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lundi 2 octobre 2023

Une fin d'après-midi continuée

Belle initiative des éditions Tarabuste qui réunissent en un seul volume trois livres « marocains » de James Sacré. Tous ont été publiés auparavant par André Dimanche : Une fin d’après-midi à Marrakech (1988), Viens, dit quelqu’un (1996) et Un paradis de poussières (2007). Ces trois livres sont écrits dans la compagnie d’une même personne, son ami Jillali Echarradi, peintre avec lequel il a souvent collaboré. Beaucoup de ces poèmes lui sont adressés.

« J’aimerais écrire des poèmes très figuratifs
Qu’on verrait dedans sans pouvoir se tromper
La couleur de Marrakech par exemple avec au loin la Koutoubia
Elle permet qu’on s’oriente en parcourant la ville et la campagne environnante.
À une terrasse de café on aperçoit, fugitivement, mais de façon précise
Ton visage inquiet qui va sourire
Après justement qu’on aura marché, beaucoup de silence et des paroles qui préparent à des gestes vrais,
La légèreté du soir et du monde à Marrakech. »

Au Maroc, à Marrakech mais aussi à Sidi Slimane, à Kénifra ou dans de plus petites bourgades, près des étals des marchands de menthe, de figues, d’escargots, ou au café, dans des campagnes à vocation agricole ou sur les routes où circulent les camions qui sillonnent le Magreb, James Sacré va à la rencontre, note, écrit dans la proximité des autres, amis peintres, écrivains ou anonymes, dans un décor changeant au gré des nuances et des variations de couleurs, guettant les gestes les plus infimes de ceux, de celles qui l’entourent. Il ressent une sorte de bonheur à se trouver là, au milieu de gens si naturellement vivants, découvrant leurs lieux, leurs rites, leurs méthodes de travail tout en se découvrant parfois lui-même, surpris de retrouver dans ce pays des façons de vivre (de peu) qui ressemblent à celles qu’il a connu durant son enfance et sa jeunesse en Vendée.

« Je retrouvais dans ce pays des chemins
qu’on a détruit dans le mien 
Bientôt personne qui s’en souvient. »

Rien ne paraît pouvoir lui échapper (des détails, par dizaines, qui s’offrent à lui) tant on le sent curieux, attentif, disponible, prêt à s’abandonner. Son poème débute dans la présence des autres, qui le font vibrer et dont il ressent les soubresauts du corps jusque dans le sien. Il avance en donnant à son texte – dont on a l’impression, agréable, qu’il s’écrit sous nos yeux – un rythme posé, une continuité qui privilégie les sinuosités, un peu comme s’il avait besoin de bifurquer, de corriger un brouillon ou de revenir sur ses pas pour préciser sa pensée, pour ajouter des éléments à la séquence qu’il est en train de construire.

« Poème qui s’en va, de passage,
Entre le monde et le bruit des mots.
On s’invente un désert en parlant parce qu’on oublie
Qu’on est au paradis.
Je suis là que de passage, un pied
Dans le vivant, l’autre pris
dans le bruit du vivant. »

Il voit, surprend telle attitude, tel geste, tel sourire ou regard, sort parfois son appareil photo pour mémoriser un instant, pour le faire bouger ensuite dans son poème. Toute la vie simple, habituelle, silencieuse ou tumultueuse qui bruisse autour de lui l’attire.

« Je voudrais m’en aller dans un poème
Pour être comme à côté du corps
De quelqu’un d’autre, un corps
Où la parole ne trahit pas le silence.
Mais le poème est trop de ruse et rien
Qu’on pourrait caresser. »

Ce volume (de 360 pages) est plein de paysages, de mouvements, de haltes, de moments de vie, de partages, d’amitié, de recueillement dans certains cimetières, de gestes, de visites, de dons, d’offrandes, de retenue, de découvertes et c’est son auteur qui en parle le mieux :

« Ces livres sont des gestes d’écriture, qui ne veulent rien expliquer, qui veulent seulement rencontrer, et continuer de s’étonner (heureusement ou pas), de découvrir et de se découvrir dans la compagnie de l’autre, qui est l’hôte, ce mot qui met superbement ensemble l’autre et le même. »

James Sacré : Une fin d'après-midi continuée, postface de Serge Martin, éditions Tarabuste.

dimanche 29 mai 2022

Figures de solitudes / Brouettes

Où qu’il se trouve, James Sacré aime se saisir, dès qu’il en a l’occasion, d’une image brève et animée qui ne semble là que pour s’offrir à son regard. Partout, la vie vibre de mille détails. Il faut être sur le qui-vive pour ne pas les rater. S’il sort volontiers son appareil-photo pour figer l’instant, il préfère, dans un premier temps, en dessiner les contours sur place et travailler sur le motif. Il laisse venir les émotions. Elles naissent d’un objet, d’un outil, d’un pan de mur, d’un âne qui braie ou d’un bâtiment de ferme à l’abandon. Ainsi apparaissent les premiers mots d’un poème.

« On voudrait le poème comme une de ces grandes maisons
Aussi larges que longues en Toscane,
Assez en hauteur sur une pente. Une maison
Qu’on ne connaîtra pas. On la voit de loin
Son volume de pierre ou de brique si fortement mis
Dans ce paysage qu’on traverse, et bientôt
On ne fait plus qu’en rêver. »

On suit ses promenades en Toscane (et ailleurs en Italie), en Andalousie, au Maroc ou aux États-Unis (mais aussi à Montpellier, à Lagrasse, à Bédarieux), sur des itinéraires non balisés, plutôt dans la campagne, parfois dans les bourgades (dont il fait entrer les noms ensoleillés, propices aux voyages, dans ses poèmes) et on s’arrête avec lui devant tel ou tel fragment de territoire qui le renvoie à sa propre histoire, à son village natal, à son enfance, aux disparus qui bougent dans sa mémoire, aux odeurs de la terre, aux goûts des mets simples que préparait sa mère.

« Du caillé, cru ou juste un peu cuit
Comme le faisait maman, la matière ainsi légèrement plissée
Et qui bouge dans le petit lait qui la baigne.
Du caillé j’en trouve encore parfois
Chez quelque marchand de laitages
Au Maroc, à Cougou
On le descendait d’abord au fond du puits
Qu’il y prenne une fraîcheur d’eau sombre
Alors évidemment du lait entier trait la veille au soir,
Un puits, le plat creux pour y mettre le tremblant du caillé
On comprend que ce n’est plus possible d’en trouver
Pour encore en manger. »

Chez James Sacré, tout est lentement, patiemment posé sur la page. Le poème qui se construit sous nos yeux incite au partage. Les cinq sens sont mis à contribution pour établir des passerelles entre lui et son lecteur, entre un lieu et un autre, entre l’instant présent et le passé. Cette harmonie secrète, qui existe bel et bien, ne l’empêche pas d’espérer plus encore. Ou de pointer la fragilité des mots qui ne peuvent transmettre que partiellement ce qu’il ressent. Il l’exprime dans des textes en prose où il est question du grand chantier qu’il ouvre à chaque fois qu’il entreprend un nouveau livre.

« Forcément qu’un livre est trace de par où est passé moins ton pied que ta pensée ou l’incertitude inquiète et désireuse de ta rêverie. Aucun lecteur pourtant, ni même toi quand tu relis, ne sera le fin chasseur qui saurait lire d’emblée quel corps et quel esprit vivants ont laissé des marques dans ces fragiles bouts d’écriture que la pluie du temps bientôt défait. »

Si James Sacré interroge ces solitudes qu’il rencontre çà et là, depuis l’enfance, et qui se manifestent à travers un visage (souvent disparu) ou dans quelque pan ou scène fugitive d’un hameau traversé, il s’attache également à tous ces outils qui sont seuls, eux aussi, parfois abandonnés, promis à la rouille et aux ronces. Ainsi ces brouettes qu’il caresse du regard et qui, simples et usuelles, roulent toujours, poussées par deux bras vigoureux, ou qui dorment au soleil, près d’un hangar ou dans une cour de ferme, en attendant qu’on les réveille.

« On imagine très bien toute la technologie moderne
Les têtes farcies de savoirs virtuels, remplies d’affirmations prétentieuses
On les entend
Se moquer des brouettes
Comme il n’y a pas si longtemps
On se moquait des ânes.
Évidemment qu’on n’a pas besoin d’une brouette
Pour transporter son I-pad ou verser des données
Dans son ordinateur. Pourtant
Si tu tapes le mot brouette dans ton moteur de recherche
Te voilà dans mille jardins, au cul des vaches,
Comme en de multiples chantiers, et jusqu’en pas mal de poèmes ! »

Les brouettes, il les repère au fil de ses promenades. Il les photographie, cherche à deviner ce que dissimule leur silence (de bois ou de métal) et leur apparente tranquillité. Il les suit au travail. À côté d’elles, « des ouvriers s’interpellent ». Elles ne répondent rien. N’en pensent pas moins. Attendent leur heure. Savent qu’ils vont les pousser dans des chemins cabossés pour porter à leur place, dans leur caisse, leur ventre profond, des charges trop lourdes pour eux.

« Une brouette c’est toujours
Du rêve et du réel emmêlés. »

James Sacré : Figures de solitudes, éditions Tarabuste, Brouettes, dessins de Yvon Vey, éditions Obsidiane.

mardi 4 mai 2021

Quel tissus se déchire ?

James Sacré a déjà consacré deux recueils de poèmes à la mémoire de son père décédé qui revient, périodiquement, lui rendre visite. À ces deux ensembles, qui sont ici repris, s’en ajoute un troisième, inédit, où celui qui est parti il y a maintenant une bonne vingtaine d’années réapparaît à nouveau, la plupart du temps lors d’un déplacement du poète. Celui-ci est souvent seul, dans un train ou dans une chambre d’hôtel, ou arpentant les rues d’une ville qu’il connaît peu ou pas du tout, en France ou au Maroc, en Italie, aux États-Unis (où il a longtemps vécu) et tout à coup le père est là, un peu de sa présence arrive, à cause d’un visage qui lui ressemble, d’un geste qui lui était familier, d’un paysan taciturne qui travaille sa terre comme il le faisait naguère, ou à cause d’un paysage qu’il n’aura jamais vu mais qui lui aurait sans doute plu.

« Isolina, quatre-vingt-quinze ans,
Elle continue des gestes que tu as faits
Jusqu’à cette foutue hospitalisation, toi aussi
Joignant les quatre-vingt-dix ans.
La voilà marchant dans la raise de terre noire
À la main une pomme de terre qu’elle y va mettre
Un seau tenu par l’autre. Chez nous
C’était des baquets, toi qui les fabriquais parfois. »

Le père – ou sa figure – vient aussi quand quelqu’un qui lui était proche part le rejoindre. Ce peut être le voisin Gustave, l’oncle Ernest, la mère bien sûr (« ce matin maman s’en est allée »), d’autres de la famille ou de la contrée qui, le temps d’un poème, nimbent d’un peu de nostalgie un présent qui s’écrira désormais sans eux.

« Autant de prénoms qui ne sont plus que des mots, c’est comme
À l’oreille de mon souvenir qui n’entend plus très bien
La musique d’un village qui n’existe plus. »

Partout où il va, James Sacré peut, subrepticement, susciter la présence de son père et s’il parvient à le saisir ainsi, par bribes, réussissant au fil des poèmes, qui couvrent deux décennies, à dresser son portrait, c’est parce qu’il a constamment l’esprit en alerte. Ce faisant, il offre une belle existence posthume à celui qui est à l’origine de la sienne.

« Plusieurs fois durant ce voyage au fin fond de l’Italie
Des gestes de toi me sont revenus.
C’est à cause de cartouches vides trouvées en divers endroits
Des cartouches à tige en plastique alors que les tiennes étaient en carton
Mais quelque chose de semblable dans leurs couleurs
Et j’imagine que ces chasseurs des Pouilles, peut-être aussi paysans
Dans la contrée de pierre et d’oliviers qu’est la région,
Avaient comme toi préparé (mesurer la dosette de poudre, choisir un calibre de plomb)
Préparé leurs cartouches sur la table de la cuisine après un repas du soir. »

Il tient, sans le vouloir, une sorte de carnet de route où, apparaît, en creux, un autre portrait : le sien, celui d’un homme qui n’a de cesse de découvrir, de rencontrer, d’écouter les autres, de sentir à leur contact vibrer des fragments de son histoire. L’ensemble, très ample, est évidemment soutenue par l’écriture de James Sacré, sa précision, sa subtilité, ses sinuosités qui emportent, ses questionnements (que l’on retrouve dans le titre comme dans de nombreux autres poèmes qui se terminent par un point d’interrogation) et son attention aux paysages qu’il décrit, tel un peintre, avec justesse, en quelques traits, quelques vers concrets que le lecteur visualise aisément.

 James Sacré : Quel tissu se déchire ?, éditions Tarabuste.

 

James Sacré s’associe régulièrement avec des peintres pour concevoir des livres à quatre mains. Celui qu’il vient de réaliser avec Raphaël Segura a pour titre Les arbres aussi sont du silence. L’ouvrage, très réussi, contient de nombreuses encres de chine qui font naître plusieurs suites de poèmes.

« Un jour quelqu’un dessine des troncs et branches d’arbres nus. À cause peut-être d’une rencontre avec de vrais arbres. Mais rencontre aussi avec un papier fait à partir de l’écorce d’une variété de mûriers cultivée à Madagascar.
Puis rencontre avec des poèmes : les dessins font penser et rêver, donnent des mots qui en appellent d’autres. »

James Sacré / Raphaël Segura : Les arbres sont aussi du silence, éditions Voix d'encre.


vendredi 22 mai 2020

Antoine Emaz et James Sacré

En plus de l’amitié, c’est une belle complicité poétique qui unissait Antoine Emaz et James Sacré. La mort du premier, en mars 2019, est venue l’interrompre. Jusque là, chacun poursuivait son œuvre tout en suivant de près celle de l’autre. Existait entre eux une attention réciproque. Un besoin de partager des doutes, des questionnements essentiels et de nombreuses incertitudes en tentant d’y trouver des éléments de réponses dans leurs poèmes. Leur dialogue à distance était fructueux. Ils évoquaient régulièrement l’écriture de l’autre, çà et là, au hasard de leurs interventions en revues. Ainsi Antoine Emaz, dans Amastra-N- Gallar n° 10 :

« Lire James Sacré, c’est entrer dans un monde qui, livre après livre, devient plus familier. Rien d’hermétique, aucun mépris du lecteur, alors même que cette poésie est savante, dans son ordre. James Sacré m’a montré cela, autant que Reverdy, qui notait déjà : "Pas si simple que cela, d’être simple". Il y a un travail minutieux, mais il vise la clarté, même à travers la complexité des sensations ou des sentiments. »

Et James Sacré, Dans la parole de l’autre (Plis urgents n° 48, éditions V. Rougier) :

« Quelqu’un écrit des livres. Comme beaucoup d’autres gens. Mais tu rencontres ceux-là, les livres d’Antoine Emaz. Comment tu les as rencontrés ça n’a pas trop d’importance et ça n’explique rien. Toute rencontre est un hasard (même si le hasard a cheminé par des voies qui semblent, après coup, avoir été préparées). Ce qui étonne c’est que la rencontre brille, ou qu’elle dure. C’est à cause des livres, à cause éventuellement du visage et des façons d’être de celui qui les écrit. À cause de moi ? Oui, sans doute aussi, à cause de mes propres livres : ils entendent dans ceux d’Antoine Emaz une amitié. Une amitié comme une grande tape solide qui remettrait d’aplomb un laisser-aller (heureux, à bon compte sans doute) de mon écriture. »

L’un et l’autre n’avaient jamais encore été réunis (si l’on excepte la remarquable préface donnée par Emaz pour Figures qui bougent un peu, poésie Gallimard) dans un même ouvrage. C’est, depuis quelques mois, chose faite grâce aux éditions méridianes et à sa collection Duo. Le livre regroupe deux suites de poèmes : Sans place d’Antoine Emaz et Je s’en va de James Sacré. C’est un paysage de bord de mer, par temps calme et air vif, dans la lenteur des vagues et sous le bleu d’un ciel lumineux, qu’interroge Antoine Emaz. :

« silence
sauf le vent

rien n’a lieu
sinon des nuages parfois
des vagues

avec des yeux de sable
peut-être
on pourrait raconter


non
ce qui se perd ici

ce n’est pas du vivant
ou du mort
seulement du temps
pour personne »

James Sacré lui répond en faisant bouger sa mémoire, en lui offrant d’autres paysages, portant réconfort à celui qui vient d’exprimer son impossibilité à se trouver une place dans l’immensité de sable, de mer, de ciel qui l’entoure.

« Des souvenirs sont dans la tête, y font
Un léger bougé de vie couleurs.

On ne sait pas ce qui tient,
mais quelque chose de continué :
Tel sourire au loin dans un chandail de laine bleue
La clarté d’un regard sur le Ponte Vecchio à Florence
Le jardin qu’on vient d’y travailler.

Aujourd’hui
Quelque chose de continué tient
Pour jusqu’à demain,

(Qu’on se dit). »

Ce livre est précieux. Les apparences ne leur suffisent pas. Il leur faut creuser, détecter, déceler. Voir ce qui se cache en dessous. Résister, borner le temps qui leur est imparti. Faire confiance aux mots.

Antoine Emaz : Sans place, James Sacré : Je s’en va, éditions méridianes.
.
Logo : Antoine Emaz et James Sacré au café-librairie "Le papier timbré" à Rennes, le 20 mars 2010, photo : Françoise Bauduin.

samedi 10 novembre 2018

Écrire pour t’aimer ; à S.B.

Subtile et concrète, adoptant volontiers une sorte d’hésitation naturelle qui invite le lecteur à déambuler, la poésie de James Sacré est reconnaissable entre toutes. Elle l’était déjà dès la parution de Cœur élégie rouge (Le Seuil, 1972) et n’a, depuis, cessé d’affirmer sa singularité. On la retrouve avec plaisir dans Écrire pour t’aimer ; à S.B., livre publié une première fois en 1984 (aux éditions Ryôan-ji / André Dimanche) et récemment réédité.

Il déplie une période de son histoire, visualise les scènes où S.B. apparaît et choisit d’écrire pour l’aimer. Il doit pour cela le rendre présent, ramener à la surface des moments de vie partagée. Ce peut être une sortie au bal en fin de semaine, une photo retrouvée d’une excursion au Mont Saint-Michel ou un voyage en camion dans une campagne toute imprégnée d’odeurs qui, elles aussi, reviennent.

« Ce voyage en camion j’en voulais parler à cause de raisons
Toutes simples, les mêmes que tout le monde aurait
De raconter comment c’est quelqu’un qu’on aime bien, d’être avec. »

Il cherche le bon angle, fouille dans ses émotions, revoit des couleurs (le bleu est omniprésent), des lieux paisibles, des instants chaleureux et dresse un portrait sommaire de l’énigmatique S.B. Peu à peu, une silhouette se dessine. On devine un sourire, une force paisible, un visage capté de profil offrant l’éclat d’une joue attirante.

« Il y a c’est sûr des mots pas faciles à mettre dans cette histoire.
Des mots qui sont comme du linge et des affaires intimes,
On les devine à travers les banalités qui sont dites
comme d’autres plus excessifs clichés. »

C’est à une approche de l’intime – avec ses tâtonnements, son tremblé léger – que James Sacré s’attelle. Il avance par paliers, avec douceur et tendresse – désir aussi – pour dire ce que recèle une telle amitié amoureuse.

« T’en souviens-tu comme je t’emporte à jamais dans mon cœur avec ton beau prénom presque rien,
La rengaine d’un amour impossible un dimanche et l’odeur de la brillantine.
J’aimerais faire comprendre à travers la qualité et machine souple
Des mots mis ensemble,
L’effet que produit dans mon corps
La moindre complicité (roublarde ou naïve) que ton sourire accroche
à du temps qui passe entre nous. »

Poème après poème, il reconstitue les gestes souples et précis d’un être vers lequel il se sentait attiré. Il essaie de restituer la tension que cela éveillait en lui.

« C’est d’une drôle de façon qu’on traverse la vie, le bonheur
A comme un goût de solitude. Écrire pour aimer
Donne à la fin l’impression d’un grand silence »

L’ensemble se termine par une série de poèmes inédits. Écrits après la mort de S.B., ils disent la perte, l’absence, la solitude et permettent à James Sacré de faire retour sur le livre initial.

 « Ce livre d’émoi et de tourment mal pensés
Je l’entendais dans mon seul sentiment. »

James Sacré : Écrire pour t’aimer ; à S.B., suivi de S.B. hors du temps, éditions Faï fioc.

 De tous temps, James Sacré a écrit en proximité (et complicité) avec les peintres. Deux livres récents viennent le rappeler de très belle manière : Et parier que dedans se donne aussi la beauté, en compagnie de Guy Calamusa (Aencrages & Co) et Une main seconde avec des dessins de Jacques Clauzel (éditions Fario).


jeudi 21 avril 2016

Figures qui bougent un peu et autres poèmes

Entrer dans un livre de James Sacré c’est d’abord voir bouger sous nos yeux tous ces morceaux de vie éparpillés qu’il na de cesse de sauvegarder, qu’il met bout à bout, presque toujours au présent, qu’il travaille, qu’il pétrit, qu’il manie à la façon d’un artisan, dans ce qu’il nomme parfois sa « boulange », nous embarquant tout autant dans son quotidien que dans les méandres de sa mémoire. Celle-ci aime s’émouvoir au contact d’un paysage, d’un décor urbain, d’un changement de temps ou d’une couleur (souvent le rouge des tuiles ou le vert de l’herbe) et profiter d’un détail, d’un geste, d’une situation particulière pour se réactiver à l’improviste. Elle passe aisément de la Nouvelle-Angleterre (où l’auteur a longtemps vécu, et où se situent plusieurs séquences de ce livre) à la ferme familiale de Cougou en Vendée (où est l’ancrage familial et paysan qui demeure intact et réconfortant).

Le ton de ces Figures qui bougent un peu est donné dès le premier poème. C’est un chant lent qui emporte. Et qui berce, apaise et évite les brusques embardées pour guider le lecteur dans de très riches sinuosités. Le poète a pourtant l’impression d’avancer dans de trop pauvres images et s’en excuse presque, s’en veut de ne pas être assez précis, de devoir sans cesse se reprendre, se demandant si le mot choisi est le bon, si la séquence, la« figure » approchée, tient vraiment debout, si l’ensemble n’est pas trop empreint de redites. Or, ce sont justement ces doutes, ces hésitations, ces imprécisions revues et réparées, ces paysages divers, ces moments brefs captés en un éclair et leur accumulation qui font, en s’associant pleinement, la force de ces poème.

Il avance à coup d’infimes variations. S’interroge et parle au lecteur. Lui propose d’effectuer un bout de route avec lui, le temps d’un livre qu’il construit patiemment, à son rythme, en enchaînant les figures (il y en a 46 au total, ce peut être un pigeon mort dans un caniveau, ou une sensation de bien-être, ou une appréhension de la mort, ou un toit qui rutile au soleil, ou l’ambiance d’un jour de Toussaint, ou une approche de la musique – Mozart ou Monteverdi – de nuit sur un vieil électrophone) tant aux États-Unis qu’à Paris ou en Vendée, dans des mouvements qui suivent les lieux et les saisons. Il se pense maladroit, peu habile, mal à l’aise avec les mots qu’il aime et qu’il assemble dans cette langue qui lui est propre et qui semble de temps à autre boiter alors qu’elle chemine bel et bien sur la page, gaillarde s’il le faut, vivante comme peu d’autres, avec ses racines qui se nourrissent en profondeur de tournures empruntées au patois Poitevin et à un vieux français dont il sait déjouer les pièges en tirant sur quelques unes de ses ficelles avec subtilité.

« Le pays que je parle c’est pas loin dans le temps c’est vivant
mais rien d’organisé les buissons les jardins tout
mal délimités les arbres s’en vont
dans les campagnes d’à côté aussi le patois
c’est pas comme un cœur central à préserver
plutôt comme un pâtis laissé les autres
le traversent les grandes herbes cassées
quand j’y pense avec un poème ça
détruit ça refait le pays. le cœur est à côté. »

Antoine Emaz, qui donne une préface lumineuse à cet ensemble, rappelle combien chaque titre de James Sacré est en soi un livre à part entière et non un recueil de poèmes. Quelque chose de mal raconté, deuxième livre réédité dans ce volume, en est l’exemple type. Il y a là une volonté de construire page à page un ensemble qui doit trouver son unité grâce aux différents lieux, paysages, émotions et sensations que l’auteur découvre, explore et retranscrit avec ses outils. Fidèle à sa méthode, il pose ses poèmes au fur et à mesure de leur écriture, en suivant les étapes d’un périple qu’il effectue à travers plusieurs états américains. Il veut faire entrer la narration dans son livre et y parvient à sa manière. En racontant, « mal », précise-t-il, mais en racontant tout de même son parcours en zigzag de villes en petits bourgs, avec patience et légèreté, mettant à profit son sens de l’observation et sa grande disponibilité. Il est happé par ce qu’il voit. Et tient non seulement à l’écrire mais aussi à le rattacher à ces multiples fragments de mémoire qui affleurent, le ramenant régulièrement à son enfance et à ses paysages fondateurs.

« Maintenant les rues pauvres d’un petit bourg américain
chambranles et seuils en bois gauchis plaques de matériau goudronné ça ressemble
à des coins sales d’un village en Vendée tout ça
devient la solitude et la familiarité mélangées rien
quelque chose de mal raconté. »

L’ouvrage se termine avec en sa troisième partie la réédition d’Une petite fille silencieuse, un ensemble qui bouleverse et touche profondément. Sacré y dit la maladie et la mort de l’enfant (Katia) à qui il dédie son livre. Ce qui marque, c’est sa pudeur. Mêlée à une voix douce, presque caressante, qui murmure et s’adresse à celle qui n’est plus. La mort de la (de sa) petite fille est d’une extrême gravité. Il ne veut pas en rajouter. Ne pas sombrer dans une détresse sans nom. Ne pas, non plus, attiser la pitié (des autres). Ne pas mettre en scène ce qui doit rester secret, ne pas tirer sur le fil du pathos mais plutôt tenter d’apaiser la douleur en lui parlant calmement, en la rendant présente, par intermittences, à ce monde qui parfois, et cela paraît injuste, éclate de beauté alors que quelque part quelqu’un, inévitablement, pleure la perte d’un enfant.

« Le mouvement que fait dans la fenêtre tout un feuillage d’arbre
Immobile à des moments, puis soudain
Comme emporté presque pressant,
C’est sans rapport sans doute avec toi qui n’es plus rien mais
Tu aimais t’asseoir aussi devant le monde qui respire.
Il respire encore et dans ses mouvements d’arbre
Est-ce que j’ai tort d’entendre ton affection d’enfant qui s’inquiète ? »

Rien n’est dit du nom de la maladie. Ni de l’âge de la petite fille. Que l’on voit subrepticement vivre avec des appareils qui l’encombrent quand elle se déplace dans sa chambre d’hôpital. Elle se demande bien pourquoi cela lui est tombé dessus. Ce qui se passe avant et après la disparition, il le murmure avec une grande retenue. Seul, face au silence, prononçant des mots simples (« Les mots je les voudrais / Avec un sens facile / À comprendre dans ce poème ») à l’adresse de la petite fille silencieuse qui, lui semble-t-il, peut parfois l’entendre, et même le rejoindre, quelque part, « dans l’énorme solitude du monde.

James Sacré : Figures qui bougent un peu et autres poèmes, préface d’Antoine Emaz, Poésie / Gallimard n° 510

On peut retrouver longuement James Sacré en se plongeant dans le livre très complet que vient de lui consacrer Alexis Pelletier aux éditions des Vanneaux, au sein de la collection "Présence de la poésie". Essai (une minutieuse et impeccable étude titrée James Sacré – Figures de l’accueil, un entretien, un choix de poèmes, un cahier photos et une bibliographie complète forment un ensemble qui permet de mieux appréhender cette œuvre importante et foisonnante.

samedi 28 février 2015

Ne sont-elles qu'images muettes et regards qu'on ne comprend pas ?

Lors de ses voyages à l’intérieur des États-Unis, pays dans lequel il a vécu de 1965 à 2000, James Sacré a acheté de nombreuses cartes postales datant de la fin du dix-neuvième siècle ou du début du vingtième. Il s’est tout particulièrement tourné vers celles où étaient représentées des femmes indiennes. C’est en partant de quelques unes de ces photos qu’il a conçu la suite de poèmes qu’il donne à lire aujourd’hui. Ce qu’il interroge, et son titre même est en ce sens explicite, c’est la relation qui peut s’instaurer entre l’image et celui qui la scrute. Question de regard mais aussi de réflexion et de culture. Pour rendre ces clichés expressifs, il ne se sent pas obligé de les reproduire et c’est l’un des paris du livre, les lavis de Colette Deblé, réalisés "à partir de", les remplaçant judicieusement. Il faut par contre saisir l’expression des visages et l’intensité des regards en faisant en sorte que l’image bouge sur la page. C’est ce à quoi il s’attache. Il remet en route ces instantanés, s’immisce dans la pensée de celles qui posent et donne des indices quant à leur quotidien en s’attardant sur tel ou tel détail.

« Je me demande
Si son regard s’interroge à propos du photographe ou s’il pense
Au travail qui reste à faire, ou peut-être
Au plaisir d’être là dans les couleurs de terre
Celles des laines, avec ce dessin du tapis
Qui vient, qui reste vivant
Dans sa tête et ses mains. »

Il suggère, par touches brèves, en déployant cette écriture sinueuse qu’on lui connaît,  qui est toute modestie, simplicité, hésitation, ce que pouvait être la vie de ces femmes qui travaillaient dans le tissage ou la poterie en ne s’arrêtant que pour répondre à la demande d’un photographe qui aura (tandis qu’elles resteront anonymes) son nom inscrit au dos de la photo.

« Les femmes navajos ne sont pas, c’est sûr
Que figures de cartes postales, ni les femmes hopies
Ni celles d’autres tribus – ce drôle de mot, tribu
Comme encore un viseur d’appareil photo
Qui ne prend que des clichés. Et clichés
Que propose aussi mon poème. »

Il ne s’appuie pas uniquement sur ces images qui datent de plus d’un siècle. Le fait d’avoir vécu sur place, d’ avoir longuement côtoyé des femmes indiennes, l’aide à passer par delà les époques et à dire le présent de celles dont on a volé la terre d’origine. Il les croise au marché aux puces de Gallup ou « dans le coin cafeteria d’un magasin Bashas’, à Kayenta ». Il leur parle, les écoute, évoque leur douleur et leur fierté. Se sait relié à elles par des liens profonds, ancestraux, qui ont à voir avec la simplicité des vies pauvres et des travaux de la terre.

 James Sacré : Ne sont-elles qu’images muettes et regards qu’on ne comprend pas ?, lavis de Colette Deblé, collection Ecri(peind)re, éditions Aencranges & Co.



jeudi 15 mai 2014

Donne-moi ton enfance

Le motif de l’enfance revient souvent dans la poésie de James Sacré. Et il n’est pas étonnant de le voir, aujourd’hui, lui consacrer un livre tout entier. Il le débute en demandant à l’un de ses amis marocains de lui dire ce que furent ses premières années, espérant que cela déclenchera en lui de précieux souvenirs. Mêler (« par le moyen de poèmes ») certains éléments de sa mémoire à celle d’un autre, rattaché lui aussi, par ses origines, au travail de la terre et à l’habitude de vivre au dehors, dans des paysages familiers, l’aide non seulement à extraire certaines séquences passées mais aussi à les réinventer.

« Par quel effet de mémoire qui fabule
Entre charpie de passé et des mots qui me viennent
Est-ce que des couleurs de mon enfance
(Et comme si j’y touchais) se trouveraient soudain là données
Parmi des gens que je ne connais pas »

Cette approche, cette façon de remonter à la surface (du présent) des fragments anciens, en revisitant un visage, en se remémorant une couleur ou une odeur, en pensant, seul dans un champs d’oliviers à Dar Belamri au Maroc, aux ormes désormais morts de Cougou en Vendée, est fréquente chez James Sacré. La fraîcheur de son regard et la capacité d’étonnement qui le caractérisent y sont pour beaucoup.

« En amont de l’enfance
Il y a d’où on vient, l’histoire et la nuit. »

L’évocation de ses parents, l’ancrage dans le monde paysan et le lien qui le relie à ses années fondatrices traversent ses poèmes sans jamais glisser vers la nostalgie. Il touche de simples parcelles de réalité et laisse ensuite son imagination, et son vocabulaire, et ses tournures de phrases, et cette scansion si particulière qui lui sert de tempo, travailler sur le motif. Cela ouvre, où qu’il se trouve, et sans même fermer les yeux, des images que l’on pourrait croire un peu jaunies et qui, tout à coup, s’animent dans le livre, faisant se côtoyer diverses époques en un même élan.

Le père apparaît avec un bout de papier à cigarette collée sur la joue à cause d’une coupure due au rasoir. L’œil grand ouvert d’un cheval qui dort debout dans l’ombre d’une écurie étonne celui qui le croise à nouveau, cinquante ans plus tard. Le cartable en peau de veau (élevé maison) travaillé par le bourrelier du coin revient lever un coin du voile derrière lequel se trouvent l’école, le préau, l’orange de Noël, les prés, la paille, les premiers émois du corps ... Le chien Bob se remet à gambader comme aux plus beaux jours. Et l’oncle Ernest n’est pas vraiment mort. En fait, c’est la vie qui passe, repasse.

« Le poème ne fait jamais
Que redire autrement (lignes, mouvement du phrasé)
Des paroles ressassées, et ce désir muet
Porté dans le vent du temps. »

L’enfance qui flâne dans presque tous ses livres, James Sacré l’aborde également dans Parler avec le poème, riche recueil d’entretiens récemment publié (éditions La Baconnière). Il dit sa présence, permanente, tout au long du parcours, pour celui qui sait la porter en lui. Rien ne peut la faire disparaître. Il la compare à « un ami qui s’en va et qui est toujours un ami ».

« Alors pourquoi l’enfance ? Je n’y cherche pourtant aucun secret qui serait une clef. Chaque fois que j’y porte mes mots c’est rien de plus simple ni de plus dense qu’un moment d’amitié aujourd’hui, qu’un travail à faire pour demain, qu’un désir de mon corps tout à l’heure, rien de plus que le plaisir ou l’ennui tous les jours. »


 James Sacré : Donne-moi ton enfance, Tarabuste éditeur.


vendredi 24 mai 2013

Affaires d'écriture

James Sacré a toujours plusieurs séries de poèmes en cours. Il poursuit cette œuvre déjà conséquente qu’on lui connaît en faisant de fréquents et nécessaires retours en arrière. Relire de temps à autre quelques uns de ses livres l’amène à déceler çà et là un chemin, une lumière ou une émotion (mais ça peut être aussi un fruit, un objet, un outil, une fontaine) qui furent à l’époque à peine effleurés et sur lesquels il désire s’appuyer pour poursuivre la route en essayant de mieux saisir ce qui va s’y trouver.

« En fait je ne suis jamais passé à autre chose : je ne fais toujours que reprendre mon geste : écrire un livre de poèmes. »

Ce chantier perpétuellement ouvert a des bases solides. Quiconque le lit depuis plusieurs années le sait et ces Affaires d’écritures, où sont réunis quelques uns de ses ouvrages, nous le démontrent à nouveau en offrant, de façon non chronologique, des ensembles publiés entre 1968 et 2003. On y retrouve ce constant va-et-vient qui, d’un livre l’autre, permet à la mémoire de se réactiver en se frottant au présent. Un mot, un regard, un lieu-dit ou tout autre indice imprévu (une faneuse rouillée, un lavoir désaffecté, une charpente qui craque, deux corbeaux – lui dit « grolles » – posés en haut d’un orme) suffisent pour que s’enclenche en lui le mouvement qui va amorcer la pompe, le cœur, le « geste » d’écriture.

« Tout ça déjà décrit, d’autres poèmes, déjà dans le temps : bouts de plaines anonymes, des endroits sans force de symbole, sans apparent désir d’être des rêves dans la mémoire humaine...

silences d’herbe dure, rangés sur les planches de nos souvenirs comme des pains rassis et des couennes poivrées de vieux jambons... »

L’ancrage dans le paysage, tout particulièrement dans celui, tout en méandres et en contrastes, qui fut celui de son enfance à la ferme en Vendée, est très présent. James Sacré reste attentif et curieux. Il ne se laisse jamais aller à ce qui touche au vaste panorama. Ce qu’il cherche, c’est l’approche familière qui va l’aider à dire non seulement un morceau du paysage (pâtis, haies, pièce de luzerne ou buisson d’aubépine) mais aussi des instants de la vie quotidienne de ceux qui travaillent ce territoire si particulier en étant, d’une certaine manière, et en retour, eux aussi, dans leur corps et jusque dans leur langue, leurs gestes, également travaillés par lui.

« Évidemment d’écrire un paysage ça n’en dit pas grand chose mais ça fait que voilà un poème pour parler même si c’est pas précis ses mots la tournure de ses phrases l’ensemble c’est bien comme une espèce de gros buisson. »

Sa façon de tâtonner avant d’attraper la couleur juste (c’est souvent le rouge qui chez lui domine), ou le nom de l’arbre, ou de l’oiseau, ou de l’outil dont il parle, posséder ce vocabulaire, ce lexique approprié et l’associer à la tournure et à l’emboîtement des mots et des verbes qui lui semblent les plus pertinents, sans oublier la possible rime ou la césure qui s’invite à l’improviste, donne à sa voix cette singularité à laquelle viennent s’ajouter certaines particularités, venues du patois vendéen.

« Est-ce qu’on a tellement l’air paysan
Si on ressemble à du patois ?
À cause d’une façon d’attraper les mots
Qui fait bouger la tête comme ça
Plutôt qu’autrement, sans doute...
Pour le reste ça veut dire quoi parler comme un paysan ? »

Les poèmes réunis courent sur plus de trois décennies. Ils attestent de la grande continuité d’une œuvre en mouvement. Leur forme bouge. James Sacré passe aisément de la prose au vers, y compris dans l’espace d’une même page. Pour lui, ces textes sont des « ancrits ». Ce mot, qui avait donné son titre au bel ensemble qu’avait édité en 1983 Thierry Bouchard (ensemble ici repris), n’a pas été choisi par hasard. On le trouve dès 1876 dans le Glossaire du patois poitevin établi par l’abbé Lalanne qui en donne une définition très simple : un ancrit est un écrit imprimé.

« Un ancrit comme le dit la définition du mot, n’est pas forcément un poème. J’aime que cela me permette d’écrire sans m’inquiéter de savoir si j’écris un poème ou pas. J’écris. Ou quelque chose s’écrit (comme on dit maintenant depuis, disons Rimbaud) ».

James Sacré évoque, avant ou après quelques unes de ces suites rééditées, ce qui, à l’époque, avait suscité leur écriture et s’arrête sur ce qui, aujourd’hui, l’amène à les rassembler, en y posant un regard bienveillant et en parvenant à créer une belle unité, dans un même et nouveau livre. On y avance lentement, c’est un réel bonheur de lecture, un long cheminement, passant des sous-bois à l’aire libre en multipliant les zigzags et les rencontres, guidé par cette voix qui interroge et qui s’immisce dans les interstices du paysage, de la mémoire et de la langue sans jamais perdre (bien au contraire) de sa précision, de sa simplicité et de sa force.


 James Sacré : Affaires d’écriture, collection Reprises, Tarabuste éditeur.

dimanche 11 septembre 2011

Mobile de camions couleurs

James Sacré a longtemps sillonné les routes américaines. Ses longs et minutieux périples se retrouvaient déjà au cœur de l’imposant America Solitudes. Cette fois, son voyage se fait de façon tout aussi précise mais plus directe. Deux éléments, liés au regard et à la route, servent d’appuis (et peut-être aussi de déclencheurs) à son projet. D’abord le livre Mobile (sous-titré Éléments pour une représentation des États-Unis) que Michel Butor publia en 1962, jouant sur l’homonymie des noms de villes des différents états pour jeter les bases de ses parcours listés, sinueux, concrets, détaillés, et ensuite le rôle essentiel, presque de tissage du territoire, qui est celui des grands camions colorés chargés de relier les différents points du continent en roulant d’une ville à l’autre, traversant les paysages sans les voir et emportant avec eux, dans leur fumée, dans leur chant lancinant, un peu des rêves de ceux qui les regardent s’éloigner et disparaître derrière la ligne d’horizon.

« C’est évidemment sur les grands axes routiers
Qu’on voit lancée toute leur force
Mais souvent les voilà où tu n’aurais pas cru, par exemple
La route quittée, sur une étroite bande de terre labourée
Juste avant d’arriver au pueblo de San Felipe
Une cabine motrice blanche avec sur le plancher de la remorque
Un tracteur agricole jaune l’ensemble
Sur un fond gris sali de vert, collines basses
Et l’ampleur du ciel au-dessus, ou l’ampleur du temps. »

La complicité entre Butor et Sacré est discrète mais très présente. Des fragments de Mobile prennent place dans le texte et l’ensemble donne à voir une série de photos réalisées par Butor aux États-Unis entre 1960 et 1965. Photos de villes où les camions ne sont pas visibles. Leur circulation n’a lieu que dans les poèmes. C’est là que James Sacré les cadre en un clin d’œil. Il surveille les aires de repos ou les parkings de restaurants pour poser son regard et ses mots sur les couleurs et leurs contrastes, sur les chromes qui brillent au soleil, sur les hauts pots d’échappement en forme d’oreilles dressées de part et d’autre du capot, sur « le museau carré », sur le nez busqué et grillagé, sur les cabines aménagées, sur les longues remorques de ces bâtiments silencieux qui bientôt vont se réveiller, repartir, bondir, rouler sur la route 66 ou plus loin encore, dans « les solitudes du Malpays »,

« Vont-ils vraiment
Tirer avec eux tout ce mauvais pays de laves noires et de genévriers
Jusqu’à Boston ou Chicago, jusqu’à Philadelphie ? »

Sacré aime sentir les camions se glisser et bouger dans ses poèmes. Il remplace parfois à distance des conducteurs « pas visibles dans leur cabine haut fermée ». Dans son livre, le trafic est soutenu. La mécanique répond au quart de tour. C’est « un cœur qui bat fort ». Qui rythme le travail incessant et le roulement permanent de ces véhicules qui traversent son imaginaire.

James Sacré : Mobile de camions couleurs, photographies de Michel Butor, Éditions Virgile.

vendredi 27 mai 2011

America solitudes

James Sacré écrit quelque part dans son livre que celui-ci a « peu à peu fait son chemin ». En réalité, il vient de loin. Il trouve sa source dans de précédents et déjà très anciens recueils. Il y travaillait depuis de longues années, sans jamais perdre le fil, offrant depuis 1991 quelques extraits à lire en revues mais ne dévoilant, finalement, presque rien de la somme que l’on découvre aujourd’hui.

L’ouvrage avoisine les 350 pages. Il est constitué de 47 séquences introduites par des titres souvent très expressifs : Va pas croire que le monde attendait tes mots, Un drôle d’emploi du mot désert, Le roulement des camions dans la solitude à Holbrook, Un peu de maïs et des prières pour la pluie, Façons de fête et pas vraiment à Santa Fe... Chacune d’entre elles marque une étape du périple désordonné que l’auteur et sa femme américaine ont réalisé, au fil du temps, à travers un pays trop vaste pour être écrit et décrit de long en large. Ce n’est d’ailleurs pas ce que recherche James Sacré. Ce qui l’anime, c’est cette nécessité de nouer, où qu’il se trouve, une relation infime entre le monde et les mots en créant un maillage à peine visible mais précis pour relier son regard au paysage et joindre, quand cela se peut, dans l’éphémère, par simples ricochets de la pensée, l’instant présent à un fragment de sa mémoire...

« Le temps parti ailleurs et pourtant là, on l’entendait hier soir à la nuit venue
Remuant dans le feuillage étoilé des touffes de creosotes
Et jusque dans le ciel quasi pleine lune :
C’était pareil qu’à Cougou, entre les granges qu’on ne distingue plus
Et quelques grands arbres.
À cougou où n’importe où.
Quand le monde semble enfin se reposer et penser plus finement. »

Chaque halte est l’occasion de se poser, de se mêler aux autres, de prendre ses marques dans un lieu en n’oubliant pas que celui-ci a une histoire, une mémoire particulière que l’homme de passage ne peut saisir que partiellement. Là où il s’arrête, il regarde, touche, interroge et avance en faisant humblement grincer la langue, notant, écrivant, repérant des détails qui vont l’aider à dire l’endroit en changeant constamment d’angle de vue et en donnant, par le menu, en tâtonnant, en ne négligeant rien, de la densité à ses escales.

On le suit longuement dans les territoires indiens. Il y fait de nombreuses incursions. Sait que l’ancrage initial se trouve là. Loin des clichés. De plein pied dans la réalité. Dans la restitution lente et plus qu’aléatoire et souvent jamais venue des terres confisquées.

« Au pays des Comanches, des Comanches
On n’en voit plus, presque plus.
Les Mohicans sont disparus,
Les Séminoles... et cetera. »

Il associe le lieu où il se trouve et la mémoire, même secrète, et parfois gommée, qui s’y attache. Pour cela, il lit, se documente, engage la conversation. Il fait de fréquents retours en arrière. Et procède plus à la manière d’un peintre (avec carnets, esquisses, croquis, travaux en cours) que du photographe qu’il lui arrive d’être, fixant alors en un quart de seconde un décor qu’il fera ensuite bouger à sa convenance dans les mots.

« À chaque fois que j’ai envie de prendre une photo, ou que j’en prends une
Je "vois" qu’il y aurait un poème à écrire
Mais pas facile de mettre ensemble d’un coup des rythmes et des phrases, et faire en sorte
Que de la figuration y soit en même temps un bon support pour l’imagination
Comme dans une photo. »

Ce pays où le « voilà mal ou bien vivant depuis vingt-huit ans », James Sacré le sillonne en zigzag, avec la lenteur qu’il faut pour s’imprégner des terres, montagnes, déserts et villes où il séjourne, se rendant au café, au restaurant, au musée, au camping, partout où il est sûr de pouvoir rencontrer quelques uns de ceux qui y vivent. Ceux qui ont tant de mal « à mettre ensemble » leurs solitudes.

Le livre est parfois traversé par la présence de son père qui revient, à l’improviste, le saluer là-bas. Soulevant des morceaux d’enfance. Qui se décollent. Et qui, à cause d’une couleur, d’un outil, d’un insecte, d’un arbre, se promènent eux aussi en Amérique, invisibles, cachés dans ce bagage immatériel qu’il porte partout où il va.

« C’est une route comme si
Entre Cougou et Vieille-Castille avec évidemment
Quelque chose de l’Ouest américain.
Les toits de zinc en partie rouillés font penser
Aux tôles des hangars chez mon père, une pie
Et de la chicorée sauvage fleurie, en bord de route. »

James Sacré : America solitudes, éditions André Dimanche.

mercredi 13 avril 2011

Portrait du père en travers du temps

Son père mort n’en continue pas moins de cheminer à ses côtés. Pas en permanence bien sûr, mais de temps à autre, venant à l’improviste habiter sa mémoire. Cela se passe dans « des moments de vie » particuliers. D’infimes réseaux se mettent à vibrer et inventent d’invisibles passerelles entre celui qui s’en est allé et celui qui reste. Ces moments-là, que nous avons tous, un jour ou l’autre, ressentis, James Sacré aime les noter ou s’en rappeler. Il les situe au fil des lieux où ils surviennent. Cela peut être en Vendée, au Maroc ou aux États-Unis. Peu importe, à chaque fois, il est le récepteur unique et attentif de ce qui advient.

"Souvent je n’écris pas
Les quelques mots qu’un moment de la vie
(La couleur bleue par exemple de la bouillie bordelaise)
A semblé me donner pour que je pense à mon père.
Je laisse le temps et les choses s’en aller."

Ces fragments, ces séquences bougent et s’immiscent peu à peu dans des poèmes qui n’étaient peut-être pas, à l’origine, destinés à prendre place dans un même livre mais qui, néanmoins, par la force des choses, et l’élément moteur qui les guide, se trouvent, « en travers du temps », devoir bel et bien former bloc.
Ces poèmes qui esquissent le portrait du père ont été écrits entre 2001 et 2007. Si la première année, celle du décès, s’avère la plus fournie, les autres viennent préciser, par un détail vestimentaire, un silence prolongé, un timbre de voix, l’utilisation du patois, la présence discrète de l’homme au quotidien.

"Il me reste de son corps
La couperose des joues, l’œil
Comme une question dure,
Son allure à la fin mal balancée."

Paysages et territoires d’enfance se glissent dans des poèmes nés ici et là, dans un restaurant d’Azila ou dans le cimetière de Saint-Benoît-du-Sault, au bord d’une route en Bretagne ou dans un endroit isolé d’Arizona, au gré de nombreuses escales et escapades. On  y retrouve à chaque fois la simplicité, la nonchalance, ce style mi-parlé, mi-écrit qu’utilise James Sacré et qui est peu à peu devenu sa langue, celle qu’il ne cesse de façonner.
Le père, souvent présent dans l’œuvre de Sacré, l’est ici plus que de coutume. Plusieurs indices, distillés avec parcimonie, aident à suivre la sinuosité de son parcours.

"J’ai pensé à mon père
Sans trop savoir pourquoi, peut-être simplement
Parce qu’il m’est venu cette idée qu’il a somme toute pas mal voyagé
À cause d’un emploi qu’il a eu, chez le vicomte de Chabot, à La Roussière,
À cause aussi de la guerre, oui je pense
À tout ce qu’il a vu et que je ne connais pas, ce qu’il a vu
Avant de revenir dans sa ferme du bord de la Vendée pour y rester."

L’ouvrage est  un livre à quatre mains. A celles du poète répondent celles du peintre Djamel Meskache (par ailleurs éditeur chez Tarabuste). Cinq de ses lithographies couleur y sont reproduites.

James Sacré : Portrait du père en travers du temps, éditions La Dragonne.