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jeudi 13 octobre 2011

Les Barbares

À l’image du voyageur qui fit jadis de son séjour dans Les Jardins statuaires une œuvre unique et inclassable, le témoin qui relate ici les années de sa vie passées dans la proche compagnie des Barbares a pris beaucoup de temps et de distance avant de regrouper ses notes et de murir ses réflexions au point d’en constituer un livre lui aussi ample et étonnant. La mort approchant, il décide de revenir en détails, en suivant la chronologie des faits, sur son singulier parcours avec les guerriers des steppes.

L’histoire qu’il décline est de celles qui fondent le monde des "Contrées", ce vaste territoire imaginaire que Jacques Abeille a commencé à explorer au milieu des années 1970. La riche ville de Terrèbre où chacun jusqu’alors vaquait à ses occupations (« le peuple témoignait d’une inquiétude sourde » tandis que les hommes politiques spéculaient et que « les lettrés rêvaient ») est un jour envahi par les Barbares, une armée de cavaliers dirigée par un mystérieux, taciturne, colérique et mélancolique Prince.

Le narrateur est un professeur d’université qui va se retrouver mis en avant bien malgré lui. Son seul tort est de pratiquer la langue des envahisseurs et d’être, de surcroit, le traducteur du dernier livre des Jardins Statuaires. Venu parlementer avec l’ennemi pour trouver un accord concernant la restitution des morts afin de leur rendre de dignes sépultures, il va rapidement être convoité par le Prince en personne. Ce qu’il sait du peuple des jardiniers cultivateurs de statues intéresse celui-ci au plus haut point. Il va donc faire de lui un captif particulier, tour à tour otage et invité, contraint de chevaucher botte à botte à ses côtés, à la recherche de l’introuvable voyageur qui a permis de perpétuer l’histoire des Jardins.

C’est cette quête énigmatique, qui tient de l’aventure humaine en milieu souvent hostile et du voyage initiatique dans des lieux aux contours flous que Jacques Abeille met lentement en place. Le monde qu’il nous fait découvrir, à la suite d’un équipage de cavaliers de moins en moins nombreux (au final une poignée d’hommes perdus accompagnés de « la femme bleue » qui calme nuitamment les uns et les autres à tour de rôle) est un univers secret, un territoire de rêves surgissant de l’enfance, un continent situé à la frontière de la légende et du fantastique.

« Cette longue chevauchée sous les arbres m’a laissée le souvenir d’un moment d’harmonie quasi parfaite. Chaque jour je m’émerveillais davantage de voir l’ampleur d’un fleuve majestueux à ce que j’avais pris d’abord pour un lacis de cours d’eau médiocres et passablement boueux. Venus de l’ouest et portés par les vents océaniques qui leur faisaient traverser la grande plaine des vignes, les nuages venaient se heurter à la levée abrupte des Hautes Brandes où ils déversaient une partie de l’eau dont ils étaient chargés. »

Avec Les Barbares, Jacques Abeille offre un prolongement aux Jardins statuaires. L’époque a changé et ce que prédisait, en fin du précédent ouvrage, celui qui portait aussi titre de Prince, à savoir la fin d’un monde, est désormais effectif. À la place des statues, ce sont des citrouilles, des tomates et des courges qui poussent dans les jardins. Le peuple qui y vivait est entré en décadence. Ceux qui tentent de perpétuer la tradition le font en se cachant, dans des domaines à peine accessibles où le linguiste qui témoigne réussira pourtant à s’introduire, retrouvant ainsi, après bien des méandres et autres cheminements sinueux, les traces précises de ce que fut l’enfance du chef des Barbares.

Tout cela – la lente avancée dans les steppes ou les forêts, les bonnes et mauvaises rencontres, les coutumes en Barbarie, les heurts, les conflits, la folie d’un Prince déchu qui court à sa mort, la cohabitation entre des personnalités complexes – est tenu, tendu par l’écriture de Jacques Abeille. La langue qu’il maîtrise et manie avec goût et délectation est ample, intuitive, savamment étirée, prompte à rendre perceptible toute la gamme des nuances qu’elle génère. S’engager avec l’écrivain à bord de l’un des livres du "cycle des Contrées" est envoûtant. Impossible de lâcher prise. Le socle est solide. La narration et les dialogues argumentés, remarquablement posés, le sont aussi. À l’histoire captivante – dévoilée par bribes, sur 550 pages – d’un si vaste pays imaginaire et des différentes populations qui y vivent, s’y déplacent (et parfois se battent, se déchirent), viennent se greffer de multiples incursions dans des lectures antérieures. Celles-ci incitent à plonger toujours plus avant dans une œuvre assez monumentale. Mystère, magie, mémoire, sensualité et réflexions soutenues s’y côtoient et s’y emboîtent en permanence.

« La douleur trompe les hommes, Professeur ; comme elle les affecte beaucoup, ils lui accordent une importance démesurée et ils en souffrent que plus intensément. »

Jacques Abeille : Les Barbares, dessins de François Schuiten, carte des Contrées de Pauline Berneron, éditions Attila.

dimanche 24 octobre 2010

Les Jardins statuaires

L’histoire des Jardins statuaires de Jacques Abeille est si étonnante qu’il est tout simplement impossible de la résumer en quelques lignes. Tout juste peut-on en esquisser la trame. Un voyageur pénètre, par une nuit d’hiver, dans des contrées incertaines. Les routes y sont « larges et austères, bordées de hauts murs ». Derrière ceux-ci se trouvent des domaines où l’on s’adonne uniquement à la culture des statues. Les jardiniers y oeuvrent en silence. Ils vivent dans des communautés qui semblent paisibles mais dont les lois s’avèrent très strictes. Leur vie entière est dédiée à ces figures qui sortent de terre sous forme de petits rameaux, qu’il faut ensuite sarcler, nettoyer, protéger, soigner pour qu’ils puissent prendre peu à peu envergure, visages et formes.
La mort venue, chacun d’entre eux sera inhumé « à l’endroit même où il a travaillé pour la dernière fois, afin que ses restes se mêlent au terreau et profitent à la croissance des statues à venir ».

La soif de savoir du voyageur est telle qu’il va vouloir s’immerger toujours un peu plus dans le monde statuaire avec en tête le projet d’écrire le récit de son périple et de ses rencontres dans les domaines. Il arpente longuement ces terres où l’on pratique et fait commerce d’une si étrange culture. Il va du nord au sud et même au-delà, en lisière, où sont abandonnées, passée la dernière parcelle, les statues qui n’ont pas trouvé preneur lors des séjours organisés à l’étranger pour tenter de vendre les récoltes. On les largue, sur le chemin du retour, le long d’une route qui fait office de frontière.

Troublé par la magie de ces contrées mystérieuses, le voyageur va vite découvrir, au fil de ses déplacements, l’envers du décor. Il va notamment constater le sort peu enviable réservé aux femmes et les différences de statuts qui règnent à l’intérieur de ces confréries rassemblées autour d’un doyen chargé de veiller sur l’ordre en place et sur la transmission de valeurs ancestrales. Retrouvant des hiérarchies qui ont cours dans de nombreuses sociétés humaines, il va également se rendre compte que, sitôt franchi la frontière, s’ouvrent des steppes peuplées de hordes barbares qui se préparent à anéantir le pays des cultivateurs de statues.

Jacques Abeille notait, dans sa préface à la première édition de ce livre (paru chez Flammarion en 1982), qu’il pensait faire le tour des pensées éparpillées autour de l’idée initiale (« d’un monde où poussaient non des courges mais des statues ») en quelques pages. Il expliquait aussi comment le besoin de conter par le détail toutes les fantaisies, les découvertes, les allégories et les cheminements insoupçonnés l’avait bien vite embarquer vers un chantier dépassant l’entendement.

« Je crus avoir écrit l’œuvre d’un fou ; l’ayant laissée quelque temps, je m’étonne d’une cohérence inattendue. »

On ne peut s’empêcher de penser que Jacques Abeille, écrivant un tel livre, suit un parcours initiatique assez identique à celui du voyageur qu’il met en scène. Plus il avance dans sa quête et plus le « désir de réalité » se fait jour, tissant des liens étroits entre les différents personnages qu’il côtoie. Au final, les cinquante pages initialement prévues pour contenir ce récit de voyage seront multipliées par dix. Abeille y a mis ce qu’il affectionne. À commencer par l’étrangeté et l’onirisme qui habitent l’ensemble de ses livres. À cela s’ajoute la langue parfaite, presque classique, qui est sienne. Il aime en saisir toutes les potentialités. Il pose sa pensée et l’avancée de ses cheminements en les étayant toujours et en négociant avec joie les courbes plus ou moins prononcées que la syntaxe et la grammaire lui offrent.

L’histoire éditoriale des Jardins statuaires est assez sombre. Durant près de vingt ans, bien des ennuis (faillite d’éditeurs, problèmes de fabrication, incendies d’entrepôts) se sont accumulés et ont empêché ce grand texte inclassable de vivre comme il se doit. Sa réédition chez Attila permet d’espérer que la malchance a enfin lâché prise. Un indice nous incite à y croire : cette édition en cache en effet une autre, un roman graphique intitulé, Les Mers Perdues, né de la rencontre et de la complicité de Jacques Abeille et de François Schuiten.

À l’origine, il y a la lecture des Jardins statuaires par Schuiten. Fasciné, y retrouvant de fortes résonances avec son propre imaginaire, il s’est lancé dans une série de dessins qu’il a proposé à l’écrivain, lui demandant de l’accompagner par l’écriture. C’est aussi lui qui signe la couverture (et les rabats) des Jardins.

Jacques Abeille : Les Jardins statuaires, éditions Attila .
Schuiten et Abeille : Les Mers Perdues, roman graphique, éditions Attila.