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lundi 19 février 2024

Le Spectateur

Pour Imre Kertész, le journal intime fut le compagnon de toute une vie. C’est à travers les notes qu’il rédige de façon régulière qu’il s’interroge sur son parcours hanté par la déportation à Auschwitz et à Buchenwald à l’âge de 14 ans. À son retour, il apprend que son père est mort en déportation. Rescapé, il le sera constamment et n’aura de cesse d’observer, d’étudier, de chercher à comprendre et d’exprimer ses réflexions en se montrant tout aussi rigoureux avec lui-même qu’avec les autres. Il y a chez lui une exigence qui exclut les approximations. Vu de la sorte, Le Spectateur s’avère parfois redoutable. Le spectacle qui lui est donné de voir a lieu dans un pays, La Hongrie, sous domination soviétique de 1948 à 1989, où son œuvre est pratiquement ignorée.

« Je sais désormais que j’ai toujours été un étranger dans le pays où je vis, dont je parle la langue, et je crois qu’il me faut l’admettre et choisir l’émigration véritable. »

Ce journal, qui vient après Un autre (Actes Sud, 1999) et Journal de galère (Actes Sud, 2010) est le dernier publié en Hongrie de son vivant. Il retrace la décennie 1991-2001.
Le mur de Berlin est tombé. La Hongrie est devenue une démocratie parlementaire et Kertész peut enfin voyager à l’étranger où ses livres sont traduits, notamment en Allemagne où il se rend régulièrement. Mais ce léger mieux reste fragile. Il sait que les leçons du passé n’ont pas été retenues et que, partout, le nationalisme gagne du terrain, ce qui ne présage rien de bon. Dans quelques mois, la guerre secouera à nouveau les Balkans.

« Le monde retentit d’innombrables explications, on parle, on gesticule, on discourt – ne faudrait-il pas une fois, soudain, avec une innocence d’enfant, s’étonner de ce que l’homme extermine l’homme ; l’homme tue, massacre l’homme ; et en même temps il dit que tuer est interdit – pourquoi ? »

Pour ne pas se laisser submerger par une actualité qui s’autodétruit au fil des jours, Kertész se tient à distance. Son « hygiène mentale » lui commande de « se libérer de la politique, rester loin des informations, se détacher du temps ». Il lit, relit les écrivains qui lui sont chers : Kafka, Camus, Bernhard, Thomas Mann, Sandor Marai entre autres. Ce retrait volontaire l’aide à saisir les faits essentiels, ceux qui touchent à la création, à l’acuité du regard, à la connaissance de soi en pratiquant sa propre analyse. Il entend poursuivre son œuvre. Celle-ci capte toute son attention. Pour y parvenir, il lui faut de l’’énergie. Et elle est bien là, réelle, présente malgré la dépression qui rôde.

« Un conseil important de Sandor Marai : entre tous les jours en contact avec la grandeur, ne passe pas une seule journée sans lire quelques lignes de Tolstoï ou écouter quelque grande musique, regarder une peinture ou au moins une reproduction. »

Durant cette décennie, Kertész, qui souffre de la maladie de Parkinson, perd sa mère (en 1991) tandis qu’Albina, sa femme, meurt d’une tumeur au cerveau en octobre 1995. De nombreuses pages émouvantes lui sont consacrées. Il ne peut s’empêcher de se sentir coupable de rester en vie alors qu’elle n’est plus. À nouveau, son passé de rescapé le hante.

« L’une des conséquences particulières de la perte et du deuil est que je suis différent de moi-même ; comme si mon identité avait changé. »

Kertész note ici ses doutes, ses tourments, ses failles, ses inquiétudes, notamment face à la montée d’un antisémitisme de plus en plus ordinaire et décomplexé. Il n’est pas optimiste mais il garde en lui une force qui le fait avancer, sans jamais perdre le fil. Ses lectures et les réflexions qu’elles génèrent lui apportent beaucoup. La reconnaissance de son œuvre à l’étranger, même s’il l’appréhende avec une certaine réserve, lui montre que son long parcours d’écrivain en exil dans son propre pays n’aura peut-être pas été vain.

« A vrai dire, je n’ai jamais reçu autant d’affection qu’en Allemagne, ce pays où on avait voulu me tuer. »

Les dernières notes du journal sont, et c’est très rare chez lui, plutôt apaisantes. Il retrouve l’amour, se remarie, change d’appartement. Un bien-être toutefois amputé par la maladie mais avec en permanence cette ténacité qui lui permet de surmonter bien des épreuves. Un an plus tard, en 2002, le prix Nobel de littérature lui sera décerné. Il est loin de s’en douter. Ne peut même pas l’imaginer.

« Camus s’est senti mal, puis a été malade pendant des mois après avoir reçu le prix Nobel : c’est la seule réaction saine à une telle mésaventure. »

Imre Kertész : Le Spectateur, notes 1991-2001, traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsai et Charles Zaremba, préface et note de Clara Royer, Actes Sud.

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vendredi 3 juin 2011

Journal de galère

Imre Kertész a tenu son journal de 1961 à 1991. Les premières années, seules quelques notes viennent marquer des fins de journées sombres où le doute et la difficulté d’être dominent.
L’écrivain, dont l’existence est à jamais marquée par l’Holocauste – il fut déporté en 1944 (à l’âge de 15 ans) à Auschwitz et libéré à Buchenwald en 1945 – s’interroge et cherche à se structurer pour trouver assez de force et d’abnégation pour vivre, résister et maintenir à distance la dépression qui rôde. Il apprend très tôt que pour éviter le gouffre, il lui faudra se construire intellectuellement, lire, réfléchir, s’appuyer sur des textes âpres et parfois difficiles d’accès. Il convient de les appréhender patiemment, d’aller au cœur de l’œuvre, de dialoguer avec ceux qu’il a choisi et dont les pensées émiettées vont solidifier, par fragments, la sienne. Ceux qu’il interroge ainsi restent pour la plupart de grands pessimistes épris de solitude. Ce sont eux (Kafka, Beckett, Camus, Musil, Pessoa, Adorno) qui, par brèves secousses lumineuses et apaisantes, finissent par fissurer l’obscurité en le confortant dans sa volonté d’écrire malgré tout, malgré le doute, malgré le silence, malgré l’angoisse qui le taraude.

« Seule l’angoisse habite désormais là où il faudrait aimer, pareille aux remous des devoirs accomplis. Le désespoir tombe du ciel goutte à goutte. »

Ce qui occupe et façonne la pensée de Kertész, c’est la notion de destin. Dès le début du Journal, celle-ci est évoquée.

« Qu’est-ce j’entends par destin ? De toute manière, la possibilité du tragique. Contrecarrée par une détermination extérieure, une stigmatisation qui engonce notre vie dans une situation imposée par le totalitarisme, c’est à dire dans une absurdité : donc, vivre comme une réalité les déterminations qu’on nous impose et non les nécessités qui découlent de notre – relative – liberté, voilà ce que j’appelle être sans destin. »

Quand il note ceci, en 1965, il y a déjà plusieurs années qu’il travaille sur son premier roman, Être sans destin, qu’il n’achèvera que dix ans plus tard, passant l’essentiel de son temps à creuser un sujet pour lui existentiel. Toute sa vie – son passé de déporté, sa nationalité hongroise, sa naissance dans une famille juive, la pauvreté matérielle qui l’accompagne, le pouvoir totalitaire, la maladie dégénérative de sa mère – le porte à affronter puis à dépasser une réalité qu’il n’a pas choisie afin de ne pas finir laminé, épuisé, anéanti.

« Rester un individu et tenir en tant qu’individu dans ce monde collectif (...) ; pour l’instant j’aurais du mal à concevoir une entreprise plus héroïque. »

Journal de galère se situe dans son parcours juste avant Un autre, chronique d’une métamorphose (notes prises entre 1991 et 1995). On suit celui qui recevra le prix Nobel en 2002 (à sa grande surprise, apprenant la nouvelle à la radio) au travail sur Être sans destin et ses deux livres suivants : Le Refus et Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas. Parallèlement, il traduit Nietzsche et étudie les écrivains sur lesquels il s’appuie souvent, louant à la fois leur force littéraire, leurs prises de position et leurs décisions courageuses à un moment ou à un autre de l’histoire . Ainsi Thomas Mann qui décida de quitter l’Allemagne dès 1933. Ainsi Sandor Marai qui, après avoir vécu caché durant la guerre dû fuir la Hongrie en 1948 et finit par se donner la mort à San Diego en 1989.

« Marai : Terre, terre !... Bouleversant. L’exil comme forme d’existence du vingtième siècle, à tout point de vue ; exil intérieur et extérieur. »

Plus il avance dans ses réflexions, dans ses convictions et sa propre création et plus s’affirme le concept d’une liberté lentement gagnée. Cela est visible dans la construction même de ce carnet de bord conçu comme un précis de navigation intime et tourmenté. D’abord « Il part (au large) » puis « Il erre (entre les écueils et les hauts-fonds) » et enfin « Il lâche (la barre) / Il rentre (les rames) / Il est heureux. »

Les clés de l’œuvre de Kertész sont là. On les saisit au fil de ses notes, de ses doutes, de sa générosité et dans sa façon d’être à l’écoute et d’écrire en s’ancrant dans l’époque. Derrière tout cela, non pas entre les lignes mais bien inscrit (même si parfois non dit) dans le texte, il y a, il y aura en permanence Auschwitz.
« Quand je pense à un nouveau roman, je pense toujours à Auschwitz », dit-il.

Imre Kertész : Journal de galère, éditions Actes Sud, traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba.

dimanche 2 janvier 2011

Un autre

Un autre, initialement publié en 1999 chez Actes Sud, est disponible en poche depuis 2008. Ce livre, sous-titré « Chronique d’une métamorphose », permet d’entrer de plein pied dans l’univers hors norme de l’écrivain hongrois Imre Kertész. A partir de notes prises entre 1990 et 1995, au hasard des escales qui le mènent là (en Allemagne, en France, en Italie, à Vienne et à Tel-Aviv) où on lui demande de venir témoigner sur l’Holocauste, il s’interroge sur ce qu’il est, et comment, peu à peu, lui qui fut déporté à Auschwitz en 1944 (il était alors âgé de 15 ans) et libéré du camp de Buchenwald en 1945, est devenu « un autre » sans pouvoir, pour autant, dire qu’il est désormais lui-même.

« Tout en moi est immobile, profondément endormi. Je remue mes sentiments et mes pensées comme une benne de goudron tiède. Pourquoi est-ce que je me sens tellement perdu ? A l’évidence parce que je suis perdu. »

Il faut évidemment replacer cet ensemble dans son contexte historique. Suite aux changements politiques survenus en Hongrie et dans les pays de l’est après la chute du mur de Berlin, Kertész, qui vient de passer quarante ans dans l’ombre, écrivant, traduisant, expérimentant sa « métaphysique du renoncement » en opposant sa seule fragilité au « chant incessant des sirènes du suicide spirituel, intellectuel et, pour finir, physique », lui dont le but était pour cela de « rester anonyme », peut enfin quitter son pays et voyager, arpenter les gares, les aéroports, flâner, aller de rencontres en lectures tout en restant constamment lucide et inquiet.

« On ne peut pas vivre sa liberté là où on a vécu sa captivité. Il faudrait partir quelque part, très loin d’ici. Je ne le ferai pas. Alors il faudrait que je renaisse, que je mue – mais pour devenir qui, pour devenir quoi ? »

Durant cinq ans, dans ce journal volontairement désordonné, multipliant les va-et-vient entre Budapest et bien d’autres villes, Kertész va vivre et écrire (et traduire Wittgenstein) pleinement au présent tout en faisant d’inévitables retours sur son passé, revenant sur ses principaux livres (Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, Être sans destin, Le Refus), sur les circonstances de leur écriture et sur la douleur qui les traverse en un monologue intérieur où tout apitoiement est exclu.

« Dans le train, quelque part entre Zurich et Berlin, j’ai cru trouver le magma brûlant et gros d’inspiration de la pièce que j’écris : à travers le suicide du personnage principal, je ferai le deuil de mon propre être créateur – de l’individu qui en trente ans de travail secret, productif mais inoffensif, a façonné, bombyx sortant de son cocon, cet autre que je suis maintenant. »

Avec le recul, on ne peut s’empêcher de penser que ce texte en cours est Liquidation, livre (qui se situe entre  roman et  pièce de théâtre) auquel il aura travaillé huit ans et qui ne sera publié qu’en 2003. On ne peut pas non plus, lisant ceci : « Je vivais comme un chien, enchaîné à mes fausses idées solitaires, tout au plus hurlant à la lune de temps en temps. Je croyais que personne ne lisait ce que j’écrivais, que personne ne connaissait mon existence » ne pas songer à l’étonnement qui fut le sien quand un jour d’octobre 2002, il apprit – en écoutant la radio – que les jurés du Nobel avaient décidé de lui décerner leur prix.

L’écrivain que l’on suit, alerte, vif, enjoué, lucide et maniant la dérision avec parcimonie dans cette chronique d’une métamorphose est loin de s’imaginer une telle chose. Plus tard, apprenant la nouvelle, Imre Kertész avouera qu’il fut, tout d’abord, « saisi par la peur ».

« Si un jour j’avais l’impression d’arriver au but, tant ma conscience que mon être périraient dans cette terrible harmonie. En d’autres termes : ma vie est un combat sans merci pour ma mort et dans ce combat – à l’évidence – je n’épargne ni moi-même ni les autres. » 

Un autre (traduit du Hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba), éd. Actes Sud, collection Babel.