Affichage des articles dont le libellé est Franck Doyen. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Franck Doyen. Afficher tous les articles

samedi 11 décembre 2021

Les chants de Kiepja

C’est à Kiepja, chamane selk’name, décédée en octobre 1966 en Terre de Feu, que Franck Doyen rend hommage, attirant, par là même, l’attention sur les peuples Kawesqar et Selk’nam, victimes de ce qu’il faut bien appeler un génocide, qui vivaient dans l’une des contrées les plus rudes au monde, à l’extrême sud du continent sud-américain, entre le golfe de Penas et le détroit de Magellan, dans un vaste territoire où se trouvent encore quelques uns de leurs descendants. C’est de cette région inhospitalière, habitée par des chasseurs nomades qui naviguaient en canot à proximité des côtes abruptes, battues par des vents froids et humides, que s’élevait la voix de Kiepja.

« Feulements sans fin des bêtes et des esprits autour de votre couche, rôdent leurs rancunes, les pluies et les neiges. De vos lèvres striées, en mal d’os à rogner ni de racines à mâcher, s’échappent des phrases pleines, mais à la voix plus rauque, plus animale, au chant fracturé du froid qui se perd au-delà, entre les chenaux et les glaciers. »

Franck Doyen, avant d’en venir aux chants, d’en écrire plusieurs pour évoquer tout ce qui est essentiel pour ces peuples ( le chien, le vent, la nuit, le canot, la langue, la brume, la femme, le bâton, la hutte, la guérison), décrit la rudesse des paysages, la violence des éléments, la quête de nourriture, les longues chasses ou pêches, la lutte quotidienne pour survivre en milieu hostile.

« Vous poussez sur l’eau votre canot de planches et d’écorces cousues. Vous emportez avec vous des amarres en racines de copihué, une écope en peau de loutre et deux rames de cyprès. Avec vous le guanaco, le renard roux et le lapin mara, le huemul et la bernache grise, le naudou à tête noire, la loutre lisse, la baleine et le curoro, le phoque, la foulque, les mouettes et les pétrels, le chien fou. »

La langue est précise, travaillée, ciselée. Le lexique n’est pas en reste et des mots, issus du kawesqar, s’inscrivent dans les marges du texte. C’est un passage, un chemin étroit, que le poète invente au fur et à mesure de son avancée, pour aller à la rencontre de ceux dont les lointains ancêtres ont débarqué dans la zone australe du Chili il y a plus de six mille ans. C’est dire si ces chants ont des racines solides. Ils s’élèvent, traversent les paysages tourmentés, se frottent aux vents mauvais, passent de mémoire en mémoire et accompagnent longuement ceux qui les écoutent, captant les sonorités d’une langue en péril.

« je parle mal
et ma langue s’égare
dans les arbres dans les brumes
je suis l’enfant du chien
et le vent parle par ma bouche
personne ne m’écoute plus
les collines, les montagnes
ne m’écoutent plus
les arbres
le guanaco et la baleine
ne m’écoutent plus
ma langue est décousue
de ma bouche
ses morceaux s’envolent avec le condor
vers l’infini
personne n’a plus d’oreille
de nez ni de bouche
je suis seule »

Avec ses chants, offerts à celle qu’il célèbre en lui donnant la parole, Franck Doyen ne perpétue pas seulement la présence d’une voix qui portait haut l’histoire et l’imaginaire des siens. Il adresse, « par-delà l’océan », un « salut fraternel aux peuples Kawesqar et Selk’nam, toujours débout malgré l’adversité »

 Franck Doyen : Les chants de Kiepja, éditions Faï fioc

Logo : visage de Kiepja, au dos d’un vêtement créé par Thelema Serigrafia & Obrage à Tierra del Fuego


mardi 21 janvier 2020

Sablonchka

Allongée dans son hamac, avec à portée de main son inséparable AK-47 03, une sentinelle attend la relève. L’homme ne s’impatiente pas. Selon ses calculs cela fait vingt-deux ans et vingt-deux jours qu’il a pris position. Il ne sait pas ce qui se passe à la surface du globe. Se contente de veiller à sa survie. Tous ceux qui étaient en mission avec lui sont morts. Tombés du hamac, six mètres plus bas, et dévorés par les bêtes.

« Aujourd’hui c’est la relève vous avez du travail. Il faut nettoyer un peu le terrain avant l’arrivée probable d’un nouveau groupe de sentinelles afin que les morceaux de tibias de doigts d’orteils abandonnés négligemment par les animaux n’effraient pas de nouvelles recrues. »

L’histoire se déroule à la fin du vingt-troisième siècle. Elle ne peut toutefois pas être dissociée de ce qui s’est passé sur terre durant les siècles précédents. Tout a basculé en quelques décennies. Le point de rupture a été atteint. Il y a eu des cataclysmes, des raz de marée, des tremblements de terre, des éruptions volcaniques, des accidents nucléaires en série. Le Japon a disparu de la carte. Les petites communautés qui avaient tenté de vivre en harmonie ont fini par s’anéantir en un bouillonnant bain de sang. L’être humain a subi plusieurs modifications corporelles. Les philosophes ont été contraints de revoir leur copie. La faune et la flore n’ont cessé de muter. De nouvelles espèces sont apparues. La sentinelle vit à leurs côtés.

« En plein jour les animaux se trouvent en équilibre souvent instable dans les arbres vous pouvez cueillir alors aisément à l’aide de longues gaffes votre repas quotidien. Les bêtes vous laissent tranquilles et vous les laissez en paix : il y a bien longtemps que vous ne mangez plus de viande et quelquefois vous venez à penser que c’est là la raison de votre survie. »

La solitude de la sentinelle s’atténue quand sa pensée commence à se nourrir des vies de Sablonchka, qu’il a rencontrée, et dont l’existence reste entourée de nombreuses légendes. On lui attribue plusieurs destinées, en différentes époques. Elle serait née dans la rue ou dans la steppe, près d’un lac sacré ou dans l’appartement d’un couple de politiciens de la fin du vingtième siècle. L’homme au AK-47 03 se souvient simplement d’elle et souffre de son absence.

« Sa totale indépendance et sa grande liberté vous ont toujours fasciné et torturé. Vous avez perdu vous avez cru perdre le sommeil lorsque Sablonchka a disparu vous avez cru perdre le sommeil et la faim et la vie. »

Franck Doyen construit et déroule un roman d’anticipation envoûtant. Son immersion dans le monde végétal, au contact de plantes et d’animaux aux noms fabuleux, sa langue vibrante et foisonnante et l’habile construction (narrative et descriptive) de l’ensemble y sont pour beaucoup.

 Franck Doyen : Sablonchka, Le Nouvel Attila.