lundi 25 septembre 2017

L'os quotidien

Si L’os quotidien reste le dernier ouvrage publié de Gaston Criel, il est également celui qui offre une porte d’entrée idéale pour pénétrer dans l’œuvre de cet écrivain encore trop peu connu. Il faut dire que le poète, qui édita ses premiers textes avant-guerre, ne s’est jamais vraiment soucié de notoriété. Essayer de joindre les deux bouts, vivre au jour le jour en multipliant les petits boulots – ou survivre quand il se retrouva prisonnier en Allemagne entre 1940 et 1945 – lui suffisait amplement.

« On m’envoya au camp. J’étais perché au troisième d’une rangée de châlits, longue de cinquante mètres. Dans ces alvéoles, nous dormions à même le bois afin d’éviter la vermine qui ne nous évitait pas. »

C’est Robert Reynaud, son alter-ego, qu’il met ici en scène et qui raconte ce que fut sa vie durant un peu plus d’une décennie, de 1939 (date de sa mobilisation) jusqu’au début des années 50. Il revient grâce à lui, en mêlant étroitement fiction et autobiographie, sur quelques uns des faits qui marquèrent son parcours.

« Le train annonce le départ. Par grappes les hommes se pressent aux portières criant leurs adieux tandis que le convoi démarre lentement. »

La bande de novices un rien insouciants (« Hitler nous fait rire ! ») qui part vers le front va vite déchanter et devoir faire face à une réalité implacable. Robert et les autres sont rapidement faits prisonniers puis envoyés en camp de travail. Gaston Criel décrit le quotidien au stalag avec le tranchant qui le caractérise. Il y mêle rage et insolence, pointe la noirceur de l’âme humaine mais aussi la solidarité qui peut naître à l’improviste dans des situations extrêmes. Son texte est un flux d’une vivacité et d’une vitalité étonnantes. Il voit et perçoit tout. N’a pas besoin de grandes phrases pour le dire.

« La radio annonçait le débarquement. D’aucuns se voyaient déjà partis. C’était sans compter la ténacité outre-Rhin. Les Allemands se firent menaçants. Brisant les bons rapports, ils multiplièrent les rassemblements dans la neige, des heures durant... Il neigeait toujours mais l’aigle ne baissait pas la tête. La croix gammée hurlait sous la neige qui redoublait. »

Après un long, périlleux et, parfois, douloureux voyage retour, il découvre le Paris d’après-guerre, et tout particulièrement celui de Saint-Germain-des-Prés qui n’aura bientôt plus de secrets pour lui. Il multiplie les petits boulots et les aventures amoureuses jusqu’à ce que la paternité (« hasard d’un sperme égaré en zone dangereuse », note-t-il) vienne secouer sa vie de dilettante mélancolique, rebelle et solitaire. C’est un autre pan – et pas le plus reluisant – de la personnalité de Robert Reynaud qui apparaît alors. Criel n’épargne pas son personnage. Il le met en mauvaise posture. Le montre en train de se dérober, de s’esquiver, de longer les murs, de tenter de survivre en ne se déparant jamais de ce sourire un peu goguenard qui l’aide à se moquer de lui-même.

Gaston Criel (né en 1913 et décédé en 1990) a rencontré durant cette période de nombreuses personnalités connues. Il fut proche de Sartre (qui lui louait une chambre), de Prévert, de Vian, de Cocteau (dont il fut l’assistant sur le tournage de La Belle et la Bête et qui préfaça son livre Swing), de Gide (qui l’embaucha comme secrétaire), de Picabia, d’Eluard (qui, dès 1938, fit un accueil chaleureux à son premier recueil de poèmes), de Paulhan et de bien d’autres. Il connaît les lieux, les hommes et les nuits de ce quartier dont il parle. Celui-ci vibrait au son du jazz qui n’aura cessé de l’envoûter, qu’il vénérait et qui est présent jusque dans le tempo et les variations de son écriture. Ce sont ces années-là qui façonnent son œuvre littéraire. L’os quotidien en est la parfaite illustration.

Gaston Criel : L’os quotidien, Les éditions du Sonneur.

dimanche 17 septembre 2017

Petit traité du noir sans motocyclette

Il fait si noir dans ses alentours qu’il se demande s’il n’est pas tout simplement mort. Qui plus est d’un coup de lame bien effilée dans sa chair. Il se rappelle vaguement du manche. Mais s’il s’en souvient, c’est qu’il ne s’est pas tout à fait absenté du monde. Et ce d’autant que d’autres souvenirs reviennent. Qui ont trait à l’enfance. À « l’épicerie mercerie bureau de tabac journaux » que tenait le grand-père. Aux doigts jaunis de celui-ci. Aux sucettes « Pierrot Gourmand » qu’il lui offrait. Reste ce noir obsédant. Extinction totale des feux. Qui signifie que s’il n’est pas encore mort, il est tout au moins déjà agonisant.

« sombre.
il fait sombre, très, dans mes alentours
alentours potentiels puisqu’en réalité je n’y vois rien. Ne
fais que deviner. Ce qu’il y a. dans les dits alentours. »

Sa diction s’en trouve saccadée. Mais sa réflexion reste posée. Le pré-mortem que Roger Lahu met ici en scène ne s’affole pas. Le réconfort lui vient de ce passé qui semble vouloir revivre, par séquences brèves, sur cet écran très noir qui ne diffuse ses images qu’en intérieur absolu.

« c’est long mais on s’habitue finalement.
ce noir tout
ce noir
ça fait écran. »

Partant de cette situation, pour le moins inconfortable, d’un mort qui se demande s’il l’est vraiment, et qui parvient peu à peu à détecter des indices qui se contredisent les uns les autres, Roger Lahu concocte un subtil traité du noir. Il tourne autour de la couleur fondamentale. Coincé dans ce sas qui lui fait penser à une « salle d’art et décès », le narrateur ne peut s’empêcher de tuer le temps en pensant aux bienfaits de cet entre-deux qui a des allures de clap de fin.

« parfois il semble que le noir pourrait s’écailler, se fendiller,
s’ouvrir, bailler,
comme une huître
et dedans il y aurait une énorme perle
une perle d’un noir si profond si parfait si absolu
qu’on aurait l’impression qu’elle avait – au terme de quelle alchimie de mille ans ? -
concentré en elle toute la lumière du monde.

ça éblouirait »

Ce serait donc peut-être cela la fameuse petite lumière dont parlent ceux qui reviennent d’une agonie ratée ? Lui, en tout cas, ne voit rien venir. Ce qui lui permet de poursuivre sa longue aventure dans l’outre-noir en se repassant un titre de Johnny h ou en écoutant Patti Smith chanter Because the night avec en arrière-plan un type en motocyclette qui disparaît à toute allure sur un invisible ruban de bitume.

« on dirait que le héros tout de cuir vêtu
botté de noir aussi (marlon negro ?)
il chevaucherait une moto noire de grosse cylindrée
et il filerait filerait filerait
sur une route toute noire »

Roger Lahu : Petit traité du noir sans motocyclette (sauf une in extremis), préface de Daniel Fano, éditions Les carnets du Dessert de Lune.

vendredi 8 septembre 2017

Watching the river flow

Il a 15, 16, 17 ans. Se laisse porter par le bus qui cahote de Saint-Chamond à Saint-Étienne. Rêve, les yeux grands ouverts et la joue contre la vitre, à ces points d’appui qu’il a découverts depuis peu, à ces poèmes, ces fulgurances concoctées par de jeunes dynamiteurs de langues venus du hameau de Roche dans les Ardennes ou de la ville industrielle de Paterson en Amérique. Il sait que ceux-là (ce Rimbaud, ce Ginsberg) ont assez d’envergure pour l’aider à s’éjecter d’un univers familial dont la routine et la désespérance le plombent.

« Maman tremblait. Abattue. Furieuse.
Daniel, mon aîné, souriait dans le cadre barré de crêpe qui se détachait sur le papier peint du vestibule, une photo diaphane rehaussant sa blondeur et celle d’André, le cadet, sous un verre où mourait la lumière de la salle-à-manger. Penaud dans mon coin, je me ratatinais. M’étiolais. »

Il sait que ces types qui tordent à leur façon le cou du vieux monde des années 1870 ou 1950, qui hurlent, qui assènent des coups rudes à une poésie trop sage, qui se rebellent, inventent, vitupèrent, invectivent, ne sont pas seuls. Ils ne représentent que la partie visible de l’iceberg. D’où ne peuvent que jaillir, tête froide et sang chaud, beaucoup d’autres. Qui leur ressemblent. Et qui vont l’aider à donner de tonitruants coups de pieds dans ces portes qu’il lui faut ouvrir pour libérer le vent de révolte qui ne cesse de monter en lui.

Parmi eux, sortant du lot, découvert grâce au transistor puis aux 45 tours, il y a ce chanteur ébouriffé à la voix éraillée, un dénommé Robert Zimmerman, né à Duluth, Minnesota, le 24 mai 1941, qui traîne du côté de Greenwich village, qui a débuté au café Wha ?, qui a joué en première partie d’un concert de John Lee Hooker, qui donne voix aux exclus, aux délaissés, aux déclassés, aux révoltés, aux noirs, aux invisibles. Il susurre des textes âpres, taillés au couteau, et des blues lancinants ou énervés. Il s’accompagne à la guitare et à l’harmonica et n’a pas peur de se montrer frondeur et provocateur.

« Il l’avait assez crié, murmuré, miaulé sur les toits et dans les basements, empruntant aux récits bibliques ou à Woody Guthrie, à Melville comme à Kerouac, et à Ginsberg, au Dylan Thomas auquel il devait son pseudonyme, les paraboles et les tournures métaphoriques dont il truffait d’interminables refrains psalmodiés d’une voix râpeuse ou nasillarde. »

Celui que Lionel Bourg suit à la trace, expliquant en quoi de nombreux morceaux créés et interprétés par Dylan lui furent essentiels, le rassurant parfois dans les très bas de son toboggan de vie, a assez de biographes de haut vol pour qu’il s’y mette à son tour. Son propos (qui n’est pas, non plus, celui d’un essayiste) est tout autre. Il s’agit de revenir sur un compagnonnage (qui court sur plus d’un demi-siècle) en notant combien il a compté (et compte encore) pour lui, qui s’en est imprègné tout en gardant son esprit critique intact.

« Des pleurs, des larmes, il y en a tellement dans les chansons de Dylan ! On y va, on s’y rend, là où les gouttes salées tombent »,

là où elles rejoignent le flux de la rivière que Lionel Bourg longe en captant ses tumultes et en gardant ses écouteurs, reprenant, au fil d’un récit où se mêlent fragments autobiographiques et références à de multiples personnages. Les extraits de textes qui jalonnent l’ensemble atténuent ou amplifient quelques uns des épisodes douloureux vécus par l’auteur. Qui mixe cela avec habileté, en un récit exigeant, extrêmement bien tissé, où la présence de Dylan se faufile, en constant fil rouge.

Lionel Bourg : Watching the flower flow, sur les pas de Bob Dylan, illustrations de Olivier Fischer, éditions La passe du vent.

Un autre livre de Lionel Bourg vient de paraître aux éditions Le Réalgar : Demain sera toujours trop tard. Il s’agit d’un ensemble de lettres ouvertes adressées à ses contemporains. Un livre alerte, tonique et réconfortant jusqu’en ses vivifiantes sautes d’humeur.

vendredi 1 septembre 2017

Où j'apprends à ma mère à donner naissance

Née en 1988 au Kenya, Warsan Shire, a grandi à Londres. Les sujets brûlants qu’elle aborde ici touchent à l’identité, aux migrations, aux traumatismes liés à toutes sortes de violences, notamment celles subies par les femmes, et au poids grandissant de la religion, en l’occurrence l’Islam. Elle avance, avec des poèmes très narratifs, chacun décrivant une scène particulière, en s’immergeant dans un monde qu’elle connaît bien. Se sert tout à la fois de faits vécus par ses proches et de son propre parcours, dépassant sa mémoire pour s’ouvrir à celle des autres.

« Sofia la nuit de ses noces a pris du sang de pigeon.
Le jour d’après, au téléphone, elle m’a raconté
comme son mari a souri à la vue de ces draps,

comme il les a rassemblés pour les porter à son nez
fermant les yeux et passant sa langue sur la tache. »

La caisse de résonance qu’elle crée est polyphonique. Ancrée dans le monde contemporain, elle n’en oublie pas pour autant ses racines antérieures. Ses poèmes, simples et cinglants, font mouche en peu de mots.

« Certaines nuits je l’entends dans sa chambre qui hurle.
Pour étouffer sa voix on passe la Surah Al-Baqarah.
Tout ce qui sort de sa bouche ressemble à du sexe.
Notre mère lui a interdit de prononcer le nom de Dieu. »

L’intimité, le désir et la sensualité sont vécues avec fougue ou discrétion, selon le degré d’intensité qui s’empare des corps. La souffrance n’est jamais loin. Pas plus que la mort, qui rôde à proximité des chambres ou des camps (ceux des migrants) qui restent les lieux où se situent nombre des poèmes de Warsan Shire.

« Ils demandent comment vous êtes arrivée ici ? Tu ne le vois pas sur mon corps ? Le désert libyen rouge des corps de migrants, le golfe d’Aden ballonné, la ville de Rome sans veste. J’espère que ce voyage signifie plus que ces kilomètres, parce que tous mes enfants sont au fond de l’eau. »
Où j’apprends à ma mère à donner naissance, est le premier livre de Warsan Shire traduit en Français. Ce bref ensemble (40 pages) est extrêmement percutant. D’une limpidité et d’une force éclatante.

Warsan Shire : où j’apprends à ma mère à donner naissance, traduit de l’anglais par Sika Fakambi, éditions Isabelle Sauvage.