« Pour voir la mer, il faut partir des pierres sans doute », note
Jean-Pierre Abraham en songeant à la promesse qu’il a faite au peintre
Yves Marion en acceptant de monter au phare d’Ar Men avec dans ses
bagages une trentaine de ses monotypes. Ce que l’artiste lui a demandé,
c’est de mener, là-haut, un travail d’écriture qui, partant de ses
dessins, serait tout autant façonné par son regard de gardien de phare,
par sa quête de solitude et par le décor rude et particulier qu’offre
la mer durant les mois d’hiver.
Ce long cheminement, mené « dans les ruines de l’état du temps »,
date du début des années soixante. Il donna lieu à la création d’un
livre unique que Marion avait à l’époque conçu et précieusement gardé.
C’est celui-ci qui nous est aujourd’hui donné à lire et à voir. On y
découvre, en regard des dessins qui furent exécutés avec des moyens
pauvres (utilisation d’une plaque de verre pour appliquer l’encre sur du
papier à lettres), des poèmes et des textes brefs dans lesquels
Jean-Pierre Abraham dit s’être rapproché de Pierre Reverdy en poussant,
comme lui, « des mots, des lignes jusqu’au bord du gouffre ».
« Sous l’air usé transparaît la brume
Ses édifices à vitre son œil plat
La pierre se crispe ne la reconnaît pas
Elle et ses roues dentées »
Le paysage qu’il a devant lui, et qui touche à la houle, au ressac, à
l’horizon pris dans les brumes, est tout aussi présent que le phare et
ses feux tournants qui ouvrent dans la nuit océane des interstices de
lumière capables de se rapprocher de ceux que l’on trouve dans les
monotypes de Yves Marion.
« La pierre est divisée
Départie dévorée
La lumière y avance
L’écume à fleur de sel
Est plus réelle qu’elle
Une vitre naît
Dans la différence »
Les poèmes d’Abraham
naissent souvent d’un simple regard. Celui-ci vient de loin, se forge
en intérieur avant de déceler des perspectives qu’il n’imaginait pas. Ce
n’est qu’ensuite, au prix d’un travail acharné (« je n’aurais jamais
cru que l’emploi des mots puisse faire tant de mal ») qu’il se frotte
aux éléments afin de trouver le ton juste, l’image précise, l’élan, le
mouvement perpétuel et presque mécanique du temps qui use, qui imprime,
qui révèle.
« Pierres à feu, vierges folles, vous allez savoir comment vit
l’homme étiré. Vous connaîtrez la marque de sa tête, ses ongles les
jours d’ennui, ses masques pieux et ses tapisseries peut-être. »
Jean-Pierre Abraham et Yves Marion : Journal d’hiver, éditions Le Temps qu’il fait.
Il existe une vidéo, tournée au début des
années 60, permettant de retrouver Jean-Pierre Abraham au phare d’Ar
Men, au large de l’île de Sein : c’est ici.