samedi 11 mai 2024

Pemières à éclairer la nuit

Quinze femmes. Quinze poétesses qui ont dû affronter, de par le monde, celui, “ désespérant", du vingtième siècle, les idéologies totalitaires, les guerres, les dictatures, la Shoah, l’apartheid, le racisme, les interdits, le fondamentalisme religieux, en y laissant beaucoup de force et parfois même leur vie. Toutes furent des battantes, modulant et aiguisant leurs voix, ne s’en laissant jamais compter, allumant, ça et là, dans la noirceur ambiante, des lumières fragiles qui continuent de scintiller et d’éclairer ceux et celles qui les lisent.

« On n’écrit jamais de nulle part, on emporte toujours avec soi un cortège de fantômes. C’est une solitude peuplée. »

Cécile A. Holdban, s’attachant au destin de ces quinze poétesses qui lui sont chères, et qu’elle relit régulièrement, écrit avec, ancrée en elle, la mémoire de sa grand-mère, née dans l’ancienne Autriche-Hongrie et celle des « populations déplacées qui furent les vrais personnages du vingtième siècle ». C’est à partir de là qu’elle s’exprime. Elle s’en explique dans sa très saisissante préface où elle précise les enjeux du livre et son choix de prêter sa voix à ces femmes en s’appuyant sur leurs œuvres et leurs parcours de vie.

Plutôt que de les présenter l’une après l’autre en suivant leur itinéraire tourmenté, elle choisit de leur donner la parole et imagine, ce faisant, quinze longues lettres, destinées à des proches, sœur, père, amant(e), fils, ami(e), mari ou mère. Ainsi, Ingeborg Bachmann (dont le père était nazi) s’adresse à Paul Celan, par delà la mort :

« J’ai trop bu ce soir. J’ai mal à la tête. Mes angoisses me reprennent. Un début de migraine. J’ai peur de ne pas arriver à dormir. Je suis toute seule. Toute seule. Ai-je bien éteint ma cigarette ? »

Anna Akhmatova, écrivant à son fils Lev (Lyova), remonte le cours de sa vie et revisite sa jeunesse, quand elle fréquentait Mandelstam, Blok, Pasternak, Tsvetaïeva, sa « noire magicienne aux mains blanches », du temps où sa ville ne s’appelait pas encore Leningrad et où un seul recueil de poèmes avait suffit pour faire d’elle le « Reine de la Néva ».

« Combien de temps as-tu passé dans les camps, Lyova ? Par ton père, fusillé, et ta mère, mise au ban, tu étais marqué du double sceau de l’infamie. »

Syvia Plath se confie à son mari Ted Hughes, Antonia Pozzi à son ami alpiniste Tullio Gadenz, Anne Sexton à sa mère Mary Grey Harvey :

« J’ai raté mes études, ma vie de famille, d’épouse et de mère. J’avais renoncé à écrire depuis que je t’avais montré mes poèmes. »

Toutes portent en elles des souffrances intérieures, des deuils, des douleurs physiques, un mal à vivre qu’elles expriment avec leurs mots, leur colère, leur violence parfois, celle-ci se retournant souvent contre elles. Près de la moitié d’entre elles, parvenues à un degré de souffrance insupportable, se sont suicidées.

Le dispositif mis en place par Cécile A. Holdban, à savoir ces lettres sensibles et documentées qui touchent à l’intimité de ces poétesses, permet de les découvrir autrement, dans leur réalité, leur époque, leur pays, leurs déplacements. Sensibles, entières et intuitives, elles évoluent dans un environnement la plupart du temps hostile.

« Chez chacune, j’ai ressenti une attention particulière au monde, dans laquelle je me reconnais, comme si nous avions longtemps marché ensemble, moi les écoutant jusque dans leurs silences. »

Très bien construit et captivant, le livre de Cécile A. Holdban invite à lire, à relire et à découvrir les œuvres de ces poétesses * (issues de différents pays du monde) qui ont su témoigner et ouvrir quelques précieuses fenêtres de liberté dans des périodes où l’Histoire (qu’elles traversaient et qui les traversait) s’approchait plus des ténèbres que de la lumière.

Cécile A. Holdban : Premières à éclairer la nuit, éditions Arléa

 * Edith Södergran, Gertrud Kolmar, Ingrid Jonker, Marina Tsvetvaïeva, Ingeborg Bachmann, Forough Farrokhzad, Nelly Sachs, Alejandra Pizarnik, Janet Frame, Karin Boye, Anna Akhmatova, Sylvia Plath, Gabriela Mistral, Antonia Pozzi, Anne Sexton.

jeudi 2 mai 2024

Derniers oiseaux / Sternes

Les oiseaux occupent une place essentielle dans l’œuvre de Marc Le Gros. Après Méchamment les oiseaux (Est, 2017) et Tétralogie des oiseaux de halage (Est, 2020), les voici à nouveau, surpris au bord de l’eau, dans les champs, les bois ou en l’air, présents dans deux livres qui sortent simultanément, superbement édités, comme les précédents, par Samuel Tastet,

Derniers oiseaux regroupent des poèmes publiés çà et là, souvent à tirages limités puis revus et retravaillés. On suit quelques-uns de ceux (ils sont six) qu’il a repérés lors de ses voyages ou de ses promenades, surprenant les martins-pêcheurs « immobiles comme des marabouts » près des bassins et des temples en Inde ou regardant les mouettes d’Ostende évoluer près des vendeurs de moules, à deux pas de la maison de James Ensor, tandis que les sanderlings, ces bécasseaux « aux cous articulés / couleur d’ardoise triste » se rassemblent et forment « une curieuse colonie à Tréguennec », en pays bigouden.

Ailleurs, ce sont les étourneaux, leurs nuages de suie au ciel ou leurs grappes tombant brusquement dans les arbres à la tombée de la nuit, qui l’invitent à ne rien rater de leur vol et des nombreuses figures qu’ils dessinent là-haut, ce qui est leur façon de dire qu’ils ont, eux aussi, leur propre écriture.

« Sur le chemin piqué d’ajonc
Qui descend en glougloutant près de Botmeur
Vers les marais puants des Enfers
Les étourneaux ont l’art de faire ruisseler les images
Mais quelle musique aussi,
Ces bruissements de mues au faîte des cerisiers, ce
Long remuement d’ailes rousses qui pataugent
Dans l’eau de l’air ! »

Le pivert qui « sort de son arbre » au lever du jour, tout ébouriffé de rosée, et le pigeon (qu’il n’aime pas tout en admettant que certains peuvent parfois devenir de prodigieux voyageurs) trouvent également place dans le livre, peints, saisis en pleine action, comme les autres volatiles, par le peintre Henri Girard.

Sternes, poème inédit, est accompagné par les dessins de Maria Mikhaylova qui signe également la mise en page. Les mots, les vers, les changements de rythme et les subtilités métaphoriques de Marc Le Gros nous permettent de visualiser un spectacle à nul autre pareil, chorégraphie parfaite en bordure d’océan, avec en scène ces petits migrateurs, appelés aussi hirondelles de mer, en train de piquer du bec dans l’eau pour y subtiliser lançons et sardines.

« Les sternes ont la colère brève, la
Jouissance
Sèche
Une phrase courte
Une corde qu’on tend dans l’air acide
Toute prête à craquer »

Quelques minutes plus tard, travail accompli et repas ingurgité, les voici qui dorment. Leur calotte noire en haut du crâne ne bouge plus.

« Elles dorment sur leurs pattes courtes
À peine visibles et chaque fois
On dirait qu’elles rêvent et nous aussi pour un peu
On glisserait on
Basculerait dans leur douceur cette
Blancheur de peluche ancienne
N’était ce long fuseau des corps qui nous traverse
L’effilé splendide des dos qui chaque fois nous
Brûle les yeux
Comme une lame de lumière dans la mémoire »

Le poème de Marc Le Gros vibre, bouge et suit avec bonheur celles qui lui donnent son titre. Il les fait vivre (entrer, voler, pêcher, se sécher les plumes) dans son livre, accompagné, page à page, au plus près du texte, par les superbes dessins de Maria Mikhaylova.

Marc Le Gros : Derniers oiseaux, peintures de Henri Girard, Sternes, dessins et mise en page de Maria Mikhaylova, Est, Samuel Tastet Editeur.