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mercredi 18 août 2021

Grünewald, le temps déchiré

Françoise Ascal est depuis longtemps fascinée par le retable d’Issenheim à Colmar. Dans L’obstination du perce-neige (carnets 2012-2017), elle évoque à plusieurs reprises l’œuvre du peintre Matthias Grünewald et se demande comment mettre des mots, des poèmes, sur ce qu’elle ressent face à l’impressionnant retable. Comment dire l’intensité, la charge dramatique et l’incroyable modernité qui en émanent. On la voit tourner autour et, finalement, s’y atteler en 2016. Le livre mettra des années à venir. Le voici désormais publié.

Pour débuter, il faut remonter à l’An 1512, à ce qu’on appelait alors le "mal des ardents" ou "feu de Saint-Antoine", une terrifiante épidémie provoquée par une intoxication due à un champignon microscopique, l’ergot de seigle, qui se trouvait dans le pain noir, celui des paysans, et qui provoquait brûlures, souffrances, hallucinations et décès.

« pain de paysan
pain noir du temps des famines
vénéneux
maudit
porteur de folie et de mort

brûle la peau
dévore les intestins
convulsions délires
pustules nécroses »

Face au désastre, les Antonins, reclus dans leur couvent à proximité de Colmar, offrent l’hospitalité aux contaminés et multiplient prières et remèdes pour tenter d’exorciser le mal. Ils doivent bien vite admettre que cela ne sert pas à grand chose. Seule la vue d’une œuvre forte pourrait peut-être venir à bout de l’épidémie. Reste à la créer. Et à dénicher l’oiseau rare, l’artiste capable de se muer en thérapeute. Ce sera Matthias Grünewald, connu pour ses crucifixions, appelé à l’aide par le précepteur de la communauté.

« Il lui commande une œuvre-choc
une œuvre dont la vue pourrait contrer le feu ravageur
embraser les corps et les consciences
calciner le mal
guérir »

C’est ainsi que voit le jour, en 1516, le retable d’Issenheim. Cinq siècles plus tard, exposé au musée d’Interlinden à Colmar, il déstabilise toujours autant et contraint ceux qui viennent y poser les yeux, à entrer dans l’univers habité de ce grand maître des pigments et à se remémorer, à son contact, des morceaux d’histoire lointaine où il est question de périodes liturgiques très connues qui vont au-delà du mysticisme et de l’art sacré.

« panneaux mobiles
plis et déplis selon le mois le jour la liturgie

théâtre narratif embrassant le cercle
de la naissance à la mort
des anges aux démons

Matthias Grünewald
étiez-vous déjà
entre tous
le grand malade
et le suprême savant

face à l’intraitable réel »

Françoise Ascal ne se contente pas d’exprimer ce que suscite en elle le face à face avec le chef-d’œuvre de Grünewald. Elle va plus loin et pénètre, en huit suites de poèmes, concis et concrets, à l’intérieur d’un monde rougeoyant et déchiré qui ressemble beaucoup au nôtre.

« la peau du monde est en sang »

Elle revient sur l’être ordinaire et solitaire que fut le peintre dont l’identité a longtemps été contestée. Elle évoque également les figures (celles de Saint-Antoine, du Christ et des autres) représentées sur le retable et la postérité de celui-ci. Nombreux sont ceux qui éprouvent le besoin de se ressourcer sur place. Après la première guerre mondiale, le peintre Otto Dix y a puisé son énergie. Et ces dernières années, Gérard Titus-Carmel a réalisé de nombreux dessins, qu’il a intitulé Suite Grünewald, dont certains, reproduits dans le livre, s’accordent parfaitement aux poèmes.

Françoise Ascal : Grünewald, le temps déchiré, dessins de Gérard Titus-Carmel, éditions L'herbe qui tremble.

mardi 8 décembre 2020

L'obstination du perce-neige

Françoise Ascal tient son journal depuis de nombreuses années. Ne souhaitant pas le publier dans son intégralité, elle choisit d’en extraire régulièrement des notes, qui couvrent une période donnée et qu’elle rassemble ensuite en un volume. Ainsi, après Cendres vives (1980-1988), Le carré du ciel (1988-1996), La table de veille (1996-2001) et Un bleu d’octobre (2001-2012) (tous ces titres parus aux éditions Apogée), voici L’obstination du perce-neige, notes prises entre 2012 et 2017. On y retrouve ce qui fait la force et la singularité de ces carnets de bord, à commencer par une attention constante à tout ce qui l’entoure et la nourrit.

 « L’attention a toujours été au cœur de mes projets, l’attention est ma "religion" et je constate tant de zones inattentives, tant d’ombre par ma faute, trop de distraction de l’œil, trop de paresse de conscience. »

Elle aspire à être, autant que possible, en capacité de recevoir ce qui s’offre à elle. Il peut s’agir du dégradé d’un ciel de traîne, de la douceur d’un regard, du frémissement de la prairie qu’elle apprécie tant, d’une réflexion née d’une lecture ou d’un souvenir réapparaissant soudainement. Ces moments fragiles, qui intègrent son quotidien et qui peuvent également venir d’une actualité dramatique ou de la disparition d’un être proche, elle les découpe, les note, les cisèle. Cela se passe là où elle vit, en Seine-et-Marne ou à Melisey, en Haute-Saône, où elle fait de fréquents séjours dans la maison où sont ses racines familiales.

« En ce lieu propice, même sans rien faire, il y a de l’intensité. De la contemplation active. J’écris dans l’ancienne chambre d’Abel, fenêtre fermée malgré le beau temps car passe et repasse l’engin agricole qui fait les andains. Troublant de penser à Adèle, à mon père, qui longtemps firent le même travail, râteau de bois en mains. Ici j’ai l’âme virgilienne. Je suis installée dans un temps d’antiquité. »

Ce lieu reste son havre de paix. C’est là qu’elle s’isole (avec les siens) pour se retrouver, pour faire à la fois le vide et le plein, pour tenter d’apprécier le présent en évitant de se laisser envahir par un avenir qu’elle sait terriblement incertain.

« 2 décembre 2012
Ma rémission aura duré un an et demi. L’année s’achève avec une batterie d’examens. »

La maladie, qui affecte ses reins et qui la contraint à recourir à des séances de dialyse, à l’hôpital ou à domicile, crée en elle un bouleversement qu’elle exprime avec franchise et pudeur. Elle encaisse le coup. Ne se décourage pas. Essaie de tenir. Résiste, accepte la maladie, met en route un lent et long processus intérieur qui passe, inévitablement, par des périodes de doute, de lassitude et de crainte mais aussi par des moments plus apaisés, des sursauts salvateurs où elle sent poindre, au fil des mois, une énergie latente, une forte abnégation et le besoin impérieux de faire, d’écrire, de bouger, de rencontrer, de se lancer dans de nouveaux projets.

« 24 mai 2014
Centrée sur ce que j’ai et non sur ce que je n’ai plus. Traversée par la pensée : "dialyse / tuyau / artifice". Ne pas s’attarder.

Chantier de décapage dans la maison. Cela me soulage et participe de la métamorphose. Vieux planchers pourrissants, pierres noircies de cheminée, poussières incrustées, je veux venir à bout des signes d’abandon et de misère. Travail de renaissance. »

C’est ce travail sur soi, réalisé en s’appuyant sur les autres, en plongeant dans les livres (poésie, philosophie, essais et journaux) où il y a tant à apprendre, en s’immergeant dans l’univers de quelques peintres, en particulier Corot et Constable, en écoutant ses interprétations préférées de Schubert, Bach, Beethoven ou Mendelssohn, en restant sensible aux bienfaits du paysage, en entretenant un dialogue fécond avec ses amis et en poursuivant lectures et rencontres publiques, c’est ce subtil et sinueux cheminement qu’elle nous invite à partager. L’obstination du perce-neige se place, en douceur, avec élégance, du côté de la vie. Depuis toujours, que ce soit dans ses poèmes, ses récits, ses carnets, Françoise Ascal a les mots chevillés au corps. C’est une question de respiration, d’équilibre. Elle leur fait confiance. Travaille, avance en leur compagnie. En gardant intacte en elle – et ce malgré les vents contraires – cette flamme créative qui l’habite et qui éclaire son parcours.

« 9 décembre 2017
Paysage de neige. Ciel dégagé, lumière tonique. Je poursuis la lecture passionnante de Billeter sur Tchouang-Tseu. La proximité qui se révèle avec Montaigne me réjouit. »

 Françoise Ascal : L’obstination du perce-neige, carnets 2012-2017, encres de Jérôme Vinçon, éditions Al Manar.

 

dimanche 12 août 2018

La Barque de l'aube

En retraçant pas à pas la vie et l’œuvre de Camille Corot (1796-1875), Françoise Ascal fait sortir de l’ombre un autre Camille, un de ses lointains ancêtres (le frère de sa grand-mère), mort au début de la Grande Guerre à l’âge de dix-neuf ans. Plus elle s’attache au peintre, évoquant ses voyages initiatiques en Italie avant de se pencher sur ses remarquables représentations des arbres, sur son attachement à l’image de la liseuse (visible dans nombre de ses tableaux), sur ses reprises incessantes de paysages (saisis d’abord sur des carnets puis repris en atelier), plus se dessine, en filigrane, la présence du jeune homme à la vie fauchée.

« Vous auriez pu arpenter les mêmes terres, longer les mêmes rivières, graver vos initiales sur les mêmes écorces de frêne. Vous cohabitez sous mon crâne sans égard pour le temps. »

Ces deux destins si différents s’entrelacent. Attirée par les rivières, par leurs eaux apparemment calmes, les ciels, les berges et les arbres qui s’y reflètent, Françoise Ascal retrouve chez Corot des paysages qui furent non seulement ceux de son enfance mais aussi ceux que fréquenta, durant sa courte existence, son ancêtre paysan.

« Rien ne justifie ces va-et-vient entre vos deux êtres, si ce n’est les mouvements de l’eau, les ruisseaux, les étangs, les barques qui traversent vos vies et la mienne, tissant un écheveau de sens caché, une écriture d’herbes et de nuages que je ne saurais déchiffrer mais qui ressemble à un appel. »
C’est cet appel – né de sa mémoire familiale et renforcé par l’attraction qu’exerce sur elle « les moments d’entre-deux » (tout particulièrement l’aurore et le crépuscule) peints par Corot – qui la guide. Pour y répondre, il lui faut s’appuyer sur le lent cheminement de celui qui consacra toute sa vie à son art, ne vendant sa première toile qu’après ses cinquante ans. Souvent « accusé de naïveté, de maladresse, de gaucherie, d’indécision », il fut toujours soutenu par Baudelaire qui trouvait que rien, chez lui, « n’est inutile, rien n’est à retrancher ». « M. Corot peint comme les grands maîtres », ajoutait-il. Elle s’adresse à lui, le tutoie, lui dit comment elle reçoit son œuvre, ce que cela lui apporte, ce que ses émotions et sa sensibilité y perçoivent, le réconfort qu’elle y trouve, la sagesse qu’elle y détecte et l’idée apaisante qui lui vient d’imaginer parfois l’autre Camille couché sous terre, à l’ombre d’un arbre et à proximité d’un cours d’eau, reposant dans un tableau du peintre. Où elle s’en irait bien, elle aussi, le moment venu, dormir.

« Bientôt je rejoindrais le pays de Camille, cela sentira l’herbe fraîchement coupée, la rivière fera entendre son roulis, les saules argentés bruisseront sur fond bleu, longuement je m’imprégnerai de ce paysage d’enfance encore épargné par les métamorphoses urbaines. Je serai une fois encore dans un Corot. Un Corot vivant. »

Françoise Ascal : La Barque de l’aube, préface de Charles Juliet, Arléa.

jeudi 22 mars 2018

La poésie aux Éditions Le Réalgar

Qu’un éditeur décide de créer une collection de poésie est chose assez rare pour ne pas s’en faire l’écho. Celle que Le Réalgar a initié s’appelle l’Orpiment. Elle a vu le jour à l’été 2016. Elle est dirigée par Lionel Bourg. Chaque titre met en relation un poète et un peintre. Leur association n’est jamais fortuite. Il existe entre eux des liens ténus et subtils qui apparaissent au fil des pages. Seul le premier titre de la collection, Et la mort comme reine, d’Olivier Deschizeaux, échappe à la règle. L’unique intervention extérieure est celle qui apparaît en couverture. Cela se comprend aisément. Le poème, le chant de Deschizeaux (auteur, par ailleurs, de cinq livres aux éditions Rougerie) est d’une extrême profondeur, né d’une douleur – et d’une perte – et ne peut être interrompu.

« Maman est comme la nuit, elle s’éteint doucement, lentement, sans un bruit, sans un cri entre ses quatre murs blancs, sans un regard, notre vie si brève s’en va, maman est loin, ses paupières sont du sable, de la poussière qui l’emporte sans promesse, sans un au-revoir, elle part, et moi / dans cet enfer / ce monde sans avenir / que vais-je devenir ? »

Entrer dans chacun des sept titres déjà publiés réserve autant de bonnes surprises. La découverte est au rendez-vous. Les voix que l’on y retrouve valent par leur différence, leur originalité, leur timbre précis. Ainsi Antoine Choplin qui, en parallèle à son œuvre de romancier (à La Fosse aux ours) prouve avec Tectoniques qu’il peut lire, interroger et ciseler à coups de textes brefs ce qu’il voit et ressent d’un paysage de montagne en perpétuel mouvement. Ainsi Françoise Ascal, attentive aux autres, à ceux et celles qui l’ont précédée et qui nourrissent sa mémoire. Elle poursuit, avec Entre chair et terre, son exploration d’un passé qui la relie intimement à un présent dans lequel elle essaie de détecter l’espoir fragile qui l’aidera à traverser l’ombre tenace.

La phrase errante d’Alain Roussel est, quant à elle, libre, lancinante et habitée. Elle se tient en légère apesanteur, devenant sinueuse à souhait tout en restant bien en phase avec l’imaginaire ébloui de celui qui a une grande aptitude à laisser voguer sa pensée. Il parvient à lui donner des impulsions propices au décollage immédiat, partant au quart de tour visiter des territoires qui croisent parfois ceux de sa mémoire, de ses lectures ou de ses rêves éveillés.

« L’horizon est déchiré d’éclairs, l’on dirait que la mer s’enflamme, que le ciel tout entier tombe dans le brasier, c’est dans ma bouche que cela brûle et j’attise le feu avec ma langue, la charnelle, la pulpeuse, fouillant les cendres, celles du vieux monde, et en moi une soudaine envie, saugrenue, de danser la carmagnole comme un sans-culotte de la poésie par ces temps d’apocalypse »

Avec Ce qui s’est passé, titre on ne peut plus explicite, Petr Král nous guide vers d’autres destinations. C’est dans les centres urbains qu’il nous emmène, au gré des retours sur soi et sur ceux qui lui sont – ou lui furent – proches. Il revient, pour ce faire, sur quelques unes de ses déambulations, dans les villes où il a vécu ou dans celles où il a simplement fait escale. À chaque fois, ce sont de frêles fragments de vie qu’il dessine. Avec en creux la présence de ceux qui ne sont plus. Les nombreux disparus qui l’accompagnent de Prague (où il habite désormais) à Paris où il a longtemps résidé.

Les deux récents livres parus dans la collection suscitent le même attrait que les précédents. Deux voix sûres et posées s’y font entendre. D’abord celle de Laurent Albarracin, qui continue de révéler la part secrète des choses, des astres, des fleurs, des insectes, des abeilles, des guêpes, des fruits, etc. Il les nomme, détecte leur sonorité, leur transparence et l’évidence poétique qui s’en dégage.

« À la rivière se voue la rivière
pour ses rives elle se dévoue
au chemin d’eau qu’elle emmène
parmi les feuilles, les libellules
dans une grande conquête de rien
elle se lance à ses pentes
elle fait le doux sacrifice de soi
qui la fait couler rivière. »

Le dernier ouvrage en date, Zones d’arpentage et d’abornement, est signé Lionel-Édouard Martin qui s’attache, comme dans ses précédents recueils, à donner consistance et épaisseur à sa langue. Il la travaille, la malaxe, l’assemble de façon étonnante, y fait entrer un terreau à forte texture végétale. Il pétrit ainsi une matière dense et suggestive, presque animale parfois, dans des textes en prose – pleins d’humus, de frottements de pierres, de froissements d’ailes, de rumeurs forestières – qu’il crée dans le secret de sa « boulange » de mots.

Collection l’Orpiment : Olivier Deschizeaux : Et la mort comme reine, Antoine Choplin : Tectoniques (dessins de Corinne Penin), Françoise Ascal : Entre chair et terre (peintures de Jean-Claude Terrier), Alain Roussel : La phrase errante (dessins de Sandra Sanseverino), Petr Král : Ce qui s’est passé (peintures de Vlasta Voskovec), Laurent Albarracin : À (peintures de Jean-Pierre Paraggio), Lionel-Édouard Martin : Zones d’arpentage et d’abornement (encres de Marc Bergère), éditions Le Réalgar.

vendredi 25 mars 2016

Des voix dans l'obscur

Elles viennent de loin ces voix détachées des êtres qui les portaient tout en continuant pourtant d’émettre, à destination des vivants, des messages (des plaintes, des cris, des souvenirs) qui lacèrent le présent. Elles empêchent celle qui ne cesse de les entendre de trouver ce calme auquel elle aspire.

« j’écris pour m’extraire de leurs songes
rejoindre les vivants »

Se faufilant dans l’invisible, semant des chapelets de mots entre les cailloux, sous la terre, dans l’eau des rivières, parfois même au fond du puits qu’est devenu – à force d’encaisser – un corps anéanti par ce trop-plein de paroles emmêlées, elles ne reconnaissent pas plus le jour que la nuit et parlent en continu.

« la solitude connais pas n’ai jamais connu même au fond de mon corps lorsqu’il ressemble à un puits
la solitude j’en rêve quelquefois
ce serait reposant »

Il faudrait, pour cela, que les morts (et porteurs de morts) payent leur dû au silence, qu’ils acceptent de vivre ailleurs, qu’ils cessent de tirer vers le bas – vers un passé révolu – ceux qui ont encore, pour un temps, les pieds sur terre. Et si c’est trop leur demander, et manifestement ça l’est, reste à trouver des subterfuges et à s’armer pour ne pas sombrer sous leurs incessants coups de boutoir. C’est ce que fait Françoise Ascal. Elle sait que ces voix qui la traversent appartiennent à des êtres qui lui étaient chers (« ce sont mes bourreaux / mes aimés ») et qu’elle ne pourra les faire taire. Elle peut, par contre, et c’est ce qu’elle met ici en place, détourner leur trajectoire initiale, couper la route terre-chair, se saisir du moment présent, se rapprocher du paysage qui bouge autour d’elle, tout en nuances et en variations, pour atténuer leurs effets et leurs incessants retours en arrière.

« loin de l’ocre éventré
loin des éclats métalliques abreuvant les sillons
loin des croix alignées blanches blanches à perte de vue »

Elle ouvre des brèches en elle. S’éprouve en quête de signes, de sons, de sens. Note d’infimes bruissements de vie. Trouve et assemble des mots simples. Eux aussi viennent de loin. Mais à la différence des voix, ils sont capables de créer un équilibre fragile entre un corps douloureux et une pensée qui aimerait s’apaiser, en un siècle qui (elle le répète régulièrement) ne s’y prête guère.
« peut-être est-ce mon corps troué que je cherche à rejoindre dans la moindre faille »


Françoise Ascal : Des voix dans l’obscur, dessins de Gérard Titus-Carmel, éditions Aencrages.
Une présentation et un extrait de ce livre ainsi qu’un entretien entre Françoise Ascal et Dominique Dussidour figurent, sur "remue.net", dans le Cahier revue du mois de décembre. C’est à lire ici.

Un autre ouvrage de Françoise Ascal, Le fil de l’oubli, précédé de Noir Racine, publié une première fois par les éditions Calligrammes en 1998, vient d’être réédité (accompagné de monotypes de Marie Alloy) aux éditions Al Manar.

Vient également de paraître : Un bleu d'octobre, éditions Apogée.


mercredi 30 avril 2014

Lignées

L’étroite relation qui se noue, sans qu’on y prenne garde, entre le paysage de nos origines et notre corps, ce qui en lui court, vibre, se tend, se détend (d’eau, de sang, de nerfs et de chair vivante) au contact du dehors, est au cœur des Lignées de Françoise Ascal. Elle touche aux liens secrets qui se sont tissés, au fil du temps, entre elle et ce monde végétal et minéral qu’elle interroge en particulier, y trouvant des éléments de réponse qui vont du territoire initial au corps en tamponnant au passage la pensée. Une odeur, un froissement de branche, une flaque sale peuvent raviver sa mémoire et celle de ceux qui l’ont précédée. Ce qui revient en surface est souvent fragile et douloureux.

« Une prairie me monte à la gorge. Entre les herbes, je m’obstine. Cherche les grains d’ambre de leurs chapelets. Trouve quelques sanglots rouillés. Pas de maris fils frères amants. Tous avalés par l’horizon un premier août 1914 aux environs de 16 heures. »

Il n’y a évidemment rien de bucolique dans ce parcours où « les morts à foison » affûtent parfois la faux qui les a emportés en demandant aux vivants d’y fixer durant quelques secondes leur visage.

« Visages d’argile commune. Regards qu’on pourrait croire uniques. Vous-mêmes, sentez-vous parfois votre crâne devenir un lieu de traverse, un corridor ouvert à tous vents, un hall fourmillant, tandis que vos pas sur le sol ne laissent aucune trace, votre chair aucune ombre ? »

Le côté éphémère de toute présence au monde incite à s’immiscer avec ardeur et intensité entre un passé qu’il faut bien porter en soi et un avenir incertain. C’est en prenant appui sur les mots, et en les serrant au plus près de ses sensations physiques, que Françoise Ascal conçoit ce long cheminement intérieur. Elle ne peut le mener sans se frotter à l’extérieur, au grand dehors, à ces mouvements d’air et de lumière, à ce « bleu perdu » que lacèrent les cris des geais.

« Je ferme les yeux et laisse le mot venir, le mot qui bouge sous ma plante de pied, le mot que je froisse à chaque pas mais qui se redresse toujours, graminée têtue, chiendent de consolation. »

Les mots qui viennent à elle ont souvent à voir avec l’eau, la source, le puits, les rivières.

« Eau pure, eau lustrale, fonts baptismaux. Lâcher les eaux, perdre les eaux. Naissance. Flux. Grandes orgues. »

Lignées d’eau, de terre, de lichens, de sang ou d’herbes folles. Qu’elle resserre, qui coulent en elle, tiennent dans une paume, dans un livre. Où la présence des dessins de Gérard Titus-Carmel (auteur du récent Ressac chez Obsidiane) détournent et griffent, eux aussi, « le noir incertain des ombres mêlées ».

Françoise Ascal : Lignées, dessins de Gérard Titus-Carmel, collection Ecri(peind)re, éditions Aencrages.

Le prix Louis Guillaume 2014 a été décerné à Françoise Ascal pour cet ouvrage. Elle vient, par ailleurs, de publier Levée des ombres (avec des photographies de Philippe Bertin) aux éditions Atelier BAIE. Textes et photos disent les destins, les plaintes et les secrets qui hantent encore l'ancienne abbaye d'Aniane, dans l'Hérault, où furent enfermés de nombreux enfants délinquants ou simplement vagabonds.



mercredi 28 décembre 2011

Mille étangs

Philippe Marchal a créé la revue Travers en 1979. De nombreux auteurs y ont été publiés. D’abord dans des ensembles thématiques assez vastes (pour y inclure la route, la nuit, le café, le grand large ou la forêt) ou dans des numéros plus particulièrement dédiés à un écrivain (l'un des derniers en date était consacré à Jean Vodaine).

De temps à autre, Philippe Marchal (qui construit chaque livraison patiemment, à la maison, choisissant les caractères typographiques, le papier, les couleurs, les formats) met en route un numéro d’une série baptisée Voix multiples. Il demande alors à deux protagonistes de travailler ensemble sur un projet. Mille étangs, textes de Françoise Ascal et images de Philippe Aubry est né ainsi. Dans une proximité géographique, en Haute-Saône, quelque part entre Fougerolles, Corravillers, Servance et Melisey, au hasard d’un « paysage fait de creux et de bosses » que l’un et l’autre sillonnent en parfaite connivence.

Françoise Ascal - son récit, Un automne sur la colline (éd. Apogée) avait déjà pour décor un lieu proche, la chapelle de Le Corbusier à Ronchamps - ancre sa mémoire sur ce plateau qu’elle connait bien.

« Immobile, narines ouvertes, tu absorbes ce qui monte du sol instable, une odeur de croupi délicieuse, musquée, poivrée par quelques tiges de menthe écrasée, une odeur de champignons décomposés, de bois pourrissant, d’insectes en fuite laissant un sillage répulsif sur une feuille de populage large comme ta main, tu sens les arômes secrets de ton corps, tu as conscience de tes cuisses, de tes genoux ouverts pointés vers le ciel, ton dos se courbe un peu plus vers la terre et l’eau, ou vers ton ventre, comme si tu voulais t’enrouler sur toi-même pour mieux rejoindre le premier étage du mystère, celui qu’habitent les vairons aux yeux de groseilles, les têtards infatigables en grappes de raisins noirs, les carpes lascives, les poissons-chats aux moustaches frémissantes... »

Elle se laisse guider par les sensations, touche le paysage dans ce qu’il a de plus indicible, de plus secret, de plus impalpable aussi.

« Deux cent vingt kilomètres carrés de terre ingrate. Huit cent cinquante étangs, peut-être plus. Des hectares de marécages, de fondrières, de landes incultes. Sur la carte, un rectangle oublié des routes impérieuses. »

C’est là, dans ces interstices, loin des « itinéraires fléchés », qu’elle nous donne rendez-vous. Accompagnée par les longues bandes lumineuses, faites d’eau, d’herbes et de branchages hirsutes que Philippe Aubry - délaissant momentanément ses grands formats - a su saisir lors de ses balades au coeur du pays austère.

La revue Travers est éditée à 500 exemplaires. Sa parution est volontairement... traversière. Il faut du temps pour concocter et fabriquer un tel objet. C’est le quatrième Voix Multiples conçu par Philippe Marchal. Le précédent, constitué des fac-similés de lettres du poète et ancien facteur Jules Mougin à son ami Claude Billon, lui-même facteur et poète, avait pour titre 1912 : toutes les boîtes aux lettres sont peintes en bleu. Disponible, comme Mille étangs, au 10 rue des jardins - 70220 Fougerolles.

Françoise Ascal et Philippe Aubry : Mille étangs, revue Travers, collection Voix multiples.