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jeudi 29 février 2024

En aveugle

Revoici Eugene Marten. Après le très déstabilisant et non moins remarquable Ordure, En aveugle – qui fut le premier roman publié en 2003 aux U.S.A. par l’écrivain – s’intéresse à nouveau aux parcours des hommes et des femmes qu’une Amérique contemporaine mal en point a tendance à rendre invisibles. Là-bas, comme ailleurs, les déshérités enchaînent les galères. Difficile de trouver sa place, aussi précaire soit-elle, et plus encore quand l’on revient, à peine sorti de prison, après six ans d’absence, dans une ville que l’on ne reconnaît plus. C’est la situation que doit affronter l’anti-héros taciturne et solitaire dont on suit ici la lente (et zigzagante) reconstruction psychologique et sociale.

Il n’a plus rien et espère une seconde chance. Dans la chaleur poisseuse de l’été, il finit par trouver refuge dans un hôtel miteux aux chambres infestées de cafards. Ce n’est pas une cellule mais si ça y ressemble un peu. Il lui faut en sortir, dénicher un travail au plus vite. Son salut viendra de deux frères syriens, spécialisés dans les clés et serrures, qui l’embauchent. Le salaire est bas mais il n’a guère le choix et aucune expérience.

« Parmi les gens qui venaient sans rien acheter, il y en avait qui s’appelaient Bashir, Tariq, Fuad, Ayman. Ils remplissaient la boutique de leurs "Salaam", de leur après-rasage ordinaire, leurs cheveux et leurs yeux sombres. Leurs cartes de visite. »

Il apprend les rudiments du métier, observe, prend ses marques et retrouve un semblant de vie sociale au contact des clients qu’il reçoit ou qu’il va dépanner à domicile ou dans la rue (quand il s’agit d’une clé de voiture égarée ou oubliée à l’intérieur du véhicule). Leurs portraits, brossés avec tact par Eugene Marten, forme une impressionnante galerie. Tous cherchent la clé perdue. C’est également le cas du narrateur.

Marten déplie lentement son histoire. La personnalité de l’homme qu’il met en scène est complexe. Elle s’éclaire au fil des chapitres. Passé et présent s’entremêlent de façon volontairement elliptique, laissant toute latitude au lecteur pour reconstituer le puzzle. L’écrivain excelle dans l’éparpillement des pièces. Ici, la prison et sa rude réalité, là, la clinique où est maintenue en vie une femme inconsciente, là-bas, l’accident (dû à un excès d’alcool) sans lequel il n’y aurait eu ni prison ni hôpital. C’est avec ce passé douloureux, où il y eut perte de contrôle, choc violent et mort, que doit composer le narrateur. La métaphore de la clé s’avère d’autant plus symbolique qu’il est dans l’obligation d’en fabriquer une à sa mesure, s’il veut échapper à sa prison mentale.

« Rien qu’une fine tige de métal, pas plus longue que le doigt. »

En aveugle est un roman ample et savamment architecturé. Un roman social où la violence, qui survient par à-coups, voit ceux qui souffrent s’en prendre à leurs congénères. Le texte, dense et minutieux, avec ses non-dits, ses descriptions brèves et ses dialogues qui s’entrecroisent, ses salvatrices pointes d’humour, sa noirceur qui parfois s’écaille, son ancrage dans l’urbanité, est porté par une écriture d’une grande virtuosité. Eugene Marten est un orfèvre en la matière. Pointilleux, il ne laisse rien au hasard. Pas même les subtilités et le lexique inhérents à la serrurerie.
Le personnage qu’il façonne à sa main n’a nul besoin de posséder un nom et un prénom pour exister. Il est bien présent. Le lecteur saisit sa personnalité et le suit au quotidien en le regardant se mouvoir, s’en vouloir, se colleter aux autres et se battre pour sortir de son enfermement psychologique.

 Eugene Marten : En aveugle, roman traduit de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Vanderhaeghe, Quidam éditeur.

 

lundi 14 février 2022

Ordure

Il est des livres qui frappent fort et qui n’ont pas besoin d’être long pour marquer leur territoire. Celui-ci en fait partie, qui décoche crochets et uppercuts en une succession de tableaux précis, minimalistes, sans affect. C’est un diamant noir qui brille dès que vient la nuit, dès que Sloper, agent d’entretien au service d’un grand immeuble, commence à circuler dans les étages en poussant son chariot. L’homme est robuste et solitaire. Il vide les poubelles remplies de déchets de toutes sortes, y récupère parfois un sandwich ou un bout de pizza, nettoie, récure, efface les taches, remet de l’ordre dans les bureaux déserts avant d’aller déverser le produit de sa collecte dans les bennes à ordures. Il s’arrête de temps à autre, s’égare dans ses automatismes, peut s’emparer d’une paire de bas abandonnés et s’exciter avec ou se masturber dans les chaussures que la jeune femme du 23ième (qui est sympa avec lui) a laissées sous son bureau, puis les nettoyer avec « de la mousse anti-bactéries » et poursuivre son labeur en promenant son ombre inquiétante dans les couloirs.

« Après la collecte des déchets, Sloper passait le balai et la serpillière dans le local à poubelles. Il balayait en faisant des petits ronds sur le sol, le tas de poussière et de débris au milieu de la pièce se faisant plus étroit à mesure qu’il s’élevait, tandis que Sloper tournait autour en spirale. Il lavait le sol en y dessinant des huit, changeant l’eau une fois seulement. »

Travail invisible, effectué par un homme qui l’est aussi. Il vit chez sa mère, qu’il ne voit jamais, lui logeant à la cave et elle au dessus. Ils ne communiquent que par le vide-ordure. Il l’entend gueuler dedans ou taper au plafond. Ces sautes d’humeur lui glissent dessus. Avant il travaillait à la morgue. Aujourd’hui, il ne côtoie que les sans-abris qui dorment sous les voitures et les mal en vie, petits durs ou éclopés qui vivotent dans le quartier, telle cette vieille femme impotente, qui ne quitte pas son fauteuil roulant, ne s’exprimant que par bips électroniques, sur laquelle veille une aide-soignante, et dont il se sent plutôt proche.

« Sloper poussait la femme dans son fauteuil autour de la fontaine ; seules quelques gouttes d’eau les effleuraient. Elle émit un seul bip, puis un seul bip, puis un seul bip. Elle devait avoir envie de se faire arroser et Sloper la poussa pour lui faire traverser le voile tombant de part et d’autre. Elle continuait de biper. »

La vie de Sloper est méthodique et routinière. Il évacue les déchets, aspire la poussière, ne rencontre personne ou presque dans les étages, ne parle pas, ne se prend pas la tête. Caché dans l’un des angles morts de la société, il traîne derrière lui une sorte de torpeur qui ne semble pas le déranger. Tout se détraque pourtant un soir quand, essayant d’extraire un sac qui bloquait l’ouverture du vide-ordure, il découvre à l’intérieur le corps d’une jeune morte, en l’occurrence celui de la femme du 23ième..

« Le plastique se déchira et des ordures se répandirent sur le sol. Comme pour le punir, quelqu’un lui donna un coup au visage. Il lâcha le sac et fit un pas en arrière, sa vision brouillée. Lorsqu’il retrouva la vue, il distingua un bras pâle qui sortait par l’ouverture carrée – qui ne le frappait plus, qui ne faisait plus rien. »

La suite est plutôt terrifiante. Sloper est un homme imprévisible et hors-sol. Ce qu’il trouve lui appartient. Et le portrait qu’en fait Eugene Marten, qui va loin, très loin dans l’enchaînement des faits et dans leur description clinique, est implacable. C’est là la force de son texte. Il ne juge pas Sloper mais il le suit à la trace, saisit la mécanique qui gouverne ce monstre froid en ses basses œuvres, sans entrer dans ses pensées, ne montrant que ses gestes, ses instincts, ses pulsions. Le lecteur, happé par l’écriture elliptique de l’écrivain et par la distance qu’il maintient constamment vis-à-vis de son personnage, est pris dans un engrenage glaçant, tout au long, et jusqu’au bout, d’une fiction déstabilisante.

 Eugene Marten : Ordure, traduit de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Vanderhaeghe, préface de Brian Evenson, Quidam éditeur.

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