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samedi 11 avril 2020

Vies patinées

La patine du temps est parfois redoutable. Elle ne s’attaque pas seulement aux objets. Elle se glisse, au fil des années, dans les vies, dans les corps, en s’évertuant à les modifier. Ce faisant, c’est à l’intériorité des êtres qu’elle goûte. Si celui (ou celle) qui se trouve en ligne de mire a déjà un peu de bouteille, et beaucoup moins d’énergie qu’auparavant, elle n’hésite pas. Elle peaufine son plan. Va instiller des variations d ’humeur, des moments de doute, des stratégies de repli, des à-quoi-bon de mauvais augures et d’imparables chavirements. Tout cela, Jean-Claude Martin, qui possède le profil recherché par l’implacable modificatrice, le sait bien. Il s’en méfie, ne se laisse pas abattre, regarde plutôt ce qui se passe près de lui, histoire de minimiser ce qui n’est peut-être que désagréments passagers.

« Il s’en fiche, de perdre. L’an dernier, il était à l’hôpital avec un cancer. Alors, les arbres, le ciel au-dessus de sa tête : bonus... Résultat : il joue mieux que moi. Je m’abandonne à mon tour au ciel, aux arbres. Et au départ suivant, j’expédie ma balle... dans les fourrés. »

Sa chance, si l’on peut dire, c’est de n’avoir jamais ( ses livres précédents l’attestent) nourri d’illusions et de ne pas connaître, sur ce point au moins, la déception. Reste le désabusement. Très prégnant dans ces Vies patinées, suite de brefs tableaux en prose à travers lesquels il essaie de vivre, de rêver et de méditer au présent. Il prend ce qui l’aide à s’évader, à se décentrer, au gré d’une scène furtive, d’un paysage changeant, d’une sensation étrange mais agréable, ou d’un brusque retour de bâton.

« Le malheur rend méchant. Comme un chien auquel on a retiré son os. Le malheur des autres fait du bien... Je n’aurais jamais cru en arriver là. J’ai la tête remplie de pus. »

Les textes de Jean-Claude Martin sont ciselés et souvent elliptiques. Ils expriment, en creux, ce qu’il en est de vivre, de vieillir, de tenir malgré tout. Il ne s’épargne pas mais n’en devient pas pour autant masochiste. Il s’attache au présent. Abandonne le passé là où il est. Et n’a pas le temps de penser au lendemain.

« Je pris les chemins détournés pour arriver à la mort. Les blés battaient la campagne. L’air était en soie. J’avais le temps, pensais-je... J’entrai dans le parking de l’hôpital à 18h30. "État stationnaire", me dit l’infirmière. Les yeux mi-clos, il semblait dormir... La lumière fuyait sur l’autoroute proche. Pas plus que le chirurgien, la mort ne passerait ce soir. »

Jean-Claude Martin : Vies patinées, illustrations de Claudine Goux, préface d’Hervé Bougel, éditions Les Carnets du dessert de lune
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Jean-claude Martin vient également de publier Ne vous ABC jamais, un abécédaire plutôt alerte et malicieux, aux éditions Gros textes
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mardi 18 octobre 2016

Que n'ai-je

Il note ce qui, dans le paysage, se donne à voir et dit l’émotion, la réflexion ou le souvenir que cela déclenche instantanément en lui. Ce sont la plupart du temps des réalités familières. Des choses anodines. Mais qui bougent et que son regard affûté saisit au vol. Il en fait son miel quotidien. Son matériau préféré est là, toujours à portée de vue, tout en n’étant visible que par intermittences. Ce sont, pêle-mêle, et entres autres, le point de l’aube, les derniers feux du jour, un tapis de feuilles mortes, les empreintes de roues d’un tracteur, l’oiseau de passage, l’avion qui laisse une traînée grise dans le ciel, etc.

Il choisit, à chaque fois, un angle d’attaque très précis. S’empare d’un détail. Qu’il va travailler en orfèvre pour parvenir, en un tour de passe-passe dont il a le secret, à le faire entrer dans une prose brève, subtile, concise.

« Le soleil va finir. Ce ciel qu’on crut transparent va tourner à l’ombre, à l’invisible. C’est la vie usée par les heures, les attentes. Trop d’encre maintenant, et l’on perd la face et la douceur du lavis. Seul le bord du lac est tiède encore des soleils perdus... »

Il ouvre en permanence des brèches dans ce qui paraît simple et évident. Et du coup, ça l’est beaucoup moins. Il y ajoute son grain de sel. Qu’il polit et qu’il glisse dans les rouages. Il sait qu’il est bon que le poème se mette parfois, lui aussi, à boiter. À l’image de la mémoire, du corps et du temps présent.

« Tombe le soir... L’esprit capitule. Récapitule. Tu ne verras plus tes fautes jusqu’à demain. Tout s’estompe, se dilue. Les arbres tiennent la toile de la tente. Je mets une petite laine pour me protéger des fraîcheurs de l’oubli. Même dans la chambre éclairée, la nuit m’absout. »

Jean-Claude Martin cerne ces instants fragiles qui, d’ordinaire, nous échappent. Il les fixe en de courtes séquences – qui sont autant de promenades intérieures – où il questionne à sa manière (autrement dit sans attendre de réponse) la teneur (bienfaits ou désagréments) de l’aube, de l’eau, de la neige, des ombres, des routes, du vent, du soir, de la nuit, en maintenant les êtres humains un peu en retrait.

Jean-Claude Martin : Que n’ai-je, Tarabuste éditeur.

mercredi 9 janvier 2013

Carnet de têtes d'épingles

Il a beau avoir perdu ses illusions en cours de route, cela ne lui interdit pas de garder l’esprit libre et le regard vif pour glaner çà et là quelques pépites où bien-être, consolation, sagesse et calme précaire disent combien ils sont encore utiles à qui souhaite se laisser guider par eux. Rien ne l’empêche, bien évidemment, de faire bonne figure dans le méli-mélo quotidien. Il peut parler longuement de Bornéo avec la bouchère du coin de la rue. De toute façon, tous deux savent qu’ils n’y mettront jamais les pieds. Il peut également rêver que Miss Monde, une de ces nuits, sonnera à sa porte, ou imaginer voir la mer onduler dans une plaine perdue, ou même se mettre dans la peau d’un chien pour toucher « les lèvres de la terre » de près... Tout est possible à condition que l’on veuille bien prendre en main une petite pierre plate et la lancer à l’intérieur de sa tête en cherchant l’eau et en essayant de réaliser le plus de ricochets possibles. Cela, il le sait. Il l’écrit. En ayant conscience que l’improbable, et il s’en félicite, ne frôle que très rarement la réalité.

Il fréquente le grand-huit de la vie depuis assez longtemps pour savoir que celui-ci va, tourne et finira par l’envoyer voir, derrière un haut mur, une palissade ou un écran de fumée, si son âme ou ce qui en tient lieu – et qui n’est sans doute, pense-t-il, qu’un mirage de plus – s’y trouve ou pas.

Ainsi va, vit et écrit Jean-Claude Martin. Lucide et conciliant avec l’inévitable, l’auteur d’ Un ciel trop grand (Le Dé bleu, 1994), de Tourner la page (L’escampette, 2009) ou de Château fable (L’escampette, 2011), ponctue régulièrement le morne des jours en ciselant, à coups de poèmes en prose, passés à l’implacable rabot, des scènes furtives, apparemment anodines, parfois invisibles, souvent lestées de solitude et de rencontres ratées.

« La rue. Croisements. Touristes, gens affairés, mendiants. Personne cherchant une autre rue, dans une autre langue. Perdues. Que nous respirions le même air au même instant est notre seule solidarité. Chaque tête est une terre. Qui tourne plus ou moins rond. Les collisions sont rarement des baisers... »

Il préfère le flegme à la colère, le cahin-caha au branle-bas de combat et le rire jaune au sourire forcé. La tristesse, la langueur, l’ennui, l’à quoi bon, la fragilité de l’instant et du corps restent perpétuellement en embuscade. L’écriture lui permet de les contourner ou de les fissurer pour, malgré tout, garder assez de ténacité pour poursuivre son chemin.

 Jean-Claude Martin : Carnet de têtes d’épingles, dessins de Claudine Goux, Éditions Les Carnets du Dessert de lune.