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dimanche 5 juin 2016

Bohumil Hrabal

L’œuvre de Bohumil Hrabal, l'un des grands écrivains tchèques de la seconde moitié du vingtième siècle, m'accompagne depuis le début des années 1980. Je relis régulièrement ses livres traduits en français, retrouvant à chaque lecture cet univers, celui des cafés et des bars de Prague, où le tonique raconteur d'histoires qu'il était allait puiser son inspiration. L'envie d'évoquer son parcours, sous forme de récit, après avoir été mettre mes pas dans les siens, là-bas en Tchéquie, est venue tout naturellement. Avec en tête l'idée de suivre l'homme et l'écrivain au fil de ses périples de Brno (en Moravie) où il est né en 1914, passant son enfance dans la brasserie familiale, jusqu'à Prague où il fréquentait assidûment Le Tigre d'or, le café très animé qui lui servit tout à la fois de quartier général et de refuge pour vivre le moins durement possible son exil intérieur.

« Dans ma bruyante solitude au Tigre d'or, je frémissais de mystère, d'alétheia, de ce qui attendait ma tête, de ce qu'il me faudrait maintenant raconter, de toutes mes expériences avec le totalitarisme. »

Choisir de ne pas quitter définitivement ce pays où il se sentait (à juste titre) traqué et où ses livres étaient interdits ne fut pas – on s'en doute – une partie de plaisir (1). Cette lutte incessante, Hrabal l'a menée avec les armes qui étaient les siennes : l'humour, la fantaisie, la palabre et la littérature. C'était un malicieux. Un être généreux qui aimait les autres. À commencer par ceux avec qui il partait naguère en virée dans Prague pour d'épiques tournées de bar en bar (le peintre et graveur Vladimir Boudnik et le poète-philosophe Egon Bondy) et ceux qu'il a côtoyé çà et là, au hasard des nombreux métiers qu'il a dû exercer en marge de son activité d'écrivain. Parmi eux, monsieur Hanta, l'ancien athlète chargé de pilonner des quantités de livres et qui mettra un point d'honneur à en sauver un maximum. Il est le personnage principal d'Une trop bruyante solitude, le chef d’œuvre de Hrabal.

« Je ne suis venu au monde que pour écrire Une trop bruyante solitude », disait-il.

La vie de Hrabal est bien trop foisonnante pour prétendre pouvoir la retracer en quelques dizaines de pages. À moins de se lancer dans l'écriture de la grande biographie qu'il mérite et qui n'a toujours pas vu le jour. Mon souhait, plus mesuré, était d'évoquer son œuvre et de le remercier (pour ce qu'il ne cesse de m'apporter) en revenant sur quelques fragments de son parcours.

A la fin des années 1980, Hrabal, qui aimait (quand on l'y autorisait) faire des escapades à l'étranger, et les restituer ensuite dans ses livres, entreprit un dernier voyage hors d'Europe centrale. Il alla aux États-Unis pour y tenir une série de conférences dans une dizaine d'universités. Il en rendit compte dans une série de lettres (Lettres à Doubenka) adressées quelques mois plus tard à celle qui l'invita là-bas. Il en profita pour juxtaposer à ses souvenirs d'Amérique le récit des manifestations qu'il suivait alors de près, chaque jour à Prague, et qui allaient aboutir à la « Révolution de velours », en janvier 1989.

« J'ai déjà les larmes aux yeux, déjà je les vois, ces belles jeunes filles et ces jeunes hommes, ces étudiants qui s'avancent graves et fiers car le destin ne passe pas à côté d'eux, mais marche avec eux et en eux, eux seuls sont à même de rayer le diamant de notre société ».

Un jour, que personne ne vit venir, l'écrivain tomba pourtant brutalement du cinquième étage de l'hôpital de Bulovka, où il était soigné. C'était en février 1997. Le soir même, et jusque tard dans la nuit, une longue veillée funèbre – avec bière et charcuterie à volonté pour mieux communier – fut improvisée au Tigre d'or. Ailleurs d'autres le saluèrent, en d'autres lieux, d'autres villes, en buvant également à la santé posthume du grand raconteur parti rejoindre son maître, Jaroslav Hašek, l'auteur du Brave Soldat ChvéÏk .

Il était (et demeure) l'un des rares bons vivants de la littérature.

L'ultime parade de Bohumil Hrabal, éditions La Contre-Allée (en librairie le 9 juin).

(1) Hrabal en parle dans cette courte vidéo 

samedi 22 octobre 2011

Cours de danse pour élèves et adultes avancés

Le livre démarre au quart de tour, par une phrase, une seule, bien articulée, modulée, destinée à durer, à être entendue, à tenir en haleine, une phrase simple qu’adresse un homme âgé à une demoiselle à qui il a décidé de dire combien sa mémoire reste indéfectiblement solide et fidèle. Tout doit être sauvé de l’oubli. Le plus infime détail, pour peu qu’on le rattache à un autre et qu’on le propulse vers un troisième capable de ricocher lui même en éveillant dans ses parages le vif ou la brutalité de la vie, vaut qu’on s’y attarde. C’est ce que fait Hrabal. Il donne la parole à un narrateur qui ne la lâchera plus (et la phrase va ainsi se déployer jusqu’à la fin du livre) pour conter, raconter, en vrac, par bribes ou zigzags, en sautant du coq à l’âne, des brassées d’anecdotes, de rencontres, d’illusions, de réflexions, de fêtes, de noces, de morts et de faits-divers qu’il faut transmettre.

« Mozart et Goethe, eux non plus ne jouaient pas au football, même l’empereur n’y jouait pas, il préférait aller chasser le chamois à Ischl, il portait des pantalons comme ceux des gosses, des culottes à pont, il aimait bien les gens et mangeait de la viande de porc, pendant tout son règne il n’y a eu qu’une seule dévaluation et il a fait pendre Solsarek et Hugo Chenk »

Hrabal passe aisément du futile au tragique. Tout comme de la parole à l’écrit. Ceux-ci restent chez lui étroitement liés. Il les offre en un désordre apparent, en brassant petite et grande histoire. Le rythme est soutenu. Il n’y a aucun arrêt possible. Souvenirs d’enfance, rebuts de lecture, morts brutales (souvent par pendaison) et cours effréné de la vie courante s’entremêlent et nourrissent un récit aux ramifications imprévues et exponentielles. C’est la méthode Hrabal. Celle du palabreur en grande forme. Traversé par un fleuve où les mots tourbillonnent en formant roulis, remous, écume et alluvions...

« Un bon livre n’est pas fait pour endormir le lecteur mais pour qu’il saute de son lit et qu’il coure en caleçon taper sur la gueule de l’auteur »

Comme toujours, Hrabal mène son texte avec fantaisie et légèreté, en maintenant une cadence folle. De nombreux anonymes s’y promènent, faisant un bref passage avant de laisser la place aux autres. Ainsi Konupek, le joueur d’hélicon qui, à cause d’un vent retournant, s’est étranglé avec la courroie de son instrument, ainsi le caporal Mejtnej qui "avait une barbe comme le prophète Élie, en été il la rentrait dans sa braguette et l’hiver il se la mettait autour du cou comme un cache-col", ainsi le vieux Grepl, qui "se mettait les pieds dans l’eau froide pour ne pas dormir trop tard parce qu’il n’avait pas de réveil". Tous naviguent entre Edison, Pouchkine, Socrate, Einstein, le Pape, l’empereur François-Joseph, Mozart, Strauss...

« Vous me rappelez le feu Strauss dans sa jeunesse, sa mère venait d’un château du côté de Premyslovice, un bled qui s’appelait Hlochov et appartenait à Boclmer, et son père, qui était notaire lui aussi, circulait dans un carrosse tiré par quatre étalons blancs, avec six dogues mouchetés à la langue pendante qui couraient derrière »

Parmi ceux qui déambulent dans le livre, il en est un, Egon Bondy, ami de l’écrivain, qui revient fréquemment. Lors de courtes apparitions, le temps de boire quelques bières au bar, tout en tenant d’une main un landau avec deux enfants dedans. Il philosophe un peu, à sa manière, énigmatique et tonitruante, avant de s’en aller pour cause de paternité à assumer.

« Le poète Bondy est venu voir mon neveu avec ses deux mioches dans leur poussette et ils ont vidé trois brocs de bière et comme le café allait fermer ils en ont emporté une provision dans une bassine pour la nuit »

À la fin de son monologue non-stop, le narrateur, qui n’est autre (même si jamais nommé) que l’oncle Pépine, lui dont la verve, la mémoire en ébullition constante et la jonglerie verbale ont tant inspiré Hrabal, lui "qui a passé tout l’après-midi à raconter", glisse dans l’hébétude, fatigué, mains jointes, regard dans le flou, ne perdant pourtant pas de vue celle à qui il vient de s’adresser et qui, pour le remercier, "se lave au crépuscule pour ses yeux émerveillés".

Bohumil Hrabal : Cours de danse pour adultes et élèves avancés, préface de Milan Kundera, traduction de François Kérel, éditions Gallimard.

mercredi 10 novembre 2010

Moi qui ai servi le roi d'Angleterre

Une simple phrase (« suivez attentivement ce que je vais vous raconter ») et voilà le monologue qui démarre, sans préambule, à toute vitesse, Hrabal faisant feu de tout bois pour projeter son narrateur sur des chemins de plus en plus scabreux. C’est que l’homme, personnage de petite taille, qui débute comme groom à l’hôtel « À la ville dorée de Prague », a une ambition : devenir riche au point de pouvoir recouvrir chaque soir le plancher de sa chambre avec les billets gagnés durant la journée. Pour cela : ne pas hésiter à s’accommoder de l’histoire et de ses à-côtés, celle de la Tchécoslovaquie de l’époque (des années 20 au coup d’État de 1948) n’en manquant vraiment pas.

Hrabal plante le décor. Il aime s’amuser, multiplier les situations cocasses, susciter la naïveté, l’innocence feinte, la rouerie, l’opportunisme, la lâcheté, mais aussi la culpabilité, la gravité et même la sagesse de ce héros qui d’étincelle en étincelle allume (à l’instar du brave soldat Chvéïk de Jaroslav Hasek) des incendies partout où il passe, finissant bien sûr par s’y brûler.

« Il me recommandait d’apprendre à jauger les capacités financières du client pour évaluer ce que celui-ci pouvait ou devrait se permettre comme dépense. Voilà l’essentiel pour faire un bon maître d’hôtel, me disait-il, et quand on en avait le temps, il m’indiquait à voix basse de quel genre était le client qui venait d’entrer. (...) À chaque coup il avait raison, toujours et sans exception. Au point qu’une fois je m’étais enhardi jusqu’à lui demander sans détour : mais comment se fait-il que vous sachiez tout ça ? Et il me répondit en se redressant fièrement : c’est que j’ai servi le roi d’Angleterre... »

Bientôt Jan Ditie, enfant sorti de nulle part, passé de groom à maître d’hôtel (devenant ensuite patron puis millionnaire mais sans jamais s’affranchir de sa condition de valet) pourra lui aussi se prévaloir d’un titre de gloire. Il n’aura pas servi le roi d’Angleterre mais l’empereur d’Éthiopie en personne, lors d’un repas épique avec chameau égorgé sur place, antilopes rôties et remplies de dindons farcis eux-mêmes garnis de centaines d’œufs durs et de poissons, le tout agrémenté de cornets d’épices et badigeonné d’un bouquet de menthe trempé dans de la bière.

Ce sera l’apothéose avant la dégringolade amorcée dès le début de la guerre (Ditie se marie avec une Allemande prof de gym) et parachevée par le coup d’État communiste, « tous les droits de propriété passant désormais entre les mains du peuple ».

« Ma chance, c’est d’avoir sans cesse été poursuivi par la malchance », marmonnera, plus tard, celui qui termine son périple en solo, perdu dans un bistrot délabré d’un village de montagne, en compagnie d’un cheval, d’une chèvre, d’un chien et d’un chat...

Bohumil Hrabal  est de ces rares qui peuvent évoquer des faits graves avec légèreté, maniant un humour féroce et salvateur en dosant avec parcimonie anecdotes et scènes cocasses. Cela procure une grande humanité à ce récit où, de temps à autre, « l’inconcevable devient réalité ». On retrouve cette démesure slave et quasi naturelle dans le film que son ami Jiri Menzel (à qui l’on devait déjà Trains étroitement surveillés et La Chevelure sacrifiée) a réalisé à partir de Moi qui ai servi le roi d'Angleterre. Une verve et une fulgurance qui, passant du comique au drame sans transition, rendent hommage à l’imaginaire ébouriffant de l’homme libre que fut, sa vie durant, et ce malgré ses multiples peurs totales et ses nombreux déboires éditoriaux (livres interdits et pilonnés) l’écrivain Hrabal.

Bohumil Hrabal : Moi qui ai servi le roi d’Angleterre (Pavillons poche / éditions Robert Laffont).