Le mur dont il est question dans le titre du roman de Pascal Commère est
doté d’un étrange pouvoir. On dirait que tous les villageois qui
avaient l’habitude de projeter leur ombre sur lui sont entrés dans sa
mémoire. C’est du moins ce que remarque le narrateur. Il lui suffit de
l’effleurer du plat de la main pour revoir leurs silhouettes et pour
l’entendre évoquer la personnalité bien affirmée de plusieurs de ces
autochtones qui formaient communauté. Jadis, il s’adossait contre lui
quand il attendait Yan, homme vif et débrouillard, avec lequel il
s’était lié d’amitié, dès l’enfance, le considérant comme un grand frère
capable de pallier la mort du père. Mais aujourd’hui Yan est entré
dans une nuit dont il ne sortira pas. Seules les pierres parlantes
peuvent le remettre d’aplomb. Au travail, au cinéma, au bistrot ou à la
fête foraine.
« Et d’un !, tu t’écries. Et cela d’une voix forte comme toujours
lorsque tu atteins ton but, puis tu souris, détends tes bras, tandis que
le forain face à toi sort une balle de son tablier, la fait tourner
entre ses doigts avant de la glisser dans la culasse. Est-ce parce que
je ne sais pas tirer, je me blottis contre toi. Si près que je respire
une odeur d’eau de Cologne et de sueur. »
C’est grâce aux mots, avec lesquels il se sent en affinité et qu’il
prend plaisir à assembler à sa guise, que le narrateur peut répercuter
les faits et gestes dont il a été témoin. Ils l’aident à reconstituer la
vie du village, avec ses habitudes, ses anecdotes, ses personnages, ses
figures marquantes. Il y a là Petit Soleil et sa faux, Grand Joly et
son tambour, l’Évêque, le boucher à la lame implacable, Bou Diou, la
femme noire qui « parle toujours du Bou Diou »,
Roger-qui-n’était-pas-Roger, Marie-Bé qui emmène sa vache au taureau et
bien d’autres dont on ne connaît le plus souvent que le surnom,
« Poitrin, Tend-Cul, Baille-ta-Gueule ou Transpire ».
« Prépuce s’approche du mur. Colle son ventre à la pierre, et son
ventre sur la pierre laisse une écriture jaune. Et parce que je suis
seul, est-ce que tu rentres bientôt, les mots dans ma tête se
bousculent, en appellent d’autres. Cacheraient-ils des ombres ? »
Au fil du récit, celui qui parle grandit, devient adolescent et
découvre le monde des adultes en gardant son regard étonné. Les années
défilent. Sa mémoire se remplit d’histoires. Elle est comme un mur
tactile qu’il effleure, par la pensée, pour que reviennent ces scènes
éparses qui défilent, s’entremêlent, donnent à voir hommes et femmes au
quotidien dans un village où la plupart exercent un métier qui met leur
corps à l’épreuve. C’est également le cas de Yan, que le narrateur suit
en permanence, se rappelant des différents moments vécus en sa
compagnie. Il le fait en fragmentant sa remémoration pour y intégrer ses
visites à l’hôpital où il assiste, impuissant, à l’anéantissement de
cet homme dynamique, victime d’un accident, dont seules les mains
bougent encore.
« Tu semblais tout petit sur la route. Sous le choc ton corps était
presque redevenu celui d’un enfant. C’était un mercredi. La veille de
mon anniversaire, je m’en souviens. Tu allais chercher du ciment, c’est
du moins ce qu’on m’a dit quand j’ai téléphoné. »
L’écriture de Pascal Commère est dense et prenante. Il élabore son
roman par touches successives, toujours poétiques, pas forcément
chronologiques (les souvenirs le sont rarement), et réussit ainsi à
donner corps à une histoire où les deux personnages centraux sont
entourés d’une palanquée d’autres qui ne sont en rien secondaires. Tous,
avec leurs différences et leurs particularités, alimentent la chronique
(courant sur quelques décennies) d’un village qu’il fait bon visiter
et arpenter en lecture en se réservant, en prime, plusieurs rencontres
hautes en couleurs.
Pascal Commère : Ainsi parle le mur, éditions Le Temps qu'il fait.