mercredi 24 février 2016

Toutes tuées

« Dire pour s’en sortir / et marcher dehors / à l’endroit et à l’envers de la douleur », Jean-Claude Leroy.

 Si dans Aléa second, son précédent recueil, Jean-Claude Leroy offrait des séquences ramassées, faites de poèmes brefs dans lesquels l’émotion restait maintenue à distance grâce à un sens de l’ellipse et de la suggestion extrêmement bien ajusté, il en va, avec les longs poèmes qui composent Toutes tuées, tout autrement. Sa voix devient soudain ample et soutenue. Elle donne libre cours à des douleurs qu’il ne peut garder infiniment en lui. Il ne se contente pas de les exprimer en les jetant sur le papier. Il explore leurs contours, les place dans le contexte où elles ont pu proliférer et touche du doigt des plaies qui demeurent à vif.

« Toute mon histoire personnelle se résume à ce "laisser prendre" réclamé à hauts cris et jamais entendu par celle qui – à ce moment-là – me faisait grâce de...
enfin celle qui allait se tuer bien plus tard
mais pas assez encore pour que je fusse épargné des secousses post-mortem. »

Prendre la parole, la lancer sur les routes fiévreuses de l’oralité, lui donner corps, lui impulser un rythme syncopé ou lancinant, ne peut, chez lui, s’envisager sans expulser enfin ce trop-plein de non-dits qui abîment tant en-dedans. Cet amas de souffrance rentrée, il s’en doute, et le dis avec violence parfois, n’est pas inhérent à sa propre personne. La douleur et l’injustice sont à l’œuvre partout. Les femmes « prises » et « toutes tuées » qu’il évoque dans le long et terrible premier poème qui ouvre le livre ne sont plus là pour le confirmer mais les mots qu’il emploie et tisse pour les remettre debout, de ce côté-ci de la terre, sont assez poignants et âpres pour qu’elles restent à jamais présentes au monde.

« dans l’Inde colorée des dieux innombrables, dans Athéna, cité à la chouette, ou dans Sparte,
dans les forêts riches de Bornéo ou du Costa Rica, dans les déserts de Mahave ou de Gobi
dans la Chine centralisée, le Japon, le Mexique, l’Angleterre, dans la vallée du Nil ou du Zaïre
du Rio Negro, du fleuve Amour,
sur tous les continents et jusqu’au fond des rêves
partout
de tout temps
elles se sont toutes tuées
les femmes prises se sont toutes tuées. »

Il y a beaucoup de tension dans ces "textes à dire". Jean-Claude Leroy s’empare de la langue et la travaille avec une souplesse d’expression qui l’aide à la tordre, à la brasser, à la faire charrier ce dont il s’allège. Cela touche à sa difficulté d’être et de se mouvoir dans un monde où le collectif prime, écrasant celui qui, par sa personnalité même, n’a jamais voulu prendre place à bord de ce train infernal qui s’arrête pourtant périodiquement à sa hauteur pour l’inviter à rejoindre les passagers qui s’y entassent. Son besoin de solitude, son attirance pour la flânerie, son envie de mener sa réflexion posément et sa soif de liberté lui demandent de laisser passer son tour. Ce qu’il fait volontiers. Se souvenant que son aversion pour le normatif et le garde-à-vous de rigueur ne date pas d’hier.

« je nage debout dans une mer incapable
l’école me couche me cache me casse
dehors la cour derrière le cimetière le froid
un seul mot m’écoute avec son bec
carreau sale brisé d’azur j’entends un chant
j’entends ma cause clamer à cru
impossible à dire ce susurrement me serre
la gorge du sens s’écoule droite
les griffes de la vie ne s’attachent plus à la nuque
les organes de la langue dévalent toutes les craintes
rassemblent ta bouche avec les mots trouvés qui errent
la maîtresse te pousse avec la craie
tu vas parler oui ou merde ! »

Ces textes rudes, portés par un rythme élevé, dû à un souffle de grande ampleur, viennent de loin. En se frottant à l’air libre, ils martèlent, pêle-mêle, et entre autres, les révoltes, réflexions, blessures, souffrances, déceptions, sentiments contraires et convictions bien affirmées qui jalonnent, au fil du temps, le long cheminement intérieur d’un homme à la gorge souvent nouée.

 Jean-Claude Leroy, Toutes tuées, éditions Rougerie.

lundi 15 février 2016

Petite vie

Il a dix ans et préfèrerait disparaître sous les draps. Il les entend qui s’affrontent derrière la cloison qui sépare sa chambre de la leur en imaginant aisément, paupières closes et respiration bloquée, ce qui se passe tout à côté. Il connaît par cœur la bande-son qui accompagne leurs ébats. Lui, le père, le gringalet, doit être en ce moment couché sur la mère, en train de gigoter et de se retenir. Et elle doit sûrement le laisser venir en l’encourageant petitement (Ah ! Oh ! Ah !) tandis qu’il ne peut s’empêcher de l’insulter (Ferme-la, putain !), conscient qu’elle ne tardera pas à le désarçonner et à l’éjecter avant même qu’il aura commencé à jouir.

« Leur petit manège, malgré qu’il soit et depuis longtemps ritualisé, semble s’accomplir une fois de plus dans la précipitation, le plus savant désordre. Il leur faut, à tous les deux, se libérer des tensions et des rancunes trop longtemps accumulées. »

Ces tensions, ancrées au plus profond de ces deux êtres fêlés, déboussolés et dépressifs, s’expriment au quotidien avec comme unique spectateur l’enfant qui, bien que ne possédant pas ("en théorie - en théorie seulement") "le bagage ni le langage pour appréhender" la situation, dresse néanmoins, et posément, de terrifiants portraits à charge de ses géniteurs. Il y a d’un côté "Daniel, mon salaud de père" et de l’autre "Violette, ma folle de mère". Violée à la sortie d’un bal au bord d’une rivière puis prise peu après, "en catastrophe", sur un banc de gare par celui qui allait devenir son mari, elle a perdu la raison après s’être en partie vidée de son sang, trois jours après qu’elle eut accouché de ce fils unique.

« Il la bat devant moi, trop heureux – sans doute – de m’offrir une nouvelle démonstration de son petit pouvoir. »

En fait de pouvoir, cet homme (qui frappe aussi bien sa femme que son fils) en est tout simplement dépourvu. Sa santé est mauvaise. Son physique délicat. Son appartement a été payé par sa belle-mère, une ancienne infirmière qui débarque à l’improviste, menant son petit monde à la baguette. Quant à son gagne-pain (un emploi dans une usine de pétrochimie qui fait qu’il dégage, en permanence, une puanteur insupportable), il le doit à Caudron, le médecin de famille, inquiétant personnage qui rôde en périphérie et qui surveille de près la maladie respiratoire qui lui mange le souffle. Il lui offrira d’ailleurs bientôt, jouant à l’homme providentiel jusqu’au bout, un long séjour à l’hôpital.

« Je vais mourir. C’est tout ce que mon pauvre salaud de père paraît en mesure de rétorquer. Asphyxié depuis le réveil, il a prononcé cette phrase une bonne dizaine de fois, jusqu’à en évacuer le sens. »

C’est un remarquable huis-clos, avec plongée dans les ténèbres de l’âme humaine, vu à travers le regard d’un enfant, que nous invite à suivre ici Patrick Varetz. Son écriture est très efficace. Les incises brèves qu’il insère régulièrement au fil des phrases donnent beaucoup de corps, de précision et d’épaisseur au texte. Elles insufflent, de plus, un tempo lancinant à ce roman extrêmement fouillé. Au final, les innombrables dérives des deux adultes fracassés attisent toujours un peu plus l’envie (et la rage) de s’en sortir – d’une façon ou d’une autre, si possible par le haut – du petit narrateur. Qui reste - on le serait à moins - forcément méfiant.

 Patrick Varetz : Petite vie, éditions P.O.L.

lundi 8 février 2016

Georges écrit

Quand Georges écrit, ça fait des histoires. Et c’est René Troin qui les raconte.
 
En hommage à René Troin, décédé le 9 janvier 2016, cette note publiée sur Remue.net en 2007, à la parution de Georges écrit. Nous nous étions rencontrés à Rochefort sur Loire, et avons ensuite échangé mails et lettres. C'est Pierre Laurendeau, son éditeur chez Deleatur, qui nous avait mis en relation. Et c'est par lui, samedi matin sur l'Alamblog, que la triste nouvelle m'est parvenue.



Cinq ans après La Crau (Arizona), ses "petites histoires" publiées par La compagnie des Indes oniriques aux éditions Deleatur, René Troin réapparaît, toujours aussi vif et malicieux, cette fois chez Ginkgo éditeur, dans la collection "Biloba" animée par Pierre Laurendeau, celui qui présidait justement, il y a quelque temps encore, aux destinées de Deleatur. Depuis une dizaine d’années, ces deux-là (auteur et éditeur), unis dans une réelle complicité, nous préparent des rendez-vous imprévus.

Ici, la rencontre annoncée est celle de deux couples. Elle aura lieu dans un appartement du "Calypso A, un donjon de dix étages (...) sans imagination architecturale mais avec vue sur la mer pour tous les locataires".

Seul problème, quand les invités débarquent, celle qui les attend sur le palier semble un rien contrariée et demande aux arrivants de ne surtout pas faire de bruit. C’est que, de l’autre côté de la cloison, dans une pièce fermée, Georges, "son époux en ébullition", écrit... ça lui est venu d’un coup. Une idée a surgi sans crier gare "pendant qu’il mixait l’huile d’olive, l’ail, les tomates, le basilic et les trois fromages qu’il met dans sa sauce au pistou". Depuis, Georges souffre "ou c’est tout comme, à la lutte avec les mots".

Ce que Georges écrit, le convive (à défaut de le deviner mais s’ennuyant ferme au milieu des chuchotements) essaie de l’imaginer. Il décide même d’y ajouter en prime sa propre touche et fait intervenir au coeur du récit Jimmy Lidol (un type avec un grand air de Moustique, le rocker mythique du début des années 60), certes pas au mieux de sa forme mais zigzaguant encore dans le circuit et roulant dans Paris au volant d’une antique Prairie déglinguée...

Le livre évolue sur trois plans. L’un, statique, dans un salon morose où l’on reçoit. L’autre, épique, dans une époque électrique qui en a laissé plus d’un sur le carreau. Le troisième enfin, hypothétique et subtilement détourné, dans l’imagination d’un auteur et de son double (moqueur) très en verve.


« Sur ma gauche, tout près, quelqu’un tousse. Je tourne la tête juste ce qu’il faut pour découvrir Georges - ça ne peut être que lui - accoudé à la fenêtre de la pièce voisine. Mais lui ne soupçonne pas ma présence - saura-t-il jamais que je me tins sur son balcon ce fameux soir ? »

Un dernier mot , avant que l’auteur des Vingt palindromes et des Douze aventures de Câline et ses amis (Deleatur, 1998 et 1999) ne s’éclipse, en quête d’autres périples, un mot pour saluer la collection "Biloba" qui accueille des textes d’auteurs dont on parle peu mais qui tous étonnent, détonnent et  décapent. Comme Ernestine Chasseboeuf (en trois volumes) ou Jean-Pierre Brisset (Le Brisset sans peine).

René Troin : Georges écrit, Ginkgo éditeur.

Passionné de musique et de chansons, René Troin (que l'on reconnait sur la couverture de Georges écrit), était l'un des trois piliers du site Crapauds et rossignols.

jeudi 4 février 2016

Charøgnards

Quelques pages, placées en début d’ouvrage, nous indiquent que le manuscrit qui est à l’origine de ce livre a été retrouvé en une époque indéterminée en très mauvais état. Séché et restauré, il n’a pu être restitué dans sa totalité. Pour l’auteur, ce texte, au moment où il le rédige, constitue un simple journal de bord. Il entend y noter le bouleversement créé par l’arrivée et l’installation de milliers de volatiles (tous se pavanant en arborant un remarquable plumage noir charbon) dans la petite ville où il vivait jusqu’alors au calme, et en harmonie, avec sa compagne et leur bébé. Or, il se trouve, que les corbeaux peu à peu se multiplient, semant le trouble dans la contrée. Ils donnent de la voix, prennent leurs aises, sur les trottoirs et les places, puis dans les parcs et les champs, passant des fils électriques aux toits des voitures.

« On échange des poignées de mots écorchés touchant de près ou de loin aux charognards qui trouent le ciel et parent les rues. »

Au départ, les habitants tentent de minimiser leur inquiétude en blaguant (« on se croirait au cinéma ») mais bientôt tous considèrent la menace trop forte pour pouvoir continuer à vivre comme si de rien n’était. Les visages deviennent graves. Les paroles se font rares. Le curé a été attaqué puis haché menu à coups de becs et de griffes au pied de son autel. Les villageois commencent à faire leurs valises et à migrer. Le narrateur, qui s’obstine à rester en espérant des jours meilleurs, voit également ses proches s’en aller.

« Personne ne se risque plus dans nos rues – qu’on dirait placées sous couvre-feu. Moi-même j’évite désormais, dans la mesure du possible, de quitter la maison, sans toutefois pleinement m’y résoudre. Sommes condamnés à l’autarcie, moi et les quelques autres qui n’ont pas fui. »

Claquemuré chez lui, il va progressivement tout perdre. Famille bien sûr, puis repères, travail, voisins, mais aussi sa raison et sa propre identité. Le « je » narratif du départ va se transformer en « tu ». L’homme qui note un quotidien où il ne maîtrise plus rien (pas même la notion du temps) se trouve désormais en train de regarder vivre un autre. Son écriture en pâtit. Qui devient de plus en plus squelettique. Ainsi que sa santé mentale. Qui s’effrite.

C’est la lente, l’irrémédiable chute d’un être malmené par les événements avant de finir épuisé, à bout de souffle, que conte Stéphane Vanderhaeghe dans son premier roman. Il parvient à changer de registre d’écriture quand il le faut et serre constamment de près les funestes personnages (ces charognards en ordre de bataille) d’une histoire qui ne peut que mal se terminer, tant il paraît vain de vouloir résister seul, comme le fait cet homme obstiné, scotché, arc-bouté sur son morceau de territoire, quand tout autour la guerre fait rage.


 Stéphane Vanderhaeghe : Charøgnards, Quidam éditeur.