lundi 26 août 2019

Comme une promesse abandonnée

« On ne possède rien, jamais, / qu’un peu de temps ». Choisir d’ouvrir son livre avec cette citation de Guillevic n’a rien d’anodin. C’est ce que l’on met dans ce « peu de temps », sachant qu’on ne maîtrise pas grand chose, et ce qui reste au bout du compte, de bon ou de négatif, qu’interroge Mireille Fargier-Caruso. Elle le fait avec humilité et inquiétude. Le monde meilleur qu’elle (comme tant d’autres) espérait voir venir a bel et bien laissé place à un autre, tout aussi dur que ceux qui l’ont précédé. Le constater ne veut pas dire qu’elle baisse les bras.

« Malgré les gestes ankylosés
les balafres
le noir
la boue
ne pas toucher le fond »

Elle garde les idées claires et l’esprit ouvert à ce qui, au détour d’un regard, d’un paysage, d’une information, d’une rencontre, d’un rappel de mémoire, peut faire naître le poème. Le désir de goûter pleinement tout instant donné (ou gagné) qui surgit à l’improviste devient un réflexe vital. Elle s’y appuie. S’attache à garder intacts des moments fondateurs, des faits précis, dont certains liés à l’enfance, qui résistent au temps et aident à mieux vivre au présent. Les années passant, s’empilant, elle sent que le corps s’érode lui aussi. Pas assez cependant pour entamer son énergie. Celle-ci est un précieux antidote au désarroi.

« il nous faut vivre avec ses failles
chercher dans nos voyages des indices
pour avoir raison d’espérer »

Si Mireille Fargier-Caruso essaie de ne pas se laisser submerger par le réel, elle n’en reste pas moins effarée par l’inhumain qui gagne. Elle le dit avec ses mots. Avec précision et sans emphase. Elle sait qu’ils ne suffisent pas et qu’il y a sans doute de l’impuissance a, simplement, constater. Mais noter, dénoncer, poser des textes qui s’ouvrent et questionnent les sens en assurant que rien n’est inéluctable (« l’espoir rebondit toujours ») est aussi une façon de résister.

Mireille Fargier-Caruso : Comme une promesse abandonnée, éditions Bruno Doucey.

mercredi 14 août 2019

Le nuage et la valse

Le nuage et la valse, le grand livre du journaliste et écrivain tchèque Ferdinand Peroutka (1895-1978), publié en 1976 à Toronto, est enfin traduit en français. On peut se demander, après lecture, comment un texte d’une telle ampleur, a pu rester aussi longtemps hors de portée des éditeurs hexagonaux.

L’histoire débute à Prague, dans la soirée du mercredi 14 mars 1939. Des gens aisés ont l’habitude de se retrouver au restaurant Le Baroque. Il y a là les banquiers Karel Novotny et Arnold Kraus, les époux Mautner, le docteur Pokorny et sa femme. Ils jouent au bridge dans une ambiance agréable tandis que dehors souffle un vent violent. Ce vent, qui ne cesse de s’amplifier au fil des heures, les obligeant à rentrer chez eux sous la neige, n’est rien à côté de ce qu’ils vont très bientôt devoir subir. Ils ne l’apprendront que le lendemain au réveil. Durant la nuit, les allemands ont envahi le pays et pris possession de la ville de Prague.

« Un tank gris s’avançait vers leur rue. Déjà ? Un moment, le tank fut tout seul. Puis il y eut beaucoup de tanks, ils passaient dans les flaques d’eau, écrasaient les tas de neige. Dans la tourelle de chaque tank, un officier debout, bien droit, regardait devant lui. »

Novotny, qui s’apprêtait à partir en vacances à la montagne avec sa fiancée, range ses skis et se rend à la banque pour savoir quoi faire. Le directeur leur dit que la monnaie reste forte et qu’il n’y a rien à craindre mais ce n’est pas cela qui les préoccupe. Tous sont inquiets, notamment Kohn, qui est juif, et Kraus qui, s’étant fait baptisé et étant marié à une blonde catholique, pense ne plus l’être mais sans en être vraiment sûr. Le docteur Pokorny est, quand à lui, appelé en urgence par la voisine du dessus dont le mari, cardiaque, vient de mourir dans sa baignoire en captant la nouvelle à la radio. Plus tard, les joueurs de cartes apprendront que les époux Mautner se sont suicidés peu avant l’aube.

Les jours et les mois qui suivent sont semblables à ceux que vivent tous les habitants des pays occupés. Le drapeau nazi flotte partout. Tout le monde doit le saluer. Les soldats patrouillent. Hitler se fait photographier au Château. Les arrestations se multiplient. Novotny, autour duquel se tisse le roman, n’est pas épargné. Il n’a rien fait mais il a la malchance d’avoir un homonyme qui est militant communiste. On l’emmène dans une prison de banlieue. Persuadé que la méprise sera vite découverte, il décide de pas faire de vagues. Quelques jours plus tard, on le fait monter dans un train. Puis dans un autre, cette fois non muni de banquettes pour s’asseoir, qui le conduit, avec des centaines d’autres, dans un camp de concentration où il restera jusqu’à la fin de la guerre.

Ferdinand Peroutka s’immerge dans le conflit à la manière d’un journaliste. Il s’en tient aux faits tout en multipliant les angles de vue. Il ne s’attache pas uniquement au détenu Novotny. Il déplace son regard. S’intéresse à de nombreux personnages. D’abord dans le microcosme des camps où il parvient à rendre perceptible l’existence des uns et des autres. Il s’arrête sur les discussions, les silences, les corps malades, les coups, les morts, les brimades, les atrocités et les petites lâchetés ordinaires. Il opère comme s’il tenait une caméra à l’épaule. Il bouge dans le temps et dans l’espace. Dit ce qui se passe à Prague (où la vie continue, sans Kraus et Kohn, aux aussi raflés par la Gestapo) mais également sur le front de l’Est, à Berlin, à Londres ou même dans le nid d’aigle d’Hitler. Ce qu’il donne à lire, en une vaste et terrible fresque, c’est la guerre vécue du dedans, jour après jour. Il le fait en posant son texte, en ciselant les dialogues qui l’enrichissent, en ne lâchant aucun des protagonistes qui apparaissent ou disparaissent au fil du roman. Il les présente tels qu’ils sont. La plupart vont mourir. Ce ne sont pas des héros mais simplement des hommes et des femmes qui cherchent à sauver leur peau, et pour certains leur honneur.

Peroutka ne juge pas. Il a conscience que la faiblesse est inhérente à la nature humaine. Persécuté par le régime nazi en raison de ses convictions démocratiques, il a lui-même été déporté à Dachau puis à Buckenwald. Le nuage et la valse s’appuie sur les journaux qu’il a tenu pendant sa détention, de 1939 à 1945. L’ensemble (une somme de 570 pages) est constitué de quatre livres qui vont des débuts de la guerre à la débâcle allemande.

« Les écrivains parleront de cette époque pendant des décennies. Ils ne sauront pas tout. Ils découvriront beaucoup de choses grâce à des photographies, mais il leur manquera les détails. Ils ne sauront pas qu’un coq a chanté au moment où un homme vivait ses derniers instants. »

Le texte est habité par une tension extrême. Soutenue par un rythme d’une incroyable fluidité, dû au style percutant adopté par Ferdinand Peroutka, elle ne se relâche jamais. Vaclav Havel considérait Le nuage et la valse comme l’un des plus importants des romans tchèques. Il s’ouvre, en réalité, bien au-delà des frontières de ce pays. C’est un livre majeur. Qui plonge dans la grande histoire en suivant le quotidien de ceux qui furent, d’une façon ou d’une autre, pendant et après la guerre, dans tous les pays d’Europe et même au-delà, les victimes du nazisme.

Ferdinand Peroutka : Le nuage et la valse, présenté et traduit du tchèque par Hélène Belletto-Sussel, éditions La Contre Allée.

vendredi 2 août 2019

Voguer

Chacune des cinq séquences qui composent ce livre s’ouvre par une prière adressée à un personnage dont le prénom apparaît en titre. Les deux premières évocations – celles de Venus Xtravaganza, « fille de la maison Xtravaganza, retrouvée morte dans sa chambre d’hôtel en 1988 » et de Pepper LaBeija, « mère de la maison LaBeija, décédé au Roosevelt Hospital de Manhattan en 2003 », permettent de comprendre ce que le terme « Voguer » exprime ici.

Il fait référence au "Voguing", (la vogue), danse née sous forme de compétitions, en suivant le principe des défilés de mode, chacun/chacune représentant sa maison, dans les bals gays et trans-sexuels organisés par la communauté LGBT afro-américaine et latino à New York dans les années 1980. La caméra de la documentariste Jennie Levingston a capté quelques uns de ces bals pour Paris is burning, film où l’on retrouve Venus Xtravaganza et Pepper LaBeija, qui furent deux des figures emblématiques du mouvement.

Marie de Quatrebarbes a choisi de les célébrer en leur dédiant des pages où se mêlent poèmes et récits et en leur donnant la parole par delà leur disparition. Tous les personnages, les deux premiers comme les autres, à savoir Thérèse, « le garçon disparu à l’angle de l’avenue Pasteur et de la rue Magellan, un soir d’août 2017 », l’amant de Ninetto (Pasolini), assassiné sur la plage d’Ostie en novembre 1975 et Heinrich, en qui l’on reconnaît le poète et dramaturge allemand Kleist, furent des étoiles filantes. Leurs ailes ébréchées les ont portés tant bien que mal. Il en va de même pour leur corps. Tous sont morts prématurément, souvent de façon violente, laissant derrière eux des traces de lumière toujours perceptibles. Ce sont celles-ci que Marie de Quatrebarbes explore en s’aventurant avec tact dans les sinuosités de ces vies menées avec la détermination que possèdent tous ceux et celles qui ne peuvent avancer qu’en faisant coïncider leur corps et leur être intime.

« Je crois que la partie de ma vie qui était la plus secrète, un ruban de peau chiffonné, une citadelle, un cerveau, est à présent refermée

Je ne sens plus cette épine que je portais dans ma chair et qui me faisait pleurer »

Ces vies ont été menées avec vivacité et grande intensité. Elles donnent à voir des corps en mouvement, des corps mus par des pensées, des désirs, des envies de création et de liberté qui ne peuvent s’exprimer qu’en brisant les cadenas qui les ceinturent. Les scellés ont parfois été posées dès la naissance et les faire sauter n’était possible qu’en adoptant une démarche radicale. Afin de pouvoir se glisser dans les failles ainsi ouvertes.

« Ce n’est pas arrivé en un jour, il a fallu pousser lentement, doublement, comme des rameaux se rejoignent au-dessus d’une tombe ou d’un lit, mais il n’est pas indispensable de se sentir extraordinaire pour survivre »

Tous ces parcours, en ce qu’ils ont de plus secret, sont construits avec sensibilité et empathie. Marie de Quatrebarbes n’oublie pas d’évoquer les liens ténus qui relient ces êtres au monde qui les entoure. Non pas à celui qui génère la violence (celui-là, ils l’affrontent en permanence) mais à l’autre, celui qui les aide à se situer dans un environnement (végétal, minéral et animal) plus apaisant. C’est un cheminement existentiel qui s’avère essentiel. Il va de pair avec la plénitude du corps qui se libère de ses entraves.
« Je voudrais me déplacer sur un char tirés par des moineaux fornicateurs, dans la prairie, je voudrais être cette petite fille blanche, riche et gâtée »

 Marie de Quatrebarbes : Voguer, éditions POL