lundi 22 mai 2023

Village fantôme

Le hameau de La Ville Jéhan, situé sur la commune de Ménéac, dans le Morbihan, a été rayé de la carte, démoli par les bulldozers et les excavatrices pour devenir une carrière à ciel ouvert. Les derniers habitants, à peine remis d’un remembrement qui avait déjà chamboulé leur paysage et leurs repères, ont peu à peu rejoint le cimetière. La plupart n’ont rien vu, rien su du désastre. Ne restent que leurs descendants. Guy Darol est l’un d’entre eux. Il avait l’habitude de venir passer ses vacances d’été chez ses grands-parents.

« Ils étaient tous morts les bons vivants de mon enfance, enterrés au cimetière du bourg depuis jolie lurette. Dans cette ignorance heureuse que promet le néant, ils se fichaient bien du désastre dont j’étais le témoin, porteur désormais d’une roche massive, lourde à traîner, il le fallait. »

Devant le caveau de Léontine et de Jean-Baptiste, il se promet de faire, à sa façon, « d’un carnage une stèle ». Il va puiser dans ses souvenirs, réactiver la vie de ses proches, revisiter leurs lieux de prédilection, se retrouver au début des années 1970, jeune parisien débarquant à La Ville Jéhan, des airs de chansons américaines plein la tête, s’accoutumant au rythme des villageois, menant les vaches aux champs, s’initiant à la langue du coin, le gallo, buvant des bolées de cidre, écoutant le bruit lancinant de la machine à battre et le cri du cochon que l’on égorge. Vie rude et simple bâtie sur la solidarité et l’autosuffisance. Une vie de peu. Et une économie circulaire. Celle qui prévalait avant l’arrivée de l’agriculture intensive et de l’industrie agro-alimentaire qui allaient bientôt devenir la norme et tout balayer.

« Au fil du temps, les solidarités s’étaient peu à peu relâchées, chacun derrière sa porte s’efforçant de survivre. On ne voyait plus de vaches à l’abreuvoir ni de poules en divagation. Les maisons vides furent de nouveau remplies par des propriétaires qui n’avaient plus de lien avec le monde paysan, où ils l’avaient perdu et lui tournaient le dos. »

Peu enclin à se lamenter et à ouvrir en grand les vannes de la nostalgie, Guy Darol préfère, au contraire, zoomer sur une période particulière, celle qui précède la mécanisation à marche forcée. Les paysages gardent encore ce qui fait leur spécificité depuis des siècles. Les personnages de son roman forment une communauté soudée. Ils suivent le cycle des saisons. Perpétuent un savoir-faire ancestral et ne peuvent imaginer ce qui les attend. Ils vivent au présent. Et ce présent (en l’année 1971) l’écrivain se fait un devoir de l’arrêter le temps d’un livre. Pour qu’ils redeviennent les seuls maîtres des lieux.
Le tranchant des pelleteuses n’a aucun effet sur leur mémoire. D’une précision absolue, elle se transmet ici avec une tendresse virevoltante et dynamique, en un bel hommage aux derniers habitants d’un hameau sacrifié.

Guy Darol : Village fantôme, éditions Maurice Nadeau.

vendredi 12 mai 2023

Les antennes

C’est une incursion dans le monde d’après. Ce qui reste d’une planète qui a subi l’irréparable. Le jour, éclairé par un soleil froid, n’a plus de fin. Le givre recouvre les toitures. Au-dessus, des antennes subsistent, relais désormais inopérants, qui produisent un bruit métallique quand le vent passe de l’une à l’autre.

« Le soleil rend soudain tout très lumineux, presque aveuglant. Le métal des antennes brille. Il envoie des rais de lumière dans toutes les directions. »

La terre tourne toujours mais quelque chose en elle s’est déréglée faisant disparaître toute présence humaine. Seuls les oiseaux noirs ont droit de cité. Muets, ils se sont réfugiés dans les bâtiments aux fenêtres et aux portes soufflées.

Des ombres bougent entre les ruines mais ce ne sont qu’illusions, baudruches vides crées par les effets de la réverbération. La planète est blanche, froide, silencieuse. Elle a perdu son axe. N’a plus en mémoire les guerres, les frontières, les stratégies de prises de pouvoir qui, jadis, animaient l’esprit conquérant de ses locataires.

« Derrière la décomposition des grandes façades, des traces de mains et des traces de pieds. Les restes immobiles d’un départ précipité. Comme les empreintes entre les défilés d’immeubles. Les cadavres métalliques des véhicules militaires. Les canons tordus. Des visages déformés après une trop grande surprise. »

En une suite de proses courtes et tranchantes, portées par une langue simple et concise, Fabrice Caravaca décrit un monde d’où toute vie s’est absentée. De mauvais génies du lieu ont dû jouer avec l’atome et le feu jusqu’à ce que mort s’en suive. Ne subsistent que des décors et des paysages aux contrastes saisissants, semblables aux ruines industrielles ou aux villes dévastées. La terre vidée de ses occupants reste, quant à elle, planète en perpétuel mouvement au milieu de ses consœurs dans l’espace intergalactique.

Fabrice Caravaca : Les antennes, La Crypte.

mardi 2 mai 2023

À un étage près

Redoutable incursion dans le monde de la finance globalisée, dans les hautes tours de verre et de béton armé de l’un de ces quartiers d’affaires qui fleurissent dans toutes les mégalopoles. Ici, la rentabilité est reine et le personnel considéré comme simple variable d’ajustement. Quand un salarié pointe le matin, rien ne dit qu’il fera encore partie du personnel en fin de journée. Les licenciements se font par charrettes entières. Cela se concocte dans l’ambiance feutrée d’un bureau paysager ou lors d’un arrosage de départ en retraite anticipée où celui qui est fêté est le seul à ne pas être au courant que l’on boit à son débarquement immédiat. C’est ce qui arrive à Joshua Koplovski. Pour Elisa Vallonne, c’est un peu différent. Convoquée pour un entretien d’évaluation, elle ne sait pas encore si elle est promue ou remerciée (ce qu’elle sera, finalement).

« Il ne laissait rien transpirer de leurs entretiens, il savourait son suspense aussi longtemps que possible. Au fil de sa carrière Elisa avait fréquenté nombre de ces mâles prétentieux, tout en rondeur et en compromis sauf dans ces moments précieux où ils tenaient entre leurs mains le destin d’un subordonné : alors, sous un air désinvolte, ils faisaient preuve de la pire cruauté. »

Salim, jeune cadre dynamique, licencié lui aussi, se retrouve, cet après-midi-là, dans la même cage d’ascenseur (et dans la même galère) que ses deux collègues. Son idée est de se rendre au dernier étage pour se jeter du haut de la tour. Un quatrième personnage s’est joint à eux. L’homme, élégant et svelte, n’est autre que celui qui manie les chiffres à distance, décidant, sans état d’âme, de licencier ou non.

L’ascenseur monte et bientôt tressaute, s’emballe et finit par s’immobiliser, s’ouvrant sur un étage qui ne ressemble en rien à ce que le quatuor connaît. Au sol, le sable fin a remplacé la moquette. L’endroit paraît hors-sol, havre de paix ou tapis volant non contaminé par l’agitation qui règne tout autour. Étrange territoire où les rescapés vont devoir cohabiter en attendant que la machine, en panne à cause d’un tremblement de terre, veuille bien redémarrer. C’est là qu’ils vont apprendre à se connaître, à se comprendre, à se confier, à se rapprocher les uns des autres.

Que se passe-t-il quand les repères disparaissent, quand le monde standardisé déraille, quand un accident vient déchirer le bel ordonnancement des choses ? Ces questions se trouvent au centre du roman de Jérôme Baccelli. Elles appellent évidemment des réponses. Les siennes, subtiles et épatantes, s’adaptent à chacune de ces personnalités complexes. L’arrêt inopiné en un lieu plutôt apaisant sera pour tous un accélérateur de conscience. Ils vont devoir choisir, rompre ou poursuivre, changer de route ou se réinventer. Repérer la bonne porte, l’ouvrir et se laisser happer par l’inconnu qui se cache derrière.

Après avoir finement décrit un univers qu’il connaît bien, pointant ses failles, ses travers, son inhumanité, Jérôme Baccelli s’attache au destin de quatre personnages dont les vies, qui étaient déjà bien tourmentées, vont être totalement bouleversées.

Jérôme Baccelli : À un étage près, Le Seuil.

 

lundi 24 avril 2023

Lisière fantôme

Augustin Loyena habite un chalet, dans le département des Landes, en compagnie de son chat Fripoun. Son quotidien est bien réglé. Il part chaque matin à vélo à la bibliothèque municipale et n’en sort que le soir. C’est là qu’il mène ses recherches, préparant et écrivant des dossiers argumentés pour ceux qui n’ont pas le temps, l’énergie ou la capacité de s’en occuper. Il gagne plutôt bien sa vie et ce travail indépendant le satisfait. Avide de savoir, d’en découvrir toujours un peu plus sur les sujets les plus divers, il va bientôt être servi au-delà de ses espérances et pénétrer dans un monde qui, jadis, ne déplaisait pas à sa mère, aujourd’hui décédée, tout comme son père, d’ailleurs. Le déclic a lieu le jour où l’étrange – est-ce une ombre sans corps, une présence immatérielle, un passe-partout invisible ?– entre subrepticement dans son logis et dans son existence.

Surpris de voir le pull qu’il ne parvenait pas à trouver le matin même plié et posé bien en évidence dans l’armoire à son retour du travail, il décide de le jeter, le lendemain, au milieu de la chambre pour en avoir le cœur net. Si le soir le pull « couleur mangue » est à nouveau plié et rangé, c’est qu’il y a anguille sous roche. Et c’est en effet le cas. Le pull trône en haut de la pile. D’autres indices, discrets mais tout aussi surprenants, se succèdent et lui prouvent qu’il y a quelqu’un, (mais qui ? Le chat, unique témoin, ne peut parler) qui cherche à lier contact avec lui.

Son existence en est évidemment chamboulée et c’est à ce moment précis, au moment où des forces occultes viennent perturber la vie bien ordonnée d’Augustin que la malice, l’inventivité et le sens de la narration de Jérôme Lafargue entrent en action. Naît alors un vrai jeu de piste. Une série d’intrigues vont s’enchâsser, offrir des va-et-vient entre le dix-septième et le vingt-et-unième siècle, entre une bergère poète morte il y a belle lurette et un homme coriace en train de rendre l’âme sur un lit d’hôpital, et mettre à jour des secrets de famille jusque là bien gardés.

Donner vie et consistance à l’irrationnel, le rendre crédible, l’habiller d’une certaine normalité, le frotter, par petites touches, au monde réel et aux nombreux personnages dont on suit les pérégrinations à la trace est l’une des grandes forces du roman de Jérôme Lafargue. L’histoire, savamment architecturée, est portée par une écriture souple et alerte. Lisière fantôme saisit avec justesse le tumulte d’un présent rattrapé par les faits et gestes de quelques figures surgies du passé. Et c’est tout à la fois bluffant et passionnant.

 Jérôme Lafargue : Lisière fantôme, Quidam éditeur.

L'Ami Butler, le premier (et tout aussi captivant) roman de Jérôme Lafargue (publié en 2007) paraît simultanément dans l’élégante collection de poche "Les Nomades" des éditions Quidam.

dimanche 16 avril 2023

Survivance / Almost Ashore

Né en 1934 à Minneapolis, Gerald Vizenor a passé ses premières années dans la réserve de White Earth, dans le Minnesota. D’origine Ojibwa, il s’attache à défendre dans ses écrits la culture des nations autochtones d’Amérique du Nord. Il privilégie pour cela l’image immédiate, qui trouve sa place au centre du poème. Celui-ci, vertical, conçu en vers brefs, dans une grande économie de mots, avec peu de verbes et d’articles, sans la moindre ponctuation, et pas plus de majuscules, se tient debout sur la page, s’ouvrant, entre ciel et terre, à la présence de l’air, aux bienfaits de la nature et aux vibrations émanant de la végétation, des rivières et des animaux qui y vivent.

« les rivières
s’assombrissent
et ralentissent
le passage
des nuages d’hiver
les grues du Canada
reviennent
et dansent
dans un pré
près de leech lake »

S’il aime saisir des instants particuliers, Gérald Vizenor n’oublie pas de les replacer dans leur contexte et de les assembler en les incluant dans la longue histoire et dans la vie des peuples natifs. Proches de l’oralité, ses poèmes s’inscrivent dans le présent sans jamais occulter leur sève initiale, leurs racines enchevêtrées et les légendes qui les nourrissent. Certaines peuvent même naître inopinément sous sa plume.

« mon père
clément vizenor
était un épicéa
parmi les arbres
un natif
par totems

bois à papier cordé
par les agents
fédéraux
mon père
se détourna
de white earth
de la réserve
des généalogies coloniales
et s’installa en ville
avec sa famille
à vingt-trois ans »

Ici, les hommes, les animaux (les ours, les castors), les oiseaux (les grues, les corbeaux), les insectes, les plantes et les arbres sont interconnectés, vivant dans le même monde, affrontant les mêmes variations climatiques, portant la même histoire, participant à la même mythologie en compagnie des esprits, des feux-follets et de l’Espiègle, personnage récurent et invisible qui semble veiller sur la mémoire collective.

« les histoires natives
s’envolent avec les grues
les orchidées sauvages
et les vieux chamans
au-dessus des ruptures »

Survivance/ Almost Ashore (titre de la version originale) est composé de trois parties : Danses de grues, Scènes de haïkus et L’ordre des choses, cette dernière comprenant des poèmes-portraits dans lesquels ceux et celles qui sont évoqués ont particulièrement marqué Vizenor. S’étant, pour la plupart, absentés du monde, tous restent néanmoins fortement présents en lui.

« paul celan
inspire
notre résistance
par sa présence
et son image
deux extrêmes
dans le fleuve
noir et froid »

Il faut noter le bel ouvrage (bilingue) composé par l’éditeur Jacques Brémond pour la première publication des poèmes de Gerald Vizenor en France. Tout est judicieusement pensé, du choix du papier à celui de la couverture en passant par le format, la mise en page et l’impression typographique.

Gerald Vizenor : Survivance / Almost Ashore, traduction de Marie Cayol et Alice-Catherine Carls, pochoir et dessins de Pierre Cayol, éditions Jacques Brémond.

 

jeudi 6 avril 2023

Porte du soleil

Quand il arrive à Perugia, Ombrie, Italie, en juillet 2019, après un long et tortueux trajet ferroviaire, le narrateur est en proie à de grands tourments, dus à une usure physique et mentale qui le mine depuis plusieurs semaines. S’il a entrepris ce voyage, facilité par l’octroi d’une bourse d’écriture, c’est avec l’intention de se rendre sur les lieux mêmes où vécurent, il y a plus d’un siècle, ses arrières-grands-parents maternels, Elisa et Pasquale. Ceux-ci ont fui la misère pour trouver du travail en France en 1922 et, depuis, aucun membre de la famille n’a fait la route en sens inverse. Il est le premier à entreprendre cette démarche, le premier à tenter de renouer des fils sans doute bien distendus par le temps. C’est le récit de son séjour là-bas qu’il tisse dans Porte du Soleil, un récit intime et mouvementé déroulé sous forme de poèmes, chacun d’entre eux représentant un tableau, un état d’âme, une station, une vision, une scène, un moment particulier de son cheminement.

À Perugia, j’étais installé dans le quartier Porta Sole,
le plus élevé et le plus central, précisément
à l’angle de la via Raffaello et de la via Mattioli,
où se trouve la maison de Sandro Penna
dont les poèmes disent combien
d’aimer peut être douloureux,
non loin de la piazza Raffaello,
où sont gravés sur une plaque de marbre
les fameux vers de Dante
extraits du chant XI du Paradis
qui évoquent la ville et sa porte du Soleil. »

Les références à d’illustres anciens se trouvent à chaque coin de rue. Certaines lui échappent. Ses angoisses le perturbent. Il ne sait comment les évacuer, boit beaucoup, s’assomme de somnifères, prend plusieurs douches par jour ou entre, et c’est ce qui apaise son cerveau en ébullition, dans les églises où sont exposées maintes figures de fantômes, de morts, de crucifixion et de saints sacrifiés, parfois décapités, qui lui rappellent qu’il se trouve bel et bien au pays des peintres de la Renaissance et que leurs œuvres sont visibles partout.

« Mais de telles beautés ne m’étaient d’aucun secours.
En vain je tentais de saisir le souvenir d’Elisa,
toujours son ombre m’échappait
sans que je puisse l’approcher.
À Perugia, en vérité je vous le dis,
je fus surtout victime de mes divagations et de mes fantasmes.
J’étais déchiré intérieurement. Je buvais considérablement,
et plus je me débattais dans ma solitude,
plus je m’y enfonçais comme dans des sables mouvants. »

Il quitte bientôt Perugia, se rend à Gubbio puis à Assise et enfin à Arezzo, en Toscane. Il se sent, peu à peu, plus apaisé, plus disponible, plus enclin à poursuivre ses pérégrinations sur les terres de ses ancêtres et abandonne son projet initial. Être présent dans ces villes où ils passèrent leurs vingt premières années, marcher dans les rues qui leur furent familières, pénétrer dans les églises qu’ils ont probablement fréquentées, découvrir les mêmes tableaux, les mêmes fresques, les mêmes chemins de croix, croiser de possibles et lointains parents issus de la branche familiale restée italienne, humer les odeurs, s’imprégner des couleurs et des variations de la lumière devient, au fil des jours, et des pages noircies, une occupation du corps et de l’esprit bien plus saine et précieuse que la consultation des registres ou des archives. Le monde des morts garde ses secrets. Il le frôle, le contemple, l’imagine mais ne peut y accéder.

« Car les distances créées
par les temps sont infranchissables.
À courir après les fantômes,
aussi familiers soient-ils,
on n’attrape au mieux que du vent.
(,,,)
Il faut laisser reposer en paix
ceux dont la course ici-bas est achevée
et ne pas tenter de solder les comptes du passé,
au risque sinon d’agiter nos propres sceptres. »

Cette conviction s’impose à Christophe Manon à l’issue d’un séjour richement documenté où on le suit, lui qui ressemble beaucoup au narrateur, circulant entre les œuvres de Giotto, de Raphaël et de tant d’autres, se remémorant les vers de Virgile ou de Dante tout en saisissant des scènes quotidiennes entrevues sur les trottoirs ou dans les églises. Sa narration emprunte et détourne volontiers celle des Évangiles. La forme choisie, celle du poème, donne fougue et fluidité à son propos. Il nous happe dès la première page et, dès lors, nous incite à partager les moments forts de son parcours. Porte du Soleil est porté par un rythme prenant, un lamento tendu et dynamique. Ce roman, subtilement construit, clôt la trilogie que l’écrivain avait entamé avec Extrêmes et lumineux (Verdier, 2015) et poursuivie avec Pâture de vent (Verdier, 2019).

Christophe Manon : Porte du soleil, éditions Verdier.

lundi 27 mars 2023

Les filles bleues de l'été

Elles sortent à peine de l’adolescence, étouffent dans la ville et veulent mettre à profit l’été pour laisser derrière elles ce qui empoisonne leur existence. Pour l’une, c’est une rupture amoureuse, avec un homme indécis parti rejoindre celle qui partageait auparavant sa vie, et pour l’autre, c’est un mal-vivre bien ancré qui l’a amené, un jour, à rosir l’eau de sa baignoire avant d’être hospitalisée dans une clinique. Clara et Chloé quittent la ville pour vivre une saison en forêt, dans un chalet au bord d’un lac où elles se retrouvaient déjà du temps de leur enfance.

« Les semaines ont passé. Le mois de juillet était partout, caniculaire sur nos peaux brunies, prêt à laisser août venir. J’avais survécu aux éclats de mon amour et j’étais forte, j’avais les pieds enracinés dans une terre tranquille. Les hommes ne me toucheraient plus. Et j’écrivais. Et je buvais. Le monde était tout aussi à l’intérieur de moi qu’à l’extérieur. »

Les deux voix s’entremêlent. La narration, simple et limpide, doit beaucoup à la poésie. Toutes deux s’épanouissent et goûtent à la liberté, dans un paysage lumineux. Leur amitié devient de plus en plus fusionnelle. L’homme indécis revient, troublant à peine leur séjour, et repart peu après, les laissant vivre au plus près de la forêt, de ses bruissements familiers, de ses odeurs, de ses vies secrètes et minuscules, dans la plénitude qui s’en dégage.

« Si nous voulions faire cesser le mouvement continuel de nos esprits et simplement nous aimer, il n’y avait qu’à ouvrir les bras et à saisir la brise qui s’élevait de notre lac. »

Ces jours vécus loin de l’agitation urbaine vont bientôt se terminer. L’arrivée de l’automne sonne le retour à la ville, au travail, aux appartements, aux trottoirs bondés, à l’angoisse, aux démons que la saison chaude n’a pas réussi à annihiler. Ils réapparaissent, toujours aussi virulents, et il leur faut trouver la parade pour s’en préserver, si possible définitivement.

La solution sera radicale. Pas besoin de longs conciliabules. Elles savent ce qu’elles veulent : retourner en été, en forêt, près du lac et découvrir ce qu’il y a de l’autre côté de l’eau, avant qu’il ne soit trop tard, avant que la glace ne l’emprisonne.

Ce qui étonne dans ce premier roman de Mikella Nicol (née au Québec en 1992), c’est la douceur qui s’en dégage. Son écriture en est nourrit. Y compris quand la chute, inéluctable, et sans retour, se précise. Elle parvient, et c’est là où son texte puise sa force d’attraction, à apaiser les déchirures et à raconter des moments graves et décisifs (ceux du grand départ pour nulle part) avec tendresse et délicatesse.

Mikella Nicol : Les filles bleues de l'été, Le Nouvel Attila.

dimanche 12 mars 2023

L'Antre

Reclus dans un abri souterrain, qu’il nomme l’antre, X, personnage énigmatique, vit dans un futur indéterminé et peu rassurant. S’il s’avisait de sortir, l’air du dehors, devenu irrespirable, le tuerait rapidement, gommant, en même temps que lui, toute trace de ses prédécesseurs, auxquels il doit son existence, le dernier d’entre eux étant Wollem.

« Après m’avoir formé et fait en sorte que je puisse communiquer, puis m’avoir insufflé ce supplément de vitalité faisant de moi le réceptacle des autres entités m’ayant précédé, Wollem m’a dit : j’ai rempli mon rôle. Je peux chercher de l’aide maintenant.

Il lui fallait se procurer du matériau pour donner un compagnon à X, et pour cela sortir, mais il n’a jamais réintégré l’antre, ce lieu austère où l’on ne peut dialoguer qu’avec un terminal informatique obtus et mal en point. C’est par lui que X pourrait savoir s’il y a quelqu’un d’autre à proximité, ou s’il est réellement le dernier rejeton d’une lignée dont il ne connaît pas l’origine, si ce n’est qu’il a été fabriqué, composé à partir d’un certain nombre de données, et non conçu comme une personne ordinaire, autrement dit après « fécondation d’un ovule par un spermatozoïde, se développant ensuite dans un utérus »..

« Le dernier d’entre nous à être sorti s’appelait Wollem, un nom choisi par le duo qui l’avait précédé, Vigus et Vagus. Tandis qu’ils approchaient de leur terme, ils s’étaient chargés de leur copie dans le terminal puis s’étaient mis à l’assemblage de Wollem. Ils avaient espéré créer un nouveau duo, comme à chaque fois jusque là, mais il restait si peu de matériau que, par prudence, ils avaient préféré n’en créer qu’un des deux, pour qu’à son tour il puisse en créer un autre. »

L’être créé, c’est X, le narrateur, chargé d’assurer sa survie, de remettre en état le terminal, de s’adapter à des souvenirs qui ne sont pas les siens, de cohabiter avec les anciens qui ont pris place dans sa tête et de tenter, s’il veut perpétuer l’espèce, de s’inventer un successeur en allant chercher du matériau à l’extérieur.

C’est dans cet interstice étrange et précaire, entre science-fiction et fantastique, entre rêve, réalité et hallucinations, que Brian Evenson situe les péripéties du très esseulé X.

L’Antre, novella minimaliste, est un texte percutant, un conte noir et fascinant, qui pose, mine de rien, des questions existentielles. Il montre un homme seul, fabriqué de toute pièce, robotisé jusqu’au bout des ongles, démuni, déjà sous terre, ne dépendant plus que d’un ordinateur corrompu sur le point de s’éteindre.                                                      

Brian Evenson : L’Antre, traduit de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Vanderhaeghe, Quidam éditeur.


jeudi 2 mars 2023

Courants noirs

Après avoir publié Journal d’un timonier en 2018 et Nous avons la mer, le vin et les couleurs, (la correspondance de Nikos Kavvadias) en 2020, les éditions Signes et Balises poursuivent l’édition de l’œuvre de l’écrivain, marin et radiotélégraphiste grec en donnant à lire, et c’est une première en France, l’intégralité de ses poèmes. Ceux-ci tiennent en trois recueils : Marabout (1933), Brume (1945) et Traverso (1975) auxquels le traducteur, Pierre Guéry, a judicieusement tenu à joindre des poèmes épars, publiés en revues. Le volume, bilingue, est imposant et on entre, sans préambule, dans l’univers de l’auteur. Dès les premiers quatrains, le ton est donné.

« Les marins avec lesquels j’ai vécu disent de moi
que je suis un bâtard, un râleur, un pervers,
que je méprise les femmes d’insidieuse manière
et qu’avec elles je refuse de partager le lit. 

Ils disent aussi que je tire sur le hasch et la coke,
que j’ai un sale caractère, lunatique et abject,
que tout mon corps est criblé
de dessins répugnants, de tatouages obscènes. »

Cet autoportrait au vitriol, titré "Marabout" (c’était son surnom et c’est ainsi qu’il signait parfois certaines de ses lettres) est porté par la houle des mots et par un son particulier, un ressac lancinant, dû à une métrique souple et savamment maîtrisée, qui se propage de page en page. Kavvadias n’est pas homme à tourner autour du pot. Il ouvre la porte de sa cabine et celle de son monde intérieur, dit qui il est, ce qu’il fait, ce qui l’attire, l’inspire.

« Sur cette proue j’ai détruit l’être tranquille que j’étais,
abîmant pour toujours son âme tendre d’enfant.
Pourtant, jamais ne m’a quitté mon rêve obstiné,
et sans relâche la mer, quand elle rugit, me raconte bien des choses. »

Il dessine de nombreux portraits, parle de la vie à bord, des chats, des perroquets, des heures de quart, du ciel étoilé, de la Croix du Sud, des coups de vent, des coups de blues, des sueurs froides ou moites, du corps qui encaisse, s’abîme, s’abstient et se libère quand le cargo fait escale à Alger, Canton, Conakry, Madras, Marseille ou ailleurs.

« Ce soir, j’ai l’esprit obsédé
par une fille connue jadis ; une fille publique,
bien différente de ses consœurs
car toujours triste, sérieuse et butée.

Je me souviens, les autres filles la chahutaient souvent,
se moquant de son air si sévère,
et entre elles se disant, mimant un geste obscène,
qu’avec le temps elle finirait par s’y faire. »

Il note également "le mal du départ" qui s’empare de lui dès que le bateau reste trop longtemps à quai. La mer est son univers. Il a besoin de la sentir sous ses pieds, de tanguer avec elle, de l’écrire, de la décrire, d’évoquer les hommes qui, comme lui, y passent la majeure partie de leur vie et de composer, pour cela, des poèmes qui furent d’abord narratifs et descriptifs avant de devenir, avec les années, plus ramassés, plus mélancoliques pour être, bientôt, fatigue aidant, traversés par un fatalisme que contrebalancent de lumineux retours de mémoire.

« Le vent gémit comme un chien enragé.
Salut la terre et adieu le rafiot.
L’âme nous quitte et s’enfuit par le bas,
l’enfer aussi a ses bordels. »

Jusqu’au bout, Kavvadias roulera sa bosse et alignera les traversées à bord de l’un ou l’autre de ces cargos sur lesquels il aura sillonné tous les océans du monde. Cette existence, qu’il s’était choisie, débutée en 1930, et poursuivie jusqu’à sa mort, en février 1975, est jalonnée de poèmes emplis d’empathie et d’humanité qui invitent à l’embarquement immédiat. L’œuvre est importante. Célébrée depuis longtemps en Grèce, elle ne l’est pas encore en France mais ce volume, superbement construit, et augmenté, en annexes, de pages précieuses, arrive à point nommé pour y remédier.

Nikos Kavvadias : Courants noirs, Œuvre poétique complète, traduit du grec et préfacé par Pierre Guéry, Signes et Balises.

mercredi 22 février 2023

Les Fulgurés

Chaque parution, livre ou plaquette, de Pierre Drogi, reste un moment rare et précieux, une fenêtre qui s’entrouvre sur des paysages fragiles et habités qui bougent à peine, frémissent, attirent le regard, émoustillent les sens. Les oiseaux sont ici chez eux. Ils sont nombreux, de toutes tailles, toutes couleurs, jacassent, se partagent des morceaux de ciel, de branches ou de troncs coupés, abattus, recouverts de mousse. C’est en ces lieux, où la vie animale et végétale bruisse sans discontinuer, que l’on retrouve ce promeneur qui se glisse « entre les prunelliers lentement posément lourdement suivant les sentiers d’ourlures des îles talus escaladés ou dévalés ».

Tout ce qui attire son attention est noté, précisé par touches brèves, ou suggéré. Il a l’allure d’un peintre qui travaillerait sur le motif mais sans se poser.

« J’ai vu des corneilles retourner systématiquement de vieilles lunes afin d’examiner les insectes qui se trouvaient au-dessous. »

Plus loin dans le livre, en seconde partie, après Les Fulgurés, succédant au décor chamboulé des arbres morts et des haies où s’ébouriffent des volées de moineaux, s’ouvre un « cahier de berce » où circulent d’autres flâneurs, des quêteurs d’ombre qui observent renards ou chevreuils en croquant des baies de sureaux ou en se mirant dans « un miroir d’eau claire / sans tain ».

Les poèmes de Pierre Drogi étonnent par leur fraîcheur, leur faculté à se nicher là où on ne l’attend pas, à privilégier les sensations en nous invitant à pénétrer dans un monde proche et secret, que l’on pourrait aisément arpenter et qui, pourtant, par paresse ou par inadvertance, nous échappe trop souvent.

« Le trouble de l’air saisit les troncs, leur caresse est violente. »

 Pierre Drogi : Les Fulgurés, Les Lieux-dits, Cahiers du Loup bleu.

dimanche 12 février 2023

C'était ton vœu

C’est pour honorer la mémoire de son grand-père, tout en revenant, à travers lui, sur les souffrances endurées entre 1939 et 1945 par tant d’autres, qui n’ont jamais pu en parler, que Céline Didier a décidé d’écrire son récit.

« Tu es parti

je n’avais pas encore 13 ans
c’était un week-end
au début de l’été
Tu n’es pas juste parti faire un tour
non, tu es parti... parti
pour toujours
Le vrai départ pour je ne sais où
cet endroit où les gens qui meurent partent. »

C’était le 2 juillet 1989. Quarante-cinq ans plus tôt, jour pour jour, Hippolyte, le grand-père, arrivait, après trois jours de train, venant de Lyon-Perrache, dans le camp de concentration de Dachau où il sera détenu pendant près d’un an. C’est en descendant du maquis de Ceyzériat, dans l’Ain, qu’il avait été arrêté par des miliciens, suite à une dénonciation.

« Vers midi le convoi s’ébranla
et le voyage se termina
le 2 juillet au matin
en Allemagne
au camp de Dachau
le trajet s’est effectué sans boire et sans manger
Des milliers de personnes se trouvaient déjà dans ce camp »

De lui, rien, sans doute, ne serait parvenu jusqu’à nous s’il n’avait pas noté dans un cahier ce que fut sa vie durant ces années noires. C’est en lisant ces notes, précises et écrites bien après sa libération, dont certaines sont reproduites en italiques dans son livre, que Céline Didier comprend qu’il lui faut exaucer le vœu de cet homme discret qui, en laissant ces traces écrites, tenait à ce qu’elles perdurent, tout au moins dans sa famille, de génération en génération. Elle revient, pour cela, non seulement sur les années de guerre, de maquis, de détention et d’évasion quasi-miraculeuse ("aussi incroyable que cela puisse paraître un Allemand a abattu ceux de son camp pour vous laisser partir") mais également sur la vie d’après, ces années de retour à une existence presque normale.

Elle choisit, pour raconter ce grand-père qu’elle aura trop peu connu et les différentes étapes qui l’ont aidée à se familiariser avec son passé, de s’adresser à lui, de se confier aussi, en privilégiant un style simple et direct, avec de constants retours à la ligne, donnant une belle fluidité à son propos.

Céline Didier : C'était ton vœu, Éditions Lunatique.

samedi 4 février 2023

Olivier Hobé (1966-2023)

" Je me détache de moi-même

et ne m'attarde pas

plus longtemps "           

Olivier Hobé, Le tabac est ouvert

Poète et revuiste, Olivier Hobé est décédé ce mardi  31 janvier. Nous nous connaissions depuis longtemps, fréquentant les mêmes lieux, les mêmes revues, lisant souvent les mêmes auteurs. J'avais été heureux de pouvoir publier aux éditions Apogée, dans la collection « Piqué d'étoiles », Le Journal d'un haricot, un ensemble constitué de notes prises au quotidien (en 2007 et en 2008), quand il se tenait auprès de son fils Quentin, qui luttait alors contre la maladie.

Aujourd'hui, c'est lui qui part, vaincu par le cancer des poumons. Il n'est évidemment pas question de s'embarquer ici dans une longue et hasardeuse chronique nécrologique. Il serait le premier (lui qui préférait l'ombre à la lumière) à s'en offusquer et il aurait raison. Il reste ses livres pour poursuivre (ou entamer) la route à ses côtés. C'est vers eux que l'on peut désormais se tourner pour entendre vibrer sa voix fragile mais aussi coupante, ironique, ramassée, pleine d'énergie.

Olivier Hobé avait animé la revue « Quimper est poésie » dans les années 1990 et créé ensuite la revue « Trémalo » (il habitait à l'époque à proximité de la chapelle du même nom, à Pont-Aven), donnant à lire, dans l'une ou l'autre de ces publications, des entretiens avec des poètes qui lui étaient proches, tels Pierre Peuchmaurd, Anne-Marie Beeckman, Alain Jégou ou encore Louis-François Delisse.

Son dernier livre, Le tabac est ouvert, a été édité par Pierre Mainard en 2021. On lui doit également A présent dans l’œuf, linogravures de Jacky Essirard (Atelier de Villemorge, 1996), Carène, dessin au crayon à bille de Jean Tirilly (Blanc silex, 1999), Quelques phases critiques, dessin de Gil Refloch, (Gros textes, 2002), En pièces (Le Chat qui tousse, 2003), Le Journal d'un haricot (Apogée, 2011), Les jumeaux (Approches éditions, 2013) ainsi que des plaquettes à tirages limités dont, en novembre 2022, Que je n'ai pas commis (Atelier de Villemorge), avec une gravure de Jacky Essirard.


« Me voilà pas plus

que foi gerris aussi

rieur de trait

j'adresse des tempêtes et

la solitude même

ne souhaite pas me recevoir » 


(Que je n'ai pas commis, extrait)

jeudi 2 février 2023

Itinéraires de délestage

Voici le livre idéal pour se familiariser avec l’œuvre foisonnante de Lionel Bourg. Ces chemins de traverses, empruntés durant les quinze dernières années pour aller vers les autres, en particulier les écrivains, les peintres, les poètes, les photographes, lui donnent l’occasion de se dévoiler plus amplement en offrant de nouvelles pièces au grand puzzle autobiographique qu’il construit inlassablement. Il s’appuie, pour cela, sur ceux (il n’a que l’embarras du choix) qui ont le don de le booster, de le faire sortir de la monotonie, de l’éclairer aussi, de le conforter dans ses choix, d’ouvrir de nouvelles brèches et de lui insuffler un peu de leur énergie.

Ses phrases sinueuses nous portent d’emblée au cœur du texte, ou plutôt des textes puisque ce volume en comporte 40, qui vont de l’essai au récit en passant par le poème. Parler des autres nécessite de dire d’où l’on s’exprime, qui on est et quel est le cheminement qui nous a conduit vers tel ou tel artiste. C’est ainsi que procède Lionel Bourg pour évoquer ceux qui sont devenus au fil du temps, qu’ils soient d’aujourd’hui ou d’hier, ses compagnons de route. Certains ne dorment que d’un œil sur sa table de chevet. C’est le cas du poète, essayiste et journaliste Charles Morice (1860-1919) dont il dresse un très beau portrait, redonnant vie à cet esprit curieux qui permit à Verlaine de découvrir Tristan Corbière.
Les livres de Léon-Paul Fargue, l’arpenteur des rues parisiennes, ne sont jamais loin. Ceux de Rousseau, de Proust, de Breton, de Nicolas Bouvier ou de Michèle Desbordes non plus. Leurs différents textes et leurs itinéraires de vie s’entremêlent et l’écrivain prend plaisir à y flâner pour mieux les retrouver.

« Inépuisable Proust.
Rouvrant Du côté de chez Swann, relisant avec délectation la préface à Sésame et les lys, on serait en droit de se demander pourquoi, après tant d’articles, d’exégèses ou d’analyses, de méditations, de controverses, l’œuvre du "petit Marcel" s’obstine à faire couler une telle quantité d’encre, l’inflation des études consacrées au plus célèbre des asthmatiques ne réussissant pas à provoquer le krach littéraire que bien des critiques s’étaient plu à pronostiquer. »

Plusieurs poètes contemporains sont également présents. Ils le sont parce qu’ils parviennent à l’émouvoir, à l’étonner, à le surprendre par la percussion de leurs poèmes et on se dit que c’est sans doute du côté de ces discrets qu’il faut aller voir, si l’on veut découvrir quelques voix fortes et singulières, comme le sont celles d’Olivier Deschizeaux, de Patrick Laupin, de Thierry Metz (1956-1997) ou encore de Werner Lambersy (1941-2021).

« Il y a, dans la poésie d’Olivier Deschizeaux, une telle intensité, un tel remue-ménage de sensations, physiques, spirituelles, une telle amplitude morale enfin que, de galopades phonétiques en embrasements, d’images tranchantes en brusques changements de cap – ruptures, convulsions au sein de la syntaxe, épiphanies brutales de contradictions aussitôt abolies – le langage semble passer sous nos yeux avec armes et bagages du côté du vertige. »

Si les poètes et les écrivains ont la part belle dans ce livre, (impossible de les citer tous), les peintres et photographes ne sont pas en reste. Ils se nomment Paul Rebeyrolle, Alain Bar, Alain Boggero, Yves Henry, Anne-France Frère, Thierry Azam, etc. Lionel Bourg les côtoie depuis longtemps, leur offre parfois ses mots, visite des ateliers, des expositions, y trouvent matière à explorer différemment l’acte créatif, à voir surgir l’inconnu.

S’il invite, tout au long de son livre, ces différents créateurs à l’accompagner, s’arrêtant sur leurs travaux achevés ou en cours, il note également ce qui, dans leurs réalisations, touchent et aiguisent, sans qu’ils s’en doutent, sa propre sensibilité, ses émotions impossibles à refréner et les éléments épars qui fondent sa personnalité et influent sur son écriture.

« "J’ai l’âme charbonneuse", ai-je confié dans un livre.
L’âme rétive. Chagrine.
Captive des bois touffus où je crus m’évader. Dans cette rue cafardeuse, aussi, désespérante, ne desservant qu’une succession de monotones vestiges industriels. Cette avenue sans joie, sans horizon qui, toujours, inéluctablement, débouchait sur l’entrée du cimetière. Jeudi. Ou samedi. Dimanche. La main dans celle de maman, j’obéissais à sa volonté déchirante, fleurissant de mes larmes la tombe de mon frère.
Écrire, c’est le fonder, l’enraciner ce lieu. »

L’écriture de Lionel Bourg naît tout à la fois du présent et de la mémoire. Elle est ancrée dans les paysages qui lui sont chers, notamment les monts du Forez et l’ancien pays minier. Elle dit la vie rude de ceux qui gardent la tête haute face à l’adversité, notamment les hommes et les femmes de la classe ouvrière à laquelle appartenaient ses parents. Elle exprime le combat, la révolte, la rébellion mais aussi la tendresse, la douceur, la bienveillance. Elle porte en elle de longs, lancinants chants qui se rapprochent parfois de ces blues percutants, nés dans les plantations de coton du delta du Mississippi, qu’il aime tant écouter.

« Bon voyage ! », dit-il en préface, nous invitant à emprunter ces multiples et passionnants Itinéraires de délestage pour côtoyer tous ceux, toutes celles qui le font vibrer , lui qui poursuit, depuis des décennies, l’écriture d’une autobiographie qu’il ne peut concevoir qu’en célébrant les autres.

Lionel Bourg : Itinéraires de délestage, Le Réalgar

lundi 23 janvier 2023

Conspiration du réel

Fluides et narratifs, les poèmes de Grégory Rateau s’inscrivent dans le quotidien et se présentent, d’un seul tenant, sur une page ou deux, en séquences rapides, brèves mises en scène avec personnages en mouvement dans un lieu ouvert ou fermé. Cela se passe à l’intérieur d’un bar, dans une salle de cinéma, dans une rue, dans un port, sur une île ou au bord d’un fleuve, là où les solitudes s’effleurent et touchent la sienne, là où il croise des êtres avec lesquels il peut se sentir en affinité, se reconnaissant dans leur façon d’aborder le monde avec des pincettes, en léger décalage, en déjouant l’habituelle bienséance.

« Dans une taverne du vieux port de Braila

où tu jonglais avec les chopes de bière
bousculé par des dockers frustrés
refluant l’haleine des mauvais jours

Je le voyais à ton air de moins que rien
à tes lunettes rondes
qui ne dissimulaient plus grand-chose
pas même cette fureur
dans tes grands yeux qui moussaient
non de vengeance
mais de fraternité »

Il circule en Irlande, à Bucarest (où il vit), en banlieue parisienne (où il est né), à Lisbonne sur les pas de Pessoa, à Beyrouth la nuit, à Katmandou « où la poussière des noceurs balafre la nuit » ou plus avant dans sa mémoire, du temps de l’enfance, de l’école, des punitions, en ajoutant à chaque escale un fragment de vie à ces carnets nomades solidement tenus.

« Des guetteurs cheminant le long des quais
à l’affût d’un itinéraire commun
Ils se cognent sans se reconnaître
et parfois, sous les lampadaires
certains prennent la pose
feignant l’isolement volontaire
avant que le petit jour ne révèle leur misère »

Conspiration du réel, premier recueil de Grégory Rateau, construit en quatre parties, chacune d’entre elles étant introduite par une citation (de Fondane, Jaccottet, Bonnefoy et Rimbaud), nous fait découvrir un poète aux aguets, vibrant au contact des autres, souvent à fleur de peau, s’en remettant à un phrasé et à un tempo simples et dynamiques pour se frotter au monde ambiant sans jamais rien lâcher.

Grégory Rateau : Conspiration du réel, éditions Unicité.

 

mercredi 11 janvier 2023

La Verte traVersée

Rien n’échappe au regard d’Olivier Domerg quand il entre en contact avec un paysage et qu’il s’attache à trouver la forme et les mots appropriés pour le dire, le penser, en saisir la complexité. Cette fois, il place la barre très haut puisque c’est un vaste territoire, un département tout entier, le Cantal, qu’il a choisi d’investir. Il le sillonne en voiture, l’arpente en faisant de longues marches. Il suit ses méandres, ses pentes douces ou rudes, ses chemins de terre qui mènent aux pâtures. Il crapahute, monte vers les lignes de crête, grimpe vers le Pas-de-Peyrol, le Puy Mary, le Col de Redondet. Il est en compagnie de la photographe Brigitte Palaggi. Ce qui motive sa (leur) présence en ces lieux, c’est la prédominance du vert. Pour mieux l’appréhender, il faut venir au printemps, ce qu’il fait à plusieurs reprises, variant les itinéraires et les angles de vue.

« De plain-pied, on entrait dans le ’motif’
Dès après Saint-Flour, cueillis à (feu) vif
Par le VERT pays, d’herbe entièrement
Moulé, galbé, et de frais recouvert !
"Zones" dédiées aux "pâturages"
Et "prairies d’altitude" et façonnées
Par l’homme, les bêtes et l’élevage -
Chacun des lieux en portait témoignages :
La peau des monts marouflée de prairies
De sentes et sentiers, parcs clôturés, »

Dire ce « vert » en poésie nécessite de travailler également son vers. Il choisit le dizain, qu’il taille à sa main. Le livre en compte 455, regroupés en dix-neuf chapitres, offrant ainsi un quadrillage minutieux d’un paysage qui est loin d’être uniforme. Le vert lui-même comporte de nombreuses variétés de ton. La couleur peut changer en quelques minutes, passer de l’ombre à la lumière, évoluer de l’adret à l’ubac, d’un champ ou d’un arbre à l’autre. Le sous-sol n’y est pas pour rien, la végétation naissant ici sur un ancien volcan.

« "Ce qui fait paysage" et qui le lie
Au sein de ces montagnes, adoucies
Par leurs rondeurs, l’érosion de leurs lignes,
Ce sont ces coutures qui les structurent ;
Crêtes et orées, bosquets et forêts,
Ressauts et ondulations du relief
Murets, haies d’arbres encore caducs,
Villages à l’architecture insigne !
Tout ce qui fait sens, délivre ses "sucs" »,

L’omniprésence du vert ne peut faire oublier les contrastes d’un pays millénaire, habité depuis longtemps, travaillé en surface mais également en dedans, sous sa rude croûte terrestre. Olivier Domerg le note de façon pointilleuse. Tout ce qu’il voit trouve place dans ses carnets. Chaque dizain est une esquisse, une approche particulière d’un morceau de paysage – avec prairies mais aussi clôtures, routes, haies, bâtiments agricoles, vieux burons, ruines, talus ou rivières – un fragment qui s’ajoute à tous les autres afin que ceux-ci s’assemblent, donnant au livre toute sa consistance. En fin de volume, les photographies de Brigitte Palaggi permettent de toucher visuellement ces montagnes verdoyantes et attirantes, de s’arrêter, de se poser en ce « jardin d’altitude », avant de reprendre la route.

 Olivier Domerg : La Verte traVersée, photographies de Brigitte Palaggi, L'Atelier Contemporain.

lundi 2 janvier 2023

Dieu aussi est une chienne

Il y a un bon bout de temps que Dieu est descendu de son piédestal, perdant son apesanteur, son aura et le pouvoir spirituel qui s’y greffait. Le voilà revenu à son humaine (et donc animale) condition et Maria Paz Guerrero, qui le repère en Colombie, où elle vit, n’a pas besoin de le suivre longtemps pour comprendre qu’il doit, lui aussi, composer avec un tas de contradictions qui mettent à mal sa vieille soif d’idéal.

« dieu a 53 ans
des rides
dieu est ménopausé
ça le met en colère
il déteste son corps qui s’épaissit
dieu est maintenant un frigidaire au dos large
dieu a perdu ses formes
dieu est temporel et le temps attaque sa silhouette »

En réalité dieu, à force de se transformer, a aussi perdu sa majuscule, devenant un ou une parmi les autres, se coltinant le présent, s’adonnant à la malbouffe, se perdant dans les rues d’une ville latino-américaine où Maria Paz Guerrero (née en 1982 à Bogotá) le laisse filer pour en venir à ce qui happe son regard et sa sensibilité, pour se rapprocher de tous ceux qu’elle croise çà et là ou pour caresser avec ses mots cette chienne qui renifle des restes de nourriture sur la plage, ou qui mastique des os, ou qui erre entre les fermes.

« les clôtures invisibles
lui déchargent du courant dans le dos
elle lèche son échine
mais il n’y a pas de blessure
elle vérifie
parce que sa salive tue le titane »

Dieu aussi est une chienne est une belle et ébouriffante découverte qui donne à entendre une voix claire et mordante, celle d’une jeune femme qui saisit avec acuité les soubresauts déstabilisants d’un monde scruté de près et d’en bas, en s’attachant à ceux dont on ne parle guère, en auscultant leur quotidien plutôt rude, reproduit à l’identique, la globalisation aidant, d’un pays à l’autre, sans qu’un dieu quelconque (mis à part celui de la finance) y soit pour quelque chose.

 Maria Paz Guerrero : Dieu aussi est une chienne, édition bilingue, traduit de l’espagnol par Stéphane Chaumet, éditions Dernier Télégramme.