Thomas Giraud excelle dans l’art de brosser des portraits sensibles de
personnages qui ne sont plus mais qui furent, en leur temps, portés par
un feu intérieur tellement fort qu’il leur fallait le contenir s’ils ne
voulaient pas se brûler en cours de route. Après avoir évoqué Élisée Reclus dans son premier roman (en 2016)) puis le destin pour le moins contrarié du chanteur et musicien américain
Jackson C. Franck l’an passé, c’est au philosophe et polytechnicien Victor Considerant
qu’il s’attache ici. Il le suit plus précisément dans son ambition de
créer un lieu de vie communautaire près du village de Dallas, au Texas,
au milieu du dix-neuvième siècle.
Considerant est un disciple de Charles Fourier. Comme lui, il pense
que les hommes et les femmes doivent révolutionner leur façon de vivre
afin de trouver plus d’harmonie et d’équilibre dans leur quotidien. Cela
passe par la création de communautés autonomes réunies dans des
phalanstères. Le nouveau monde lui semble être le lieu idéal. De
nombreuses terres sont à vendre. Là-bas, il pourra semer ses idées et
les faire fructifier aisément. Pendant des mois, il parcourt la France
de ville en ville pour présenter son projet. L’idée est de convaincre
une poignée de colons prêts à l’accompagner pour jeter les bases de
cette future ville qui s’appellera Réunion.
« Ce projet s’appelle Réunion. Il est en Amérique, aux États-Unis,
dans un endroit que l’on appelle le Texas, des terres belles comme le
paradis mais, comme lui, un peu isolées. Il se reprend, à vrai dire, ce
n’est pas encore le paradis, c’est beaucoup moins même. Peut-être un
demi-paradis mais, sans aucun doute, par la force de notre travail et
de nos intelligences, en quelques années, nous ferons surgir par
l’addition de nos énergies la part qu’il manque pour constituer un
véritable paradis. »
L’homme parle juste. Il a tout prévu. Des terres – qu’il n’a
cependant pas vues – ont été achetées et, un beau jour, ils se
retrouvent à trente pour embarquer au port du Havre en direction de
New-York. De là, après une longue traversée, il leur faut encore aligner
quelques semaines de marche pour atteindre leur destination. Quand ils
arrivent, ils sont épuisés et étonnés par le décor qui s’offre à eux.
C’est, qu’en réalité, les américains les ont vus venir. Les terres
qu’ils leur ont vendues ne valent rien. Ce sont des champs de cailloux.
Personne n’en voulait, pas même la compagnie des chemins de fer qui, à
cette époque, prospectait pourtant partout.
C’était « l’endroit le plus venteux du coin, celui sur lequel passent les sauterelles une année sur deux ».
La petite communauté s’installe. Les Suisses font d’emblée bande à
part. Leroux, le paysan, qui est venu avec des graines dans ses poches,
essaie de semer mais il se rend très vite compte que la rivière, dès que
la chaleur cogne, s’assèche tout autant que les terres. On déplore
bientôt la mort d’un homme. On l’enterre. On plante une croix. Qui
restera, longtemps après, au milieu des ruines, le seul signe d’une
présence humaine sur le site. Le projet de Considerant, si alléchant
sur le papier et dans ses discours, ne tient pas face à la réalité du
terrain. Et pas plus face à l’appétit des gens du coin qui n’ont pas,
mais pas du tout, de sympathie particulière pour les idées socialistes
et partageuses portées par le polytechnicien et sa bande de rêveurs.
« Il y avait de la tristesse, de la rancœur, l’impression d’être abandonné de tous. »
C’est l’histoire de cet échec que raconte avec calme et méthode
Thomas Giraud. Il détaille l’ambitieux (et néanmoins hasardeux) projet
de Considerant, met en scène l’homme, dévoile sa personnalité complexe
et procède de même avec ceux qui se joignent à lui. Il adosse son texte
aux paysages – qu’il décrit superbement – et déploie sa narration en
s’écartant parfois de la réalité historique pour emprunter les judicieux
chemins de traverse qui se croisent dans son imaginaire. Il le fait
avec cette écriture souple, musicale, élégante (tout en étant
rigoureuse) qui lui appartient.
Le Bruit des tuiles est le récit palpitant d’une utopie qui s’effrite inexorablement, en silence ou presque, en quelques saisons, loin du monde. Ce qui ne l’empêche pas d’être à jamais inscrite dans l’histoire des phalanstères.
Le Bruit des tuiles est le récit palpitant d’une utopie qui s’effrite inexorablement, en silence ou presque, en quelques saisons, loin du monde. Ce qui ne l’empêche pas d’être à jamais inscrite dans l’histoire des phalanstères.
Thomas Giraud : Le Bruit des tuiles, éditions La Contre Allée.