« Ils étaient tous morts les bons vivants de mon enfance, enterrés au cimetière du bourg depuis jolie lurette. Dans cette ignorance heureuse que promet le néant, ils se fichaient bien du désastre dont j’étais le témoin, porteur désormais d’une roche massive, lourde à traîner, il le fallait. »
Devant le caveau de Léontine et de Jean-Baptiste, il se promet de faire, à sa façon, « d’un carnage une stèle ». Il va puiser dans ses souvenirs, réactiver la vie de ses proches, revisiter leurs lieux de prédilection, se retrouver au début des années 1970, jeune parisien débarquant à La Ville Jéhan, des airs de chansons américaines plein la tête, s’accoutumant au rythme des villageois, menant les vaches aux champs, s’initiant à la langue du coin, le gallo, buvant des bolées de cidre, écoutant le bruit lancinant de la machine à battre et le cri du cochon que l’on égorge. Vie rude et simple bâtie sur la solidarité et l’autosuffisance. Une vie de peu. Et une économie circulaire. Celle qui prévalait avant l’arrivée de l’agriculture intensive et de l’industrie agro-alimentaire qui allaient bientôt devenir la norme et tout balayer.
« Au fil du temps, les solidarités s’étaient peu à peu relâchées, chacun derrière sa porte s’efforçant de survivre. On ne voyait plus de vaches à l’abreuvoir ni de poules en divagation. Les maisons vides furent de nouveau remplies par des propriétaires qui n’avaient plus de lien avec le monde paysan, où ils l’avaient perdu et lui tournaient le dos. »
Peu enclin à se lamenter et à ouvrir en grand les vannes de la
nostalgie, Guy Darol préfère, au contraire, zoomer sur une période
particulière, celle qui précède la mécanisation à marche forcée. Les
paysages gardent encore ce qui fait leur spécificité depuis des siècles.
Les personnages de son roman forment une communauté soudée. Ils suivent
le cycle des saisons. Perpétuent un savoir-faire ancestral et ne
peuvent imaginer ce qui les attend. Ils vivent au présent. Et ce
présent (en l’année 1971) l’écrivain se fait un devoir de l’arrêter le
temps d’un livre. Pour qu’ils redeviennent les seuls maîtres des lieux.
Le tranchant des pelleteuses n’a aucun effet sur leur mémoire. D’une
précision absolue, elle se transmet ici avec une tendresse
virevoltante et dynamique, en un bel hommage aux derniers habitants d’un
hameau sacrifié.
Guy Darol : Village fantôme, éditions Maurice Nadeau.