À voir tout à coup couler, sinuer, serpenter à fond de vallée et sous
nos yeux la Limagnole, la Virlange, la Senouire, la Sianne, l’Argence
Vive, la Gourgueyre, la Seuge, la Dore et la Dolore, on se dit que les
hommes qui ont ainsi nommer les rivières devaient non seulement les
apprécier mais également les choyer et sans doute les remercier pour
leur débit, leur apport en eau vive, leur capacité à faire tourner les
moulins et pour la provision de poissons qu’ils ne manquaient pas d’y
trouver. Découvrir, sans s’y rendre, le son changeant de toutes ces
rivières (et leurs à-côtés ombragés) est possible, grâce à Denis Rigal
qui les a réunies dans un livre où l’éloge de la truite n’a d’égal que
celui de la pêche.
« Ce qui fait la vérité de la pêche : l’odeur de l’eau, le frisquet
de l’aube, les couleurs et le toucher de la truite, l’émotion,
l’imaginaire, le sentiment archaïque d’appartenir au même monde que le
poisson que l’on recherche et d’en être pourtant irrémédiablement
différent. »
Se poser, observer, être patient, remonter le cours de la rivière,
déceler un peu de sable poli près d’une pierre, pouvoir distinguer une
truite immobile au creux d’un bief, éviter de projeter son ombre sur
l’eau, repérer l’endroit où a lieu l’éclosion des insectes, se glisser
entre les roseaux, les arbres, les ronces sans provoquer le moindre
bruit capable de se répercuter sous les berges sont quelques unes des
règles minimales qui ne s’apprennent pas du jour au lendemain. Rigal le
sait, qui se souvient de ses maîtres, pêcheurs anonymes, parfois
braconniers, qui lui ont, très jeune, transmis la passion de la pêche et
par ricochets celle de la truite. Celle-ci, vive, sauvage, saumonée ou
non, arc-en-ciel ou fario, prise à la mouche, au grillon, à la
sauterelle ou au ver, et parfois même à la main, est la récompense qui
vient s’ajouter aux bienfaits et aux surprises du temps passé dehors.
« On dit que Pythagore, à force de concentration, parvenait à se
souvenir qu’il avait été poisson. Si jamais sa croyance en la
métempsychose était fondée, puisse-t-il user de son influence pour faire
en sorte que je vive ma prochaine existence comme truite. »
Denis Rigal rappelle avec humour combien la truite, sans s’en douter,
se joue parfois de la pensée du pêcheur qui en arrive à imaginer de la
psychologie là où il n’y a qu’instinct ou faim. Il se souvient aussi de
s’être retrouvé, lui qui ne croit pas au moindre dieu, en quelques
occasions, aux prises avec une sorte d’attitude mentale proche du
chamanisme, s’inventant « des interdits et des prescriptions à
observer » avec en tête la certitude de réaliser ainsi une bonne pêche.
« Au lieu de se "truttifier", l’homme humanise la truite et lui prête
des attitudes, voire des sentiments ou des raisonnements dont elle
serait bien incapable. »
Portraits, anecdotes, rencontres impromptues, conseils pratiques,
fragments autobiographiques et billets d’humeur ponctuent un ensemble où
il fait bon flâner en compagnie de l’auteur du récent Terrestres
et où l’ombre vacillante d’Hemingway, la représentation de la truite
(et tout particulièrement celle peinte par Courbet), sa couleur (qui
dépend du milieu où elle vit) et les différentes recettes (avec amandes,
demi-citron et léger nappage de crème fraîche en appui) pour bien
apprécier sa chair ne sont pas oubliées.
« Et quand vous aurez ce qu’il vous faut pour réjouir vos convives,
arrêtez-vous de pêcher, écoutez les oiseaux, herborisez, regardez couler
l’eau qui vous regarde, qui vous fait naître et vous efface, qui est
votre mesure. »
Denis Rigal : Éloge de la truite, éditions Apogée.