidien est un peu tristounet mais il fait avec en se disant que ça pourrait être pire et que les surprises, parfois, déboulent sans qu’on les voit venir. Il pense juste puisque le hasard, qui oublie rarement ceux qui lui font confiance, va bientôt s’intéresser à lui. Un jour, alors qu’il marche tranquillement, un type, tombé d’un arbre, manque de l’écraser, se relève, l’engueule comme s’il y était pour quelque chose et poursuit sa route en s’époussetant.

« Le machin a dégringolé du ciel, ou plutôt des feuillages au-dessus de moi, pour s’écraser devant mes pattes, fruit pourri et ridicule dans lequel j’ai trébuché en couinant comme un petit chien. Le temps de reprendre mes esprits et les pieds toujours emberlificotés dans ses jambes, je me suis fait insulter allègrement par ce qui ressemblait à un mélange entre Marcello Mastroianni et le capitaine Haddock. »

Cette rencontre fortuite va l’inciter à prendre en filature cet homme qu’il voit régulièrement attablé, sirotant des verres de rosé tout en griffonnant dans un carnet, tôt le matin, à l’heure du petit-déjeuner, sur une terrasse du centre-ville. Il l’appelle Marcello, lui trouvant un air de ressemblance avec l’acteur aux yeux souvent nimbés de solitude. Le personnage l’intrigue et l’amène même à penser, intuition bizarre, qu’il est peut-être la représentation vivante de ce qu’il pourrait devenir, lui l’adepte du shit, des mélanges corsés et des nuits blanches, quand il arrivera, bon an, mal an, au bout de son rouleau.

« Et si ce type devant, ce pirate clodo, ce Mastroianni usé, si ce type-là, Marcello, c’était moi ? Je veux dire, moi plus tard. Une version de moi, en vieux. Une version qui aurait totalement foiré. »

Le mieux, pour y voir plus clair, est de savoir de quel bois se chauffe cet inconnu qui l’attire, savoir où il loge, ce qu’il fabrique de ses journées, quel est son itinéraire quotidien, quels sont ses secrets. Pour répondre à ces questions, le narrateur se mue en détective privé. Il n’est pas au bout de ses surprises et il va y laisser quelques plumes. On ne s’approche pas impunément d’un tel personnage.

C’est cette enquête, menée avec malice et désinvolture, à coups de chapitres courts, en usant d’un débit rapide et entraînant, que retrace Thomas Vinau. La filature se fait sur la pointe des pieds, entre les arbres et les herbes folles, pour aboutir à un îlot abandonné, niché au cœur de la ville, où vivent d’étranges animaux de compagnie. Elle prend, au gré de ses sinuosités, des allures de parcours initiatique. Un voyage ébouriffant. Qui permet à celui qui se sentait à l’étroit dans sa vie de perdant mélancolique de s’imaginer en partance vers un monde qu’il ne connaît pas encore mais qui aiguise déjà sa curiosité

« Le monde c’est plein de monde. Je veux dire qu’il existe une multitude de mondes différents dans ce monde. Plein de mondes en même temps. Il y a un monde à apprendre, un autre à découvrir, un autre à inventer. »

Thomas Vinau : Marcello & Co, Gallimard, collection Sygne.

dimanche 10 juillet 2022

Collection Supersonniques

La collection Supersoniques, initiée par les éditions Philharmonie de Paris, entend faire se rencontrer écriture, arts et musiques. Conçu autour d’une figure majeure de l’histoire de la musique, chaque titre est confié à un écrivain qui travaille en étroite collaboration avec un plasticien. Texte et graphisme revisitent de façon originale et dynamique l’œuvre choisie. Les deux titres qui viennent de paraître sont consacrés à Franz Liszt et à Béla Bartók.

Emmanuelle Pireyre, qui raconte Franz Liszt, dit combien le parcours musical de celui-ci est animé par son attrait pour les Tsiganes. Dès son enfance en Hongrie, où il est né en 1811, il est subjugué par leur liberté, leur inventivité, leur mode de vie, leurs danses et leur musique qu’il découvre en assistant aux concerts des troupes de Bohémiens qui se produisent dans son village. Cette passion, qui ne se démentira jamais, l’amènera à collecter des mélodies et alimentera parfois ses propres compositions, à commencer par ses Rhapsodies hongroises.

« Plus tard, c’est le mode de vie itinérant qui rapproche Liszt des Bohémiens. Dans l’imaginaire des peuples du voyage, l’humanité se divise en deux : Tsiganes voyageurs et gadjé sédentaires. Liszt, franchissant la frontière des catégories, s’identifie au côté voyageur. De fait, il a quitté son pays à douze ans, sillonné l’Europe dans tous les sens comme enfant prodige, puis comme pianiste virtuose. Il aura vécu presque toujours en voyage, partout étranger, comme le sont les Tsiganes. »

Le passionnant texte d’Emmanuelle Pireyre est accompagné par des images de Anna Katharina Scheidegger, en l’occurrence des photogrammes argentiques qui prolongent la série que l’artiste suisse a consacré au glacier du Rhône, dans le canton du Valais.

Le volume dédié à Béla Bartók (1881-1975) est dû à Peter Szendy qui a choisi d’explorer l’œuvre du compositeur et pianiste, né lui aussi en Hongrie, en créant un abécédaire capable d’éclairer la personnalité, la musique et la pensée de celui qui a sillonné les villages ruraux d’Europe muni d’un phonographe à manivelle dans le but de préserver et d’archiver des pièces rares du patrimoine musical. La présence de l’eau, de la nature et des animaux y est très prégnante. Celles des nuages, du vent, des oiseaux également. À la fin de sa vie, malade, exilé aux Etats-Unis, Bartók fuira la ville dès qu’il le peut. Dans une lettre à Ditta, sa seconde femme, il écrira, en accompagnement de l’une de ses compositions :

« Ceci n’est pas ma composition mais celle d’un oiseau ; il vient de la siffloter, un bon nombre de fois. Quels concerts d’oiseaux il y a ici, depuis l’aube jusqu’au soir. »

L’abécédaire concocté par Peter Szendy est accompagné par des détails de nuages, superbes et reproduits sur de pleines pages, dus à Anri Sala, artiste albanais qui n’a de cesse, dans ses créations, de mêler image, son et architecture.

Supersoniques N° 5 : Franz Liszt par Emmanuelle Pireyre et Anna Katharina Scheidegger, N° 6 : Béla Bartók par Peter Szendy et Anri Sala, Philharmonie de Paris éditions


samedi 2 juillet 2022

Toutes affaires cessantes

Il y a des moments qui viennent perturber le cours de la journée. Il faut très vite se bouger, rompre avec la somnolence mentale, regarder de l’autre côté de la vitre et, si possible – c’est encore mieux –, s’y transporter pour se rendre compte, toutes affaires cessantes, de ce qui se trame en extérieur, avec ce ciel encombré de nuages noirs, les draps frais de la mer qui fument, le vent qui cogne sur tout ce qui se met en travers de son chemin. Ces moments-là, assez fréquents, mais toujours différents, Henri Droguet les guette. Il les reconnaît entre tous et les attrape au vol avant de les ficeler dans ses mots en les transformant en poèmes. Ceux qu’il assemble en ce nouveau livre ont été recueillis entre les mois d’octobre 2019 et 2020. Un an de perturbations météorologiques nerveuses et revigorantes.

« tout dehors c’est le ciel fissuré
la grande aube saignée qui vacille
bourgeonne et démultiplie
la lumière engouffrée l’ébouriffé fragile
et désastreux bouillon
la profondeur déchaînée du temps
dans la superposition tricolore – rose bleue verte –
des nuages s.d.f. allant
vers les plus beaux climats »

Le vent turbulent entre dans les têtes. Si un homme commence à déparler, c’est à cause de lui. Si un oiseau déchante, la cause est également toute trouvée. Le mauvais temps ébouriffé qui sort de l’océan en s’enroulant dans des nuages porteurs de grains aime se rappeler au souvenir des landes et des talus. Il ne se fait pas prier pour balancer ses rafales au cœur même de la forêt où les feuilles mortes ne tarderont pas à tapisser le sol. Il aboie au passage des trains dans les gares désertes. Il sent le chien mouillé quand il entre dans les maisons. Il se mouche dans des linges mis à sécher sur un fil et s’amuse en rasant les gouttières, les ardoises, les cheminées.

« la mer houleuse à sa rogne
le soleil enclume au ciel délogé
le vent débusque herse un vague essart
un arpent fruitier un quartier de forges
un enfant rit sous des aubépines
l’homme rongé plus ou moins
s’éloigne côté cour.

De temps en temps, l’accalmie gagne. Le ciel se dégage. La terre respire plus amplement. Henri Droguet tapote son baromètre. Il sait que le calme plat ne durera pas longtemps mais il l’apprécie et s’en empare pour constater les dégâts. Ici, un Christ est tombé de son calvaire, là, il faut rassurer un égaré qui se demande s’il n’a pas « été mort déjà ». Ailleurs, un arbre parle, quelqu’un « crie dans un bois mort », une bouée hurle en haute mer. Il s’en passe des chose (ça virevolte, cogne, détonne) en un an de corps à corps avec ces éléments tumultueux qui s’aiguisent les crocs sur des chicots de terre en bordure d’océan.

Henri Droguet : Toutes affaires cessantes, poèmes, Gallimard

 

mardi 21 juin 2022

Heureux soit ton nom

Il aura fallu attendre le début des années 1990, après la chute du Mur de Berlin et l’effondrement du bloc communiste, pour que les déracinés grecs et leurs descendants, qui habitaient un demi siècle plus tôt la région montagneuse de l’Épire et qui se sont retrouvés, suite à l’annexion d’une bande transfrontalière de leur territoire, en Albanie bien malgré eux, puissent à nouveau revenir sur leur terre d’origine. Sofia, personnage central du roman de Sotiris Dimitriou, en fait partie. En 1943, alors que la guerre faisait rage et que son village, Povla, n’était plus que ruines, elle avait dû partir mendier du maïs dans les villages alentour en compagnie d’une poignée de femmes tout aussi déterminées qu’elle. Beaucoup d’hommes s’étaient exilés en Australie ou en Amérique. Les autres étaient à la guerre ou résistaient dans les maquis. Vivant seules avec de nombreux enfants à charge, elles devaient à tout prix les nourrir.

« On a tenu deux ans cahin-caha, une famille épaulant l’autre, et ce qui restait de farine et d’huile on l’a terminé à l’hiver 43.

Elles partent sur les routes. Se font malmener, voire violer, et souvent voler leur maigre butin. Sofia, ce sont ses pieds, couverts de cloques et d’engelures, qui la contraignent, après des jours de souffrance, à laisser filer ses compagnes. Ne pouvant les suivre sur le chemin du retour, elle séjournera, le temps de se requinquer, chez l’une de ses tantes qui habite à trois heures de marche du village. Qu’elle ne reverra jamais puisque, quelques mois plus tard, un régime stalinien s’installe en Albanie, forçant les grecs issus de la région frontalière qui s’y trouvaient à ne plus quitter ce bout de territoire, désormais annexé, et à s’adapter immédiatement au nouveau régime.

« Ils nous ont répartis en groupes, ont mis un gars du village à notre tête et tous les jours on partait travailler, de soleil levant à soleil rentrant. Au début, certains se sont sauvés. Ils en ont ramenés quelques uns raides sur des civières et les ont baladés dans les villages, histoire de nous mettre du plomb dans la caboche. »

Les humiliations, les emprisonnements et les déportations à l’intérieur de l’Albanie (pour que les frontaliers s’éloignent le plus possible de l’Épire) se poursuivront pendant plus de quarante ans. Le pays est tenu d’une main de fer par le dictateur Enver Hodja. Pendant ces décennies noires, Sofia se marie, donne naissance à trois enfants et voit son homme, arrêté pour avoir crié, un soir d’ivresse, sa détestation du régime, être condamné à quinze ans de travaux forcés dans des mines de cuivre situé au nord-ouest du pays. C’est ce moment d’histoire, peu connu en Occident, et qui entre pleinement en résonance avec d’autres annexions récentes, que Sotiris Dimitriou met ici en lumière. Il le fait en un triptyque décapant. Trois voix témoignent à tour de rôle – à celles d’Alexo et de Sofia (qui sont sœurs), se joint celle de Spetim, le petit-fils de Sofia – , couvrant ainsi l’histoire de l’Épire, dont il est originaire, sur près d’un demi-siècle.

« En 75, ils ont autorisé les déportés à recevoir du courrier et une lettre d’Alexo est arrivée du village. J’ai hurlé. Je l’ai lue ligne à ligne. Elle parlait de mes autres sœurs, de leurs hommes, des neveux et nièces. La famille s’était agrandie, elle avait de nouvelles branches, de nouveaux rameaux. Notre mère était morte peu après notre séparation. Alexo ne disait pas de quoi ni comment. Là, je me suis effondrée. »

Outre son âpreté, son réalisme et sa précision historique, qui participent à la force de ce roman, il convient également de noter la singularité de la langue, proche de l’oralité. Dimitriou s’empare des expressions locales, reproduit la richesse de leurs images et goûte le plaisir que tous prennent à manier les mots. Cette langue dialectale, paysanne, vivante et dynamique, en fait le parler des montagnes d’Épire, Marie-Cécile Fauvin, la traductrice, a su la préserver en puisant dans ses souvenirs d’enfance dans les monts du Forez. Elle s’en explique en postface :

« Dans le texte grec, la plupart des termes sont compréhensibles par leur composition ou leur proximité avec des mots connus ; j’ai donc privilégier des mots susceptibles d’être rattachés à des termes courants, et des tournures qui, sans comporter de mot inhabituel, sont des régionalismes. »

Le pari est réussi. Qui donne à partager une langue riche et expressive, celle que Sotiris Dimitriou s’est forgé en écoutant parler sa mère et les autres villageoises. « Mes livres ne restituent qu’un millième de la richesse de leur langue », dit-il.

 Sotiris Dimitriou : Heureux soit ton nom, traduit du grec par Marie-Cécile Fauvin, .Quidam éditeur.