Monsieur ressemble apparemment à la plupart de ses congénères. Il est
marié, il a un fils de cinq ans. Il connait l’amour, la haine. Il
travaille, il a un patron. Il parle aux murs, découvre des paysages,
visite des expositions de peinture. Tout irait bien si Monsieur ne
devenait pas, de temps à autre, ce qu’il n’est pas. Il lui arrive ainsi
de se prendre pour une poule et de se laisser surprendre accroupi sur
une chaise, battant des coudes et faisant cot, cot.
« Je suis une poule, dit Monsieur. Évidemment, je n’ai pas toujours
été ainsi, on ne naît pas poule... mais homme ! Seulement, qui le
reste ? »
Parfois il devient également baignoire.
« Je suis une baignoire, se dit à présent Monsieur, au moment où on
retire le bouchon, où l’eau s’écoule, une baignoire qui se vide... »
L’évocation de l’eau (plage, ou virée dans les égouts, ou séance de
patinage sur étang gelé) le rapproche épisodiquement de l’avant-vie et
de ce qui s’en suit, occasionnant surprises et déconvenues. Il peut, par
exemple, traverser un pont en s’apercevant tout à coup que le pont a
disparu, se transformant en cri, « sous lequel s’écoule un fleuve,
toujours le même ». Monsieur pense que ce cri est celui de sa venue au
monde. Il le croit d’autant plus qu’il sait n’avoir pas été conçu dans
un lit « mais au bord de la mer – révélation que lui fit un jour son
père sur son lit d’hôpital, son père à l’agonie ».
« J’étais si jeune fiston, je ne savais plus ce que je faisais... le
soleil brillait, la mer scintillait, mon sperme soudain s’est mêlé à
l’écume des vagues, où se baignait une inconnue : ta mère que j’ai ainsi
fécondée sans même m’en rendre compte. »
Cette révélation tardive l’éclaire sur bien des points. « J’ai été
dévoré par mon père, dit-il, plongé dans ses souvenirs, une forêt de
souvenirs, sombre, froide, où il finit par se perdre. » Quand il revoit
sa mère, ça ne va pas mieux. « Dans mes rêves, ma mère m’apparaît
parfois sous les traits d’une chienne ».
Dans sa tête, des hypothèses circulent en tous sens. Elles se
heurtent aux rêves, se chargent d’irréalité, détournent le cours dit
normal du quotidien en suscitant d’étranges situations. Ce sont
celles-ci qui servent de trame au troisième livre de Sami Sahli (les
deux précédents - Cent grammes de suicide et L’entonnoir des saisons
- ont été publiés chez L’Arpenteur/Gallimard) qui, s’expliquant dans
une note en fin de volume, dit qu’il a conçu cet ensemble pour se
consoler sans prendre, pour autant, en exemple l’issue fatale choisie
par Dagerman. Il dit combien l’écriture de ce livre fut pour lui « une
tentative de consolation, de renaissance, comme si je n’étais pas
définitivement né, un jour du mois de mai de l’année mille neuf cent
soixante-trois, à Rennes, d’une mère bretonne et d’un père tunisien. »
Le pessimisme lucide et souvent exacerbé qui apparaissait, par
bouffées brèves et ciselées, dans ses précédents textes, est ici moins
prégnant. Il laisse place à un théâtre de l’absurde et du détournement
de la logique qui fonctionne à plein régime et fait mouche dans chacune
des trente séquences présentées. À chaque fois, le dérèglement est de
mise. Il s’accompagne d’un sourire qui peu à peu se décrispe pour
assouvir « ce besoin de consolation » qui ne peut passer que par un
imaginaire en ébullition, apte à déficeler puis à réparer ce qui, en
tout être, et tout particulièrement chez Monsieur, paraît de prime abord
immuable et figé.
Sami Sahli : Les enfants sont des cruches, éditions Presque lune.
Sami Sahli : Les enfants sont des cruches, éditions Presque lune.
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