jeudi 22 mars 2018

La poésie aux Éditions Le Réalgar

Qu’un éditeur décide de créer une collection de poésie est chose assez rare pour ne pas s’en faire l’écho. Celle que Le Réalgar a initié s’appelle l’Orpiment. Elle a vu le jour à l’été 2016. Elle est dirigée par Lionel Bourg. Chaque titre met en relation un poète et un peintre. Leur association n’est jamais fortuite. Il existe entre eux des liens ténus et subtils qui apparaissent au fil des pages. Seul le premier titre de la collection, Et la mort comme reine, d’Olivier Deschizeaux, échappe à la règle. L’unique intervention extérieure est celle qui apparaît en couverture. Cela se comprend aisément. Le poème, le chant de Deschizeaux (auteur, par ailleurs, de cinq livres aux éditions Rougerie) est d’une extrême profondeur, né d’une douleur – et d’une perte – et ne peut être interrompu.

« Maman est comme la nuit, elle s’éteint doucement, lentement, sans un bruit, sans un cri entre ses quatre murs blancs, sans un regard, notre vie si brève s’en va, maman est loin, ses paupières sont du sable, de la poussière qui l’emporte sans promesse, sans un au-revoir, elle part, et moi / dans cet enfer / ce monde sans avenir / que vais-je devenir ? »

Entrer dans chacun des sept titres déjà publiés réserve autant de bonnes surprises. La découverte est au rendez-vous. Les voix que l’on y retrouve valent par leur différence, leur originalité, leur timbre précis. Ainsi Antoine Choplin qui, en parallèle à son œuvre de romancier (à La Fosse aux ours) prouve avec Tectoniques qu’il peut lire, interroger et ciseler à coups de textes brefs ce qu’il voit et ressent d’un paysage de montagne en perpétuel mouvement. Ainsi Françoise Ascal, attentive aux autres, à ceux et celles qui l’ont précédée et qui nourrissent sa mémoire. Elle poursuit, avec Entre chair et terre, son exploration d’un passé qui la relie intimement à un présent dans lequel elle essaie de détecter l’espoir fragile qui l’aidera à traverser l’ombre tenace.

La phrase errante d’Alain Roussel est, quant à elle, libre, lancinante et habitée. Elle se tient en légère apesanteur, devenant sinueuse à souhait tout en restant bien en phase avec l’imaginaire ébloui de celui qui a une grande aptitude à laisser voguer sa pensée. Il parvient à lui donner des impulsions propices au décollage immédiat, partant au quart de tour visiter des territoires qui croisent parfois ceux de sa mémoire, de ses lectures ou de ses rêves éveillés.

« L’horizon est déchiré d’éclairs, l’on dirait que la mer s’enflamme, que le ciel tout entier tombe dans le brasier, c’est dans ma bouche que cela brûle et j’attise le feu avec ma langue, la charnelle, la pulpeuse, fouillant les cendres, celles du vieux monde, et en moi une soudaine envie, saugrenue, de danser la carmagnole comme un sans-culotte de la poésie par ces temps d’apocalypse »

Avec Ce qui s’est passé, titre on ne peut plus explicite, Petr Král nous guide vers d’autres destinations. C’est dans les centres urbains qu’il nous emmène, au gré des retours sur soi et sur ceux qui lui sont – ou lui furent – proches. Il revient, pour ce faire, sur quelques unes de ses déambulations, dans les villes où il a vécu ou dans celles où il a simplement fait escale. À chaque fois, ce sont de frêles fragments de vie qu’il dessine. Avec en creux la présence de ceux qui ne sont plus. Les nombreux disparus qui l’accompagnent de Prague (où il habite désormais) à Paris où il a longtemps résidé.

Les deux récents livres parus dans la collection suscitent le même attrait que les précédents. Deux voix sûres et posées s’y font entendre. D’abord celle de Laurent Albarracin, qui continue de révéler la part secrète des choses, des astres, des fleurs, des insectes, des abeilles, des guêpes, des fruits, etc. Il les nomme, détecte leur sonorité, leur transparence et l’évidence poétique qui s’en dégage.

« À la rivière se voue la rivière
pour ses rives elle se dévoue
au chemin d’eau qu’elle emmène
parmi les feuilles, les libellules
dans une grande conquête de rien
elle se lance à ses pentes
elle fait le doux sacrifice de soi
qui la fait couler rivière. »

Le dernier ouvrage en date, Zones d’arpentage et d’abornement, est signé Lionel-Édouard Martin qui s’attache, comme dans ses précédents recueils, à donner consistance et épaisseur à sa langue. Il la travaille, la malaxe, l’assemble de façon étonnante, y fait entrer un terreau à forte texture végétale. Il pétrit ainsi une matière dense et suggestive, presque animale parfois, dans des textes en prose – pleins d’humus, de frottements de pierres, de froissements d’ailes, de rumeurs forestières – qu’il crée dans le secret de sa « boulange » de mots.

Collection l’Orpiment : Olivier Deschizeaux : Et la mort comme reine, Antoine Choplin : Tectoniques (dessins de Corinne Penin), Françoise Ascal : Entre chair et terre (peintures de Jean-Claude Terrier), Alain Roussel : La phrase errante (dessins de Sandra Sanseverino), Petr Král : Ce qui s’est passé (peintures de Vlasta Voskovec), Laurent Albarracin : À (peintures de Jean-Pierre Paraggio), Lionel-Édouard Martin : Zones d’arpentage et d’abornement (encres de Marc Bergère), éditions Le Réalgar.

mercredi 14 mars 2018

Solstice et au-delà

C’est cette période très particulière, celle où l’on entre dans l’hiver, celle où la lumière ne se donne qu’avec parcimonie, s’éclipsant avant même la fin du jour, laissant la part belle à la nuit, qui est au cœur du livre de Cathie Barreau. Le solstice n’est qu’un point de bascule mais ce qui attire et apaise, c’est ce qui l’entoure.

« Nous cherchons à franchir
le creux de l’année. Nous
guettons l’aube qui tarde et
la fin de nos sommeils
profonds. La musique
patiente et nos mains se
reposent. Corbeaux, lueur
au-dessus des toits,
de seconde en seconde, l’année
se termine. »

Le temps semble se figer. La douceur s’installe. Il y a une sorte d’apaisement, de trêve dans l’air. Une qualité de silence qui aiguise les sens. Une incitation à la patience. Un besoin, pour ceux qui n’hibernent pas, d’offrir un peu de tranquillité à leur corps et à leurs pensées.

« Dans le silence, nous
reposons nos respirations.
C’est le temps de la paix.
La bruine invisible perle nos
cheveux. Nous rêvons de
neige et nous parlons avec
des mots doux comme si
la guerre était finie. »

Tenter de vivre calmement ces jours de clarté réduite a, ici, peu à voir avec le repli sur soi. Cathie Barreau, en une soixantaine de pages, chacune d’elles offrant un poème court (un instant, une sensation, un paysage, une lumière sur le fleuve, une scène rapide, un souvenir fugace) dit ce qu’elle ressent et partage quand vient le solstice d’hiver tout en restant à l’écoute des bruits du monde et des « terres heurtées » où les « rêves de paix s’effacent ».

« Nos valises sont ouvertes et
nous partons bientôt vers
le pays du Levant. Le voyage
nous réjouit et nous inquiète. »

Cathie Barreau : Solstice et au-delà, éditions Tarabuste.


dimanche 4 mars 2018

Taqawan

Tout débute le 11 juin 1981. Ce jour-là, trois cents policiers de la sûreté du Québec débarquent pour saisir les filets à saumons des indiens Mi’gmaq qui pêchent dans l’embouchure de la rivière Ristigouche, en Gaspésie. Les hommes armés confisquent le matériel, répriment, emprisonnent ceux qui résistent. Le conflit déclenche une série de violences.

« Les indiens veulent sauver leurs filets. C’est grâce à ça qu’ils gagnent leur vie, qu’ils peuvent se nourrir et élever leurs enfants. Alors ils ignorent les semonces, montrent les poings, tournent en rond dans la baie des Chaleurs pour échapper à leurs poursuivants. »

Le soir même, une adolescente qui vivait dans la réserve ne rentre pas. Elle protestait contre l’arrestation de son père quand on a perdu sa trace. C’est un garde-chasse, en rupture avec sa hiérarchie suite à l’assaut, qui la retrouvera le lendemain matin. Fortement choquée, elle lui avouera qu’elle a été violée. Plus tard, elle dira que ce sont trois policiers qui ont abusé d’elle.

Cette rencontre va en susciter d’autres. Bientôt un vieil indien, qui vit en ermite dans son wigwam, va sortir du bois pour venir en aide au garde-chasse et à celle qu’il a recueilli. Plus tard, une institutrice française se joindra à eux. Pour soigner la jeune fille mais également pour les épauler face aux dangers. Ces quatre solitaires, qui se ressemblent sur bien des points, deviennent les principaux protagonistes du roman d’Éric Plamondon. Réunis, ils mènent une lutte secrète et farouche que l’on suit au fil d’un scénario haletant et nerveux. L’auteur entrecoupe régulièrement sa narration en y insérant des chapitres qui lui permettent de revenir sur le passé des indiens Mi’gmaq, sur leur histoire, leurs légendes, leurs coutumes, leur aspiration à être acceptés et respectés. Leur vie est liée à celle du saumon, appelé Taqawan dans leur langue.

« Le saumon est un poisson fascinant. Comment peut-il sauter si haut ? Comment fait-il pour remonter des chutes aussi vertigineuses ? Sa force, son allure et son goût lui ont valu le titre de roi des poissons. Il y a deux mille ans, Pline écrivait déjà : "Le saumon des rivières est mieux que tous les poissons de la mer". »

L’implacable roman d’Éric Plamondon (qui ausculte la relation ambiguë qui persiste entre les peuples autochtones et le reste du Québec) est aussi un hymne à la nature. C’est un chant rude, empreint de réalisme, où la mort peut surgir à tout moment, et pas seulement lors d’une partie de chasse ou de pêche, avec en filigrane la résistance d’un peuple millénaire qui entend simplement faire valoir ses droits.

« Au Québec, on a tous du sang indien. Si ce n’est pas dans les veines, c’est sur les mains. »

Éric Plamondon : Taqawan, Quidam éditeur.