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vendredi 22 novembre 2024

Aller léger

Nanao Sakaki est une des grandes figures de la contre-culture japonaise. Sa vie durant, il aura œuvré, dilettante déterminé à aller au bout de ses convictions, avec pour outils ses poèmes, ses mains (pour bâtir cabanes et maisons), son corps vif et sec de marcheur aguerri, sa sagesse zen et son sens de l’amitié créative qui le fit se rapprocher de plusieurs poètes américains de la Beat Generation, tels Allen Ginsberg et Gary Snyder. Celui-ci le présente ainsi, en préfaçant ce volume qui regroupe près de 130 poèmes :

« Nanao Sakaki est bien connu dans les capitales littéraires du monde en tant que vagabond original, libre et audacieux, activiste occasionnel, défenseur des rivières et des montagnes, chanteur ou encore poète publié dans le monde entier. »

Né en 1923 dans un village situé sur l’île de Kyushu, au Sud du Japon, il a surmonté de nombreuses épreuves avant de se passionner pour les arts primitifs, de s’éveiller à l’écologie, de fonder l’Académie des Clochards (à la fin des années 1950) en choisissant sa voie, celle d’un arpenteur des pistes peu fréquentées, découvreur de grands espaces et vagabond escaladant les montagnes en compagnie d’un bâton de marche, d’un carnet de notes et d’un stylo.

« Par la petite fenêtre de la boîte de Pandore
Aussi loin que l’œil peut voir
Des milliers de cumulus de beau temps voguant dans l’océan du ciel
Loin en bas sous les nuages
D’un bleu profond une fleur d’eau libre s’ouvre – la mer des Philippines. »

Mais il y eut un avant. Un rude apprentissage du désastre. Des faits à jamais gravés en lui. Pendant la seconde guerre mondiale, Nanao Sakaki, enrôlé comme spécialiste radar, a suivi la trajectoire du B-29 qui largua une bombe atomique sur Nagasaki.

« Base Aérienne d’Izumi en Yaponésie.
160 kilomètres au sud de Nagasaki.
Trois jours après le bombardement d’Iroshima
un B-29.
Plein nord. 10 000 mètres de haut. 500 km/h.
Trois minutes plus tard
quelqu’un a crié,
"Regardez, une éruption volcanique !"
En direction de Nagasaki
J’ai vu le nuage en forme de champignon
de mes propres yeux. »

C’est après guerre, après avoir retrouvé la maison familiale détruite, qu’il s’installe à Tokyo où il commence à mener une vie précaire tout en étudiant les langues (anglais, français, chinois classique) et en écrivant ses premiers poèmes. C’est là qu’il fait plusieurs rencontres décisives, dont celle de Gary Snyder qui l’invite aux États-Unis où il séjournera à de nombreuses reprises. Il voyage de plus en plus, entreprend de longues marches. En Irlande, en Mongolie, en Australie, au Mexique, en Chine, en Tchécoslovaquie et ailleurs. Il est attiré par les montagnes, les rivières et les ciels étoilés. La nuit, il n’est pas rare de l’entendre dialoguer avec Copernic.

« Autour de minuit,
J’enfile mon pyjama séché au soleil
Et me glisse dans mes draps séchés au soleil.

Oui, le système héliocentrique est parfait...
Maintenant je saute sur la lumière du zodiaque comme sur mon balai
et je rêve de la couronne du soleil.

Bonne nuit, Copernic, dors bien ! »


Partout où il va, il écrit de façon spontanée. Des poèmes simples qui s’imprègnent du lieu, du moment, de son humeur, de ses réflexions qui tournent le plus souvent autour d’une question simple : « comment vivre sur la planète terre ». Ses réponses sont liées à sa personnalité de nomade jamais dépaysé.

« Se sent chez lui dans les glaciers d’Alaska,
Le désert mexicain, les forêts vierges de Tasmanie,
La vallée du Danube, les prairies de Mongolie,
Les volcans d’Okkaido & les récifs coralliens d’Okinawa. »

Il sait que le monde, tout autour, va mal mais il a choisi de s’approcher, autant que possible, d’une vie heureuse.

« Quand tu as des mains, tu peux travailler ;
Quand tu as des jambes, tu peux t’en aller ;
Tu as une voix, pourquoi ne pas chanter ?
Tu as un cœur, danse ! »

En 2004, Nanao Sakaki prend sa retraite en tant que poète sur la péninsule japonaise d’Izu. Il meurt le 22 décembre 2008 dans le village de Oshika, dans les montagnes de Nagano.

 Nanao Sakaki : Aller léger, traduction de Jérôme Dumont, préface de Gary Snyder, éditions Héros-limite .

lundi 14 octobre 2024

Sutra de l'Ours Smokey

Belle initiative des éditions Le Réalgar qui donnent à lire, deux ans à peine après l’édition américaine, ce nouveau livre de Gary Snyder, traduit par Brice Mattieussent et composé de poèmes qui ne furent publiés auparavant que dans des revues et des magazines.

Snyder est l’une des grandes voix de la "Beat Generation". Jack Kerouac, qui l’a longuement côtoyé, en a fait le personnage central de The Darms Bums (Les Clochards célestes) en 1963, sous le nom de Japhy Ryder.

« Japhy Ryder était un garçon de l’Oregon oriental, élevé dans une cabane perdue au fond des bois, avec son père, sa mère et sa sœur ; il avait toujours vécu en forestier, la hache sur l’épaule, en terrien profondément intéressé par les animaux et les traditions indiennes »

Soixante ans plus tard, ce portrait est toujours d’actualité. Il s’est bien sûr affermi et consolidé. Snyder (né en 1930) a très vite choisi sa voie et s’y est tenu. Il fut tour à tour garde-forestier, bûcheron, guetteur d’incendies, marin, moine zen... Il a séjourné au Japon, en Chine, en Inde, au Ladakh, au Népal, y a étudié, médité, rencontré des poètes, des maîtres zen, longé des rivières, gravi des montagnes. Il a essentiellement vécu dehors et a mis en pratique ses conceptions en menant une vie militante, celle d’un anarchiste non violent, partisan d’une écologie profonde, œuvrant à la réhabitation régionale de territoires que chaque être humain (en son passage éphémère) doit partager et préserver. Cet engagement se retrouve évidemment dans son œuvre poétique où se répercute, en notations brèves et en un flux saccadé, ce qu’il voit, vit, sent et laisse entrer en lui.

« sauterelles sous des bouses
de vache séchées un faisan doré s’envole

grande fleur blanche de cornouiller
nous avons tenté de fumer de l’écorce de cèdre râpée

bulles de sève dans l’écorce
arracher des fougères pour en faire des lances »

Le Sutra de l’Ours Smokey « un bel ours brun couleur fumée, dressé sur ses pattes arrière, montrant son excitation et son éveil », fut distribué lors d’une rencontre qui eut lieu en 1969 à La sierra club de San Francisco (organisation écologiste fondée par l’écrivain John Muir en 1892). L’Ours Smokey, personnage légendaire, est la mascotte des forestiers américains. Représenté avec son chapeau de ranger, son blue-jean et sa pelle, il symbolise la lutte contre les incendies et est attendu là où ceux-ci menacent.

« Il protégera ceux qui aiment les bois et les rivières,
les Dieux et les animaux, les vagabonds et les fous, les prisonniers
et les malades, les musiciens, les femmes joueuses
et les enfants plein d’espoir »

Partout où il ira, portant dans sa patte droite « la Pelle qui creuse jusqu’à la vérité derrière les apparences » et dans sa patte gauche « le Mudra de la Camaraderie », partout, « piétinant les autoroutes superflues et les banlieues inutiles ; détruisant les vers du capitalisme et du totalitarisme, L’OURS SMOKEY apparaîtra sans faute pour mettre l’ennemi en déroute / avec sa pelle-vajra ».

Il ne vient pas seul. Bien d’autres présences attachantes et pépites, fragments instantanés, traductions de poèmes T’ang, évocation de Robert Duncan, notes prises lors d’un séjour au Botswana ou d’une virée au bord du fleuve Zambèze et divers poèmes écrits çà et là, entre 1950 et 2020, sont à découvrir dans cet ensemble qui emprunte de revivifiants chemins de traverse et où l’engagement total de Gary Snyder s’exprime avec énergie, force et spontanéité.

« au service
de la nature sauvage
de la vie
de la mort
des seins de la Mère ! »

Gary Snyder : Sutra de l’Ours Smokey, traduit de l’anglais (États-Unis) par Brice Matthieussent, Le Réalgar, collection Amériques.
Précédemment paru, du même auteur, dans la même collection (et même traducteur) : L’arrière-Pays (Le Réalgar, 2022)