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jeudi 10 octobre 2013

Terrestres

Si l’être humain apparaît évidemment dans les poèmes et proses de Denis Rigal, il ne le fait qu’à sa mesure, à son corps défendant, marqué depuis des millénaires par ses limites, pris dans un monde trop vaste pour lui, vivant durant un très court laps de temps, soumis à l’histoire, aux mythologies, aux reliefs et aux éléments plus ou moins cléments qui façonnent le lieu où le dé du hasard l’a vu naître. Y trouver sa place – et s’y sentir à son aise, puis se déplacer – demande de collecter nombre de ces brassées vives et surprenantes qui ont souvent à voir avec une beauté (violente, ouverte, fulgurante) qui n’a rien de commun avec celle nichée dans tant de têtes et qui, pour cela peut-être, reste si peu prisée (voire méprisée) tout en s’avérant pourtant nécessaire pour assouvir notre besoin de riche vie intérieure.

« à chaque neuve niaise lune
la grande gueule du chaos
éructe, salue la sombre aurore,
l’astre à venir et le désastre,
expulse homonculus visqueux,
vineux, violent, vaincu, voué
à la folie des grands heurts, dé-
muni face au bleu absolu,
hurlant, nu, essentiel, non pas
vaines questions aux vains abîmes
mais défi, beauté, viande crue. »

Denis Rigal apprécie et recherche la lumière tamisée qui affleure à la surface des vagues à marée basse ou dans les trous d’eaux « qui sont des yeux crevés, des contre-lunes ». Il la devine dans le vol du rapace qui disparaît en emportant sa proie le plus haut possible. Elle se coule en permanence dans ses poèmes, de jour comme de nuit, en Bretagne où il vit (plus précisément à Brest) ou à Stresa, dans le Piémont, d’où il revient avec un cahier dans lequel il évoque la matière, l’eau, la pierre, les paysages et l’homme si démuni qui débarque, lutte, « tire au fusil sur la roche inerte », l’homme, ce « bœuf mélancolique », seul au milieu des ruines, qui n’a pas souvent la chance de pouvoir confronter sa pensée à celle de quelques autres, quelques écrivains secrets ayant trouvé humilité, sagesse et précision au long de leur parcours terrestre.

« C’est ici que l’homme se retrouve : affronté seul à la paroi abrupte et lisse qui est la face visible du non, une masse compacte de basalte définitif, la fin de tout et le début du rien : il n’y a pas d’au-delà, rien à atteindre, rien à attendre et l’homme sait qu’il est pris dans l’inéluctable depuis le premier jour. »

Terrestres, écrit au bord d’un monde au « centre vide, sur quoi tourne une absence », s’attache à déceler tout ce qui vibre, donne et perpétue la vie. Cela va de la simple brindille à l’arbre centenaire, ou du galet ricochant sur l’eau à la montagne répercutant cris et bruits divers venus cogner l’une ou l’autre de ses parois. Suivant Fondus au noir (Folle Avoine, 1996) et Aval (Gallimard, 2006), cet ensemble montre combien Denis Rigal sait être concis tout en offrant de l’étoffe à ses textes. Il touche à l’essentiel sans être sec, ne s’encombre pas d’adjectifs inutiles, ne néglige pas l’ironie (« la vache s’humanise / l’homme s’avachit »), module le rythme de son chant en l’adaptant aux différentes formes poétiques choisies et s’affirme toujours aussi percutant, incisif, précis.

 Denis Rigal : Terrestres, Le Bruit du temps. Le prix Georges Perros 2013 a été décerné à Denis Rigal pour Terrestres.

lundi 29 juillet 2013

Éloge de la truite

À voir tout à coup couler, sinuer, serpenter à fond de vallée et sous nos yeux la Limagnole, la Virlange, la Senouire, la Sianne, l’Argence Vive, la Gourgueyre, la Seuge, la Dore et la Dolore, on se dit que les hommes qui ont ainsi nommer les rivières devaient non seulement les apprécier mais également les choyer et sans doute les remercier pour leur débit, leur apport en eau vive, leur capacité à faire tourner les moulins et pour la provision de poissons qu’ils ne manquaient pas d’y trouver. Découvrir, sans s’y rendre, le son changeant de toutes ces rivières (et leurs à-côtés ombragés) est possible, grâce à Denis Rigal qui les a réunies dans un livre où l’éloge de la truite n’a d’égal que celui de la pêche.

« Ce qui fait la vérité de la pêche : l’odeur de l’eau, le frisquet de l’aube, les couleurs et le toucher de la truite, l’émotion, l’imaginaire, le sentiment archaïque d’appartenir au même monde que le poisson que l’on recherche et d’en être pourtant irrémédiablement différent. »

Se poser, observer, être patient, remonter le cours de la rivière, déceler un peu de sable poli près d’une pierre, pouvoir distinguer une truite immobile au creux d’un bief, éviter de projeter son ombre sur l’eau, repérer l’endroit où a lieu l’éclosion des insectes, se glisser entre les roseaux, les arbres, les ronces sans provoquer le moindre bruit capable de se répercuter sous les berges sont quelques unes des règles minimales qui ne s’apprennent pas du jour au lendemain. Rigal le sait, qui se souvient de ses maîtres, pêcheurs anonymes, parfois braconniers, qui lui ont, très jeune, transmis la passion de la pêche et par ricochets celle de la truite. Celle-ci, vive, sauvage, saumonée ou non, arc-en-ciel ou fario, prise à la mouche, au grillon, à la sauterelle ou au ver, et parfois même à la main, est la récompense qui vient s’ajouter aux bienfaits et aux surprises du temps passé dehors.

« On dit que Pythagore, à force de concentration, parvenait à se souvenir qu’il avait été poisson. Si jamais sa croyance en la métempsychose était fondée, puisse-t-il user de son influence pour faire en sorte que je vive ma prochaine existence comme truite. »

Denis Rigal rappelle avec humour combien la truite, sans s’en douter, se joue parfois de la pensée du pêcheur qui en arrive à imaginer de la psychologie là où il n’y a qu’instinct ou faim. Il se souvient aussi de s’être retrouvé, lui qui ne croit pas au moindre dieu, en quelques occasions, aux prises avec une sorte d’attitude mentale proche du chamanisme, s’inventant « des interdits et des prescriptions à observer » avec en tête la certitude de réaliser ainsi une bonne pêche.

« Au lieu de se "truttifier", l’homme humanise la truite et lui prête des attitudes, voire des sentiments ou des raisonnements dont elle serait bien incapable. »

Portraits, anecdotes, rencontres impromptues, conseils pratiques, fragments autobiographiques et billets d’humeur ponctuent un ensemble où il fait bon flâner en compagnie de l’auteur du récent Terrestres et où l’ombre vacillante d’Hemingway, la représentation de la truite (et tout particulièrement celle peinte par Courbet), sa couleur (qui dépend du milieu où elle vit) et les différentes recettes (avec amandes, demi-citron et léger nappage de crème fraîche en appui) pour bien apprécier sa chair ne sont pas oubliées.

« Et quand vous aurez ce qu’il vous faut pour réjouir vos convives, arrêtez-vous de pêcher, écoutez les oiseaux, herborisez, regardez couler l’eau qui vous regarde, qui vous fait naître et vous efface, qui est votre mesure. »


 Denis Rigal : Éloge de la truite, éditions Apogée.