Mitsos Avgoustis, soixante-quinze ans, capitaine respecté de l’Athos
III, n’a pas mis pied à terre depuis douze ans. Il tient la barre de son
cargo d’une main ferme et met tout en œuvre pour ne pas la lâcher de
sitôt, ce qui déplaît fortement à l’armateur qui l’emploie. Pour lui,
le vieux, devenu ingérable, doit être remplacé. Flora, son épouse et ses
enfants l’attendent au Pirée tandis que Litsa, sa maîtresse, la seule
femme qu’il aime, patiente à Eleusis en lui écrivant des lettres qui
restent sans réponse.
« Mitsos, écoute-moi. Maison vide. Télé fermée. Radio éteinte. Sur la
table une assiette. Je mange ton plat favori et je suis heureuse. Il
existe des fêtes pour un. Je suis bien obligée de fêter ça toute
seule. »
Tous ses proches lui demandent de tirer un trait sur ses escales au
bout du monde, à Java, à Bangkok, à Kobe, à Hambourg, à Anvers ou à
Rotterdam, de laisser derrière lui la mer de Chine, le Pacifique,
l’océan Indien, l’Atlantique, de s’accorder enfin quelques années de
repos (ses dernières) loin du tumulte des vagues.
Rien n’y fait. L’océan le porte. Le plancher des vaches n’est pas
adapté à son tangage mental. « La houle m’a détraqué le cerveau »
déclare-t-il à sa femme qui s’est invitée à bord sans prévenir dans
l’espoir de le ramener en Grèce. Elle y restera quelques jours, le temps
de comprendre que le capitaine aux longs cheveux blancs et à la barbe
argentée (qui partage ses repas avec Maritza, son chat, son confident,
son compagnon de cabine) est bel et bien entré dans un autre monde.
« Pourquoi son mari fermait-il les tiroirs à clé dans sa cabine ?
Quel sens pouvaient avoir les cinq loupes à manche phosphorescent ?
Pourquoi avait-il cousu ses boutons avec un fil couleur café au lieu
d’un fil noir ? Pourquoi n’avait-il pas visionné la vidéocassette où sa
petite fille dansait et chantait pour lui ? Pourquoi n’avait-il fait
aucun commentaire sur ses cheveux teints ? »
Autant d’interrogations – et d’indices – qui confirment ce qu'elle pressentait :
le capitaine est devenu aveugle et il continue de diriger l’Athos
III, « handy size de 38000 tonnes, quille noire sous la ligne de
flottaison, rouge au-dessus, vingt hommes d’équipage », comme si de rien
n’était et sans que personne ne s’en doute. En réalité, il a appris à
vivre sans voir et à se déplacer aisément sur un bateau qu’il
connaît comme sa poche.
« Les yeux soulagent l’esprit parce qu’ils font la moitié du travail.
Sans eux, Mitsos Avgoustis était jour et nuit en alerte, il faisait le
tri de ce dont il devait se souvenir pour mener à bien sa supercherie,
entassait le tout dans sa mémoire, le mettait en ordre, le contrôlait
régulièrement, s’imposant une sorte d’épreuve d’examen, si bien qu’en
dehors de cette boîte à outils mnémotechnique qui l’aidait à accomplir
ses tâches et l’amenait à se déplacer comme un somnambule dans les
coursives, il n’y eut plus, la première année, aucune place pour autre
chose dans sa tête. »
C’est la fin du marathon maritime de cet homme qui fixe la mer sans
la voir, qui a depuis longtemps dit adieu à son coiffeur à Lisbonne et à
son médecin à Buenos Aires, qui est ici contée, escale après escale,
par Ioànna Karystiàni. Son roman, porté par une écriture vive, ample et
suggestive, s’attache à rendre perceptible la vie à bord et à bien
saisir la personnalité complexe du capitaine. Elle revient sur son
passé, sur son mariage raté, sur son statut de loup de mer accroché à
son seul et dernier refuge. Elle l’accompagne jusqu’au bout, jusqu’à ce
jour où, contraint de se laisser guider hors du bateau (à Perth, en
Australie), il doit prendre place, avec son chat, dans un vol à
destination d’Athènes.
« Je vais parler comme la houle. Je ne voulais pas être marin, je
suis pourtant resté en mer cinquante-huit ans. À présent, je n’ai aucune
envie du continent, mais la terre m’ordonne de comparaître. J’ai fait
mon temps ».
Ioànna Karystiàni : La Houle, traduit du grec par René Bouchet, Quidam éditeur.
La Petite Angleterre,
roman de Ioànna Karystiàni, traduit du grec par Michel Volkovitch,
paraît en poche dans la collection "Nomades", chez le même éditeur.