"Premier match, premier souvenir, soleil couchant, mi-ombre, mi-lumière, prairie bosselée, je ne savais pas jouer, on me désigna goal volant sur un terrain rendu flou (à cause de ma myopie) avec herbe sèche, bouses de vache, mottes de terre, trous de taupes, cailloux rugueux, deux pulls en guise de poteaux de but et un ballon gonflé à bloc, dur comme de la pierre, que je ne pus, hélas, éviter et qui vint s'écraser sur mon visage, me brisant le nez et les lunettes, en tout début de partie, mettant fin prématurément à ma carrière de footballeur et me ramenant à un rôle de spectateur – ou plutôt d'écouteur – qui ne m'a, depuis, jamais vraiment quitté.
Au début de l'étrange lignée (des auditeurs anonymes), il y a mon père Édouard, électricien éclectique, homme solitaire et taciturne qui allumait le transistor à des heures précises et en des lieux particuliers. Cela se passait au jardin, au bord de la rivière ou dans son lit. Il lui fallait être seul pour que le partage fut total. Si je me trouvais à proximité, je faisais en sorte de m'écarter discrètement pour qu'il profite pleinement de l'événement. Il était question de vélo ou de ballon rond. Une compétition était en cours quelque part, peu importe où, et ses coureurs préférés ou son équipe de cœur (le stade Rennais) y participaient. Il tenait à être informé de leur fortune ou de leur déconvenue. Qui s'imprimaient instantanément sur les traits de son visage. Je le voyais tour à tour inquiet ou rayonnant, sans pouvoir deviner ce qui titillait ainsi son imaginaire de jardinier taiseux. Ce dont j'étais sûr, c'est qu'il parvenait aisément à se propulser hors du hameau où nous habitions – il procédait de même avec ses lectures – pour regarder (comme s'il était posté sur les bas-côtés de la route) un peloton étiré filer à vive allure, avec en bruit de fond les claquements secs des dérailleurs, ou pour se retrouver, en un clin d’œil, non plus courbé, bêche ou fourche à la main, sur un lopin de terre épaisse, ou clope au bec à jouer du moulinet en bas d'un déversoir mais assis dans les tribunes pleines à craquer du stade Bonal à Sochaux (ou à Saint-Symphorien à Metz, ou au stade Auguste Delaune à Reims), là où le stade Rennais jouait en déplacement.
L'hiver, quand les cyclistes marquaient une pause, il se concentrait uniquement sur l'équipe qu'il suivait de près, en se tenant au courant de la composition du onze de départ grâce au quotidien Ouest-France et en écoutant, dès la nuit tombée – plusieurs matches se déroulant en nocturne – en direct et en multiplex, dans son lit sous les toits, tandis que ma mère regardait la télé en bas, l'évolution des scores à la radio. Il y avait une tempête de neige à Strasbourg, de fortes bourrasques de vent à Bordeaux, un froid sec à Saint-Étienne (où tous les joueurs portaient des gants) ou des averses de grésil à Lille. Il était attentif à cette carte de France météorologique mais c'était l'ouverture intempestive des micros, avec au loin la voix excitée d'un journaliste, un envoyé spécial échauffé et souvent chauvin, mêlée à la clameur de la foule, qui rythmait sa soirée. Il se passait toujours quelque chose, l'imprévu frappait à sa porte, il y avait de la surprise dans l'air, ici une expulsion, là un penalty, ailleurs un blessé, un but, une panne électrique. "
(extrait)
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Jacques Josse : Des escapades rouge et noir, Éditions Médiapop.
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