Le livre démarre au quart de tour, par une phrase, une seule, bien articulée, modulée, destinée à durer, à être entendue, à tenir en haleine, une phrase simple qu’adresse un homme âgé à une demoiselle à qui il a décidé de dire combien sa mémoire reste indéfectiblement solide et fidèle. Tout doit être sauvé de l’oubli. Le plus infime détail, pour peu qu’on le rattache à un autre et qu’on le propulse vers un troisième capable de ricocher lui même en éveillant dans ses parages le vif ou la brutalité de la vie, vaut qu’on s’y attarde. C’est ce que fait Hrabal. Il donne la parole à un narrateur qui ne la lâchera plus (et la phrase va ainsi se déployer jusqu’à la fin du livre) pour conter, raconter, en vrac, par bribes ou zigzags, en sautant du coq à l’âne, des brassées d’anecdotes, de rencontres, d’illusions, de réflexions, de fêtes, de noces, de morts et de faits-divers qu’il faut transmettre.
« Mozart et Goethe, eux non plus ne jouaient pas au football, même l’empereur n’y jouait pas, il préférait aller chasser le chamois à Ischl, il portait des pantalons comme ceux des gosses, des culottes à pont, il aimait bien les gens et mangeait de la viande de porc, pendant tout son règne il n’y a eu qu’une seule dévaluation et il a fait pendre Solsarek et Hugo Chenk »
Hrabal passe aisément du futile au tragique. Tout comme de la parole à l’écrit. Ceux-ci restent chez lui étroitement liés. Il les offre en un désordre apparent, en brassant petite et grande histoire. Le rythme est soutenu. Il n’y a aucun arrêt possible. Souvenirs d’enfance, rebuts de lecture, morts brutales (souvent par pendaison) et cours effréné de la vie courante s’entremêlent et nourrissent un récit aux ramifications imprévues et exponentielles. C’est la méthode Hrabal. Celle du palabreur en grande forme. Traversé par un fleuve où les mots tourbillonnent en formant roulis, remous, écume et alluvions...
« Un bon livre n’est pas fait pour endormir le lecteur mais pour qu’il saute de son lit et qu’il coure en caleçon taper sur la gueule de l’auteur »
Comme toujours, Hrabal mène son texte avec fantaisie et légèreté, en maintenant une cadence folle. De nombreux anonymes s’y promènent, faisant un bref passage avant de laisser la place aux autres. Ainsi Konupek, le joueur d’hélicon qui, à cause d’un vent retournant, s’est étranglé avec la courroie de son instrument, ainsi le caporal Mejtnej qui "avait une barbe comme le prophète Élie, en été il la rentrait dans sa braguette et l’hiver il se la mettait autour du cou comme un cache-col", ainsi le vieux Grepl, qui "se mettait les pieds dans l’eau froide pour ne pas dormir trop tard parce qu’il n’avait pas de réveil". Tous naviguent entre Edison, Pouchkine, Socrate, Einstein, le Pape, l’empereur François-Joseph, Mozart, Strauss...
« Vous me rappelez le feu Strauss dans sa jeunesse, sa mère venait d’un château du côté de Premyslovice, un bled qui s’appelait Hlochov et appartenait à Boclmer, et son père, qui était notaire lui aussi, circulait dans un carrosse tiré par quatre étalons blancs, avec six dogues mouchetés à la langue pendante qui couraient derrière »
Parmi ceux qui déambulent dans le livre, il en est un, Egon Bondy, ami de l’écrivain, qui revient fréquemment. Lors de courtes apparitions, le temps de boire quelques bières au bar, tout en tenant d’une main un landau avec deux enfants dedans. Il philosophe un peu, à sa manière, énigmatique et tonitruante, avant de s’en aller pour cause de paternité à assumer.
« Le poète Bondy est venu voir mon neveu avec ses deux mioches dans leur poussette et ils ont vidé trois brocs de bière et comme le café allait fermer ils en ont emporté une provision dans une bassine pour la nuit »
À la fin de son monologue non-stop, le narrateur, qui n’est autre (même si jamais nommé) que l’oncle Pépine, lui dont la verve, la mémoire en ébullition constante et la jonglerie verbale ont tant inspiré Hrabal, lui "qui a passé tout l’après-midi à raconter", glisse dans l’hébétude, fatigué, mains jointes, regard dans le flou, ne perdant pourtant pas de vue celle à qui il vient de s’adresser et qui, pour le remercier, "se lave au crépuscule pour ses yeux émerveillés".
Bohumil Hrabal : Cours de danse pour adultes et élèves avancés, préface de Milan Kundera, traduction de François Kérel, éditions Gallimard.
Bohumil Hrabal : Cours de danse pour adultes et élèves avancés, préface de Milan Kundera, traduction de François Kérel, éditions Gallimard.
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