dimanche 29 novembre 2015

Victoria n'existe pas

Il monologue à tout va. Parle de son quartier (Victoria) à Athènes. Dit que s’il ne le reconnaît plus, c’est parce que trop d’étrangers s’y côtoient et y vivent, passant l’essentiel de leur temps dehors. Ceux-là, il les déteste. Il leur attribue tous les maux. C’est à cause d’eux que les pauvres comme lui galèrent et ne trouvent plus de travail.

Celui à qui il s’adresse est assis en face de lui dans un train qui file vers Athènes. Il n’a pas besoin de l’écouter longuement pour savoir de quel côté penche cet individu dont la parole chargée de haine ne mollit jamais. Il la reçoit tout en pianotant sur son ordinateur. Ose à peine en placer une. À chaque fois qu’il essaie, l’autre reprend la balle en assénant toujours   un peu plus ses propos xénophobes, égrenant les solutions radicales (et finales) qu’il préconise. Pour lui, la méthode appliquée par le Japon pendant la guerre qui l’opposait à la Chine mérite d’être étudiée de près.

« Qu’est-ce qu’ils mangent les Chinois ? Ils mangent du riz. Quand ils leur faisaient la guerre, les Japonais leur balançaient des jarres de riz par les avions. Des milliers. Sauf que le riz avait des puces, et les puces avaient la peste. T’as compris maintenant ? »

L’arme qui lui semble la mieux appropriée serait du pain empoisonné déposé dans un sac plastique à proximité des poubelles.

« On l’attache au bac à ordures comme des honnêtes gens, le petit Paki le prend, raide mort le petit Paki, cette fois t’as compris ? »

Il énonce cela sans sourciller et sans que les autres passagers du train bondé ne trouvent à y redire. Il poursuit. Fait partie de ceux qui pensent qu'un territoire n’appartient qu’à ceux qui y ont tissé des liens depuis de nombreuses générations. Les autres, y compris ceux qui arrivent d’un quartier situé à trois ou quatre rues de là, doivent déguerpir.

« Moi j’habite à deux pas d’Aghios, et à un feu de la place, donc j’appartiens à la place. »

Yannis Tsirbas, dont c’est ici le premier livre, entrecoupe le discours brutal de l’inconnu du train par quelques séquences où des anonymes  évoquent des épisodes de leur vie passée au cœur du quartier. Son texte est dense, âpre, sans concession, prompt à susciter le malaise tout en nommant clairement les choses. Le lecteur se retrouve au centre d’un ring improvisé qui est, hélas,  loin de lui être inconnu. Il y a d’un côté celui qui cogne à coups d’arguments usés mais difficiles à contrer et de l’autre celui qui sent qu’il n’a pas la force (ni l’envie) de répliquer. S’il intervient, l’autre le rabroue aussitôt, ajoutant invective et prestance physique à ce racisme ordinaire qu’il sait très en vogue et sur lequel il surfe avec aisance. Le face à face n’a pas lieu. Le causeur garde la parole puisque personne ne la lui conteste. Constat sans appel. Placé au cœur d’un livre nerveux, solide, implacable. Qui vise et tape là où ça fait mal.

 Yannis Tsirbas : Victoria n’existe pas, traduit du grec par Nicolas Pallier, Quidam éditeur

mercredi 18 novembre 2015

Bistrots, rades et comptoirs

Novembre, décembre. La pluie crépite sur le pare-brise d'un camion qui sillonne les routes de Bretagne à bon rythme. Il y a deux hommes à bord. Ils ont à peu près trente ans et se sont promis d'aller à la rencontre de ce qui se fait de mieux, autrement dit de plus convivial, authentique, tonique et chaleureux, en matière de vieux bistrots dans la péninsule. Celle-ci traîne, comme souvent à pareille époque, une pénurie de lumière susceptible d'alimenter, si l'on n'y prend garde, cette satanée mélancolie qui erre dans les parages. Il faut faire attention. Ne pas se laisser envahir par ce lierre mental qui ronge les sangs et use les neurones.

Pour garder intacte, en ces mois noirs, la fragile petite loupiote intérieure que chacun porte en soi, on peut par exemple, à l'improviste, abandonner un temps ses pénates (et télé, chats, charentaises) pour retrouver l'ambiance d'une buvette de proximité où l'on pourra, entre autres bienfaits, frotter sa solitude à celle des autres. Le remède est simple et efficace. Les deux qui longent d'abord la côte, puis s'aventurent dans les terres avant de pousser leur véhicule à l'assaut des montagnes râpées, le constatent dès le premier arrêt. Et ce qui se passe Au Maëva, sur le port du Légué à Plérin, tout en bas de Saint-Brieuc, va se reproduire partout où ils vont se poser. Chez Paulo, Chez Anza, Chez Mimi ou Chez Josette, dans tous ces rades de fortune où l'on parvient aisément à se réchauffer le cœur, la tête et les tripes en même temps, prédominent la même attention à l'autre, la même envie de s'exprimer, de mieux se connaître et de partager des moments de convivialité. Le régime qu'ils se sont auto-prescrits (au minimum un bar par jour - avec station prolongée au comptoir, tous les sens en éveil, curiosité de rigueur et discussions impromptues avec les tenanciers, tenancières et habitués) dure un peu moins de quarante jours. C'est une sorte de carême à l'envers et en saison creuse. Ils le mènent avec une certaine gourmandise. Y laissent parfois, à force d'écluser, un peu de santé mais cela est normal : tout sacerdoce à un coût. Et celui-ci, ce tour des havres chauds nichés entre bourgs et bourgades, vaut bien quelques gueules de bois puisqu'il va leur permettre de découvrir bien plus que ce qu'ils espéraient. À chaque halte, ce sont des îlots de résistance et de liberté qui s'ouvrent à eux. Il suffit de pousser une porte, de saluer la compagnie, de dire d'où l'on vient et ce que l'on veut, pour que le dialogue s'enclenche, pour que les tournées se multiplient, pour que les langues claquent et se délient, pour que l'histoire du lieu se dévoile et pour que la bonne humeur et l'humour s'installent et rayonnent dans la pièce toute entière. Attirer la sympathie ne va pas forcément de soi mais chez ces deux-là, on la sent d'emblée, et naturellement, ancrée. Elle est communicative. Ils aiment les gens. Qui le leur rendent bien.

Sylvain Bertrand tient le clavier. Il restitue à sa manière – qui est simple, vive, alerte, proche de l'oralité – les bribes, brèves, histoires, légendes et anecdotes glanées au fil du périple. Il explique au préalable comment le projet a pris naissance. C'était à Lannion, après une escale à La Porte de France, où ils s'étaient aventurés dans le but de déguster une Suze. Il raconte leur passage au bar en brossant avec finesse et légèreté le portrait de la patronne à la voix chevrotante qui avait, ce jour-là, profité de leur écoute attentive pour se délester de quelques fragments de mémoire. Il sait tenir son lecteur en haleine, n'essaie pas de bien écrire, saisit simplement l'ambiance des lieux, rappelle l'imminent rôle social que joue le bistrot. Le regard vif de Yann Lestréhan, son compère photographe, capte à l'instant T ce qui se trame à contre-jour ou à mi-pénombre, au hasard d'un reflet de table, de verre, de bouteille ou de vitre embuée. Il fige ainsi, en une demi-seconde, une scène fugitive ou un détail du décor que tous deux pourront revoir après la fermeture. Leur duo a fière allure et tourne telle une horloge impeccablement réglée. Leur camion (avec sacs de couchage et provisions de première nécessité entreposés à l'arrière) ronronne sur les routes départementales et chemins vicinaux et finit parfois sa route en balayant à coups de phares les graviers d'une cour de ferme où ils débarquent, répondant à une invitation qui leur a été faite, un peu plus tôt dans la soirée, au bar du coin. L'imprévu colle à leur tempérament. Vivre le moment présent avec intensité requiert une disponibilité d'esprit qui ne leur fait jamais défaut.

Sylvain Bertrand et Yann Lestréhan : Bistrots, rades et comptoirs, récits d'un tour de Bretagne, éditions Goater.

mercredi 11 novembre 2015

Jours de liesse

C’est dehors, au milieu des autres, dans l’incessant flux des piétons qui vaquent, se croisent, se heurtent, participant lui aussi à la grande bousculade, y happant des odeurs suaves, froides, enivrantes ou surannées, celles qui émanent des corps, des caniveaux, des chiens mouillés, des poubelles, des pots d’échappement, des cuisines ouvertes, c’est dans le brouhaha, dans l’agitation quotidienne, brutale et sauvage des rues animées que Saïd Mohamed va puiser l’étonnante vitalité qu’il diffuse ensuite sans compter dans ses poèmes. Il est ici en pays de connaissance. Il se mêle à ceux qui lui ressemblent et qui éprouvent l’impérieux besoin de côtoyer la foule plutôt que de s’isoler en chambre close. Cela se passe dans certains quartiers de Marrakech, de Paris, d’Istanbul ou de New York, dans des artères populaires que sillonnent des milliers d’anonymes souvent immigrés, réfugiés, délaissés, exclus, déclassés. Chacun d’entre eux porte une histoire particulière (qui a à voir avec la pauvreté, la douleur, la guerre) et un présent qui prend des allures de survie en terre hostile.

« A Bab Doukala il faut s’être roulé dans la boue, les déchets des légumes et les couleurs emmêlées des montagnes de carottes, d’oignons blancs, de patates, de citrouilles, d’oranges, de bananes, de tomates, de courgettes, d’aubergines.
Y avoir entendu les cris des charretiers, les insultes des acheteurs.
Ainsi à Bab Doukala va le peuple qui patauge dans la richesse et l’indigence.
Peuple, sombre, de gueux fiers. Foule laide et grouillante, de noble et de mendiants mélangés. »

Arpentant l’espace urbain, il note plus ce qu’il ressent que ce qu’il voit et en profite pour mettre en route son imaginaire. Celui-ci le propulse dans des territoires où la réalité perd de sa rudesse. Quand il desserre l’étau quotidien, c’est pour y ajouter une dose de fantastique plus ou moins relié à certaines coutumes et légendes.

« L’ouvrier maçon, père de famille affamée, a bu le lait d’une femme enceinte, respiré l’encens, laissé couler le sang d’un coq noir sur la terre.
Il a suspendu une tête d’agneau au porte-bagages de son vélo et fait sept fois le tour des remparts dans le sens du soleil.
En rentrant chez lui après son labeur il a vu qu’un festin et un palais l’attendaient.
Sa tête envoûtée résonnait, des coups la frappaient drus, telle la peau de chèvre polie d’un tambour. »

Il y a chez Saïd Mohamed un souffle (l’oralité n'y est pas étrangère) qui tend, à l’extrême, chacun de ses textes. Ce souffle-là est porteur d’une énergie rare. Qui doit, de temps à autre, on imagine, l’épuiser.

Saïd Mohamed :Jours de liesse, illustrations de Coline Bruges-Renard et préface de Jacques Morin, Les Carnets du Dessert de Lune.


mardi 3 novembre 2015

Bleu de travail

Le jour pointe à peine. Résistent encore, entre rideaux de brume et nuages bas, quelques lambeaux de nuit. Des étoiles, des lucioles. Le bruit du bois qui craque et celui des nocturnes qui filent au terrier. Il faut décrocher ses rêves. Se préparer à habiter cet aujourd’hui dont on ne sait presque rien. Retrouver le bon tempo. Monter en pression. S’éclaircir les yeux. Habituer son regard aux aspérités d’un matin blême qui finira bien par virer au gris clair. Et bien sûr enfiler son bleu de travail. Ou de chauffe, si l’on préfère, pour se rendre là où l’on se doit d’acter sa présence avec en tête l’idée de gagner en étonnement ce que l’on perdra, de toute façon, en espérance de vie.

« À chaque jour suffit sa peine mais la peine ne suffit pas au jour. Il faut prendre ce qu’il nous donne. Et, ce qu’il ne nous donne pas, le prendre tout de même. »

Ces choses-là s’apprennent. Qui demandent envie, patience, fraîcheur intérieure et belle dose de curiosité. Une façon d’être que Thomas Vinau, à l’évidence, est parvenu à acquérir. Elle l’aide à appréhender un quotidien souvent retors. À détecter de l’imprévu là où d’autres ne trouveraient que du banal. Pour cela, il convient d’être aux aguets, discret, attentif, à l’écoute, prêt à saisir ce que le jour peut offrir à qui sait voir et percevoir. Ces menus détails gîtent dans l’infime, dans l’instant et dans l’éphémère. Ce sont des oiseaux furtifs, des plantes anodines, des souriceaux qui se meurent, des insectes pris dans une toile d’araignée, une première neige aux flocons mal taillés ou une goutte de rosée que colore un reflet de verre... Des visions brèves qui ne peuvent advenir sans un total éveil des sens. Ni se dire sans le recours aux mots usés, usuels, largement utilisés et diablement efficaces.

« Ma langue trébuche sur les choses et les êtres. Sa démarche sans grâce a les genoux croûteux. Elle tombe au moins une fois sur deux. S’arrête. Recommence. Laisse dans la poussière ses traces maladroites. Quelques mots sales et simples. Éclats d’esclave sauvages. Qu’une bête fatiguée viendra lécher peut-être. Pour atteindre la prochaine nuit. »

Thomas Vinau sait qu’il ne peut sauver que quelques instants par ci par là mais il le fait bien, grâce à ces fragments ramassés, à ces séquences vives, à ces proses précises et délicates, empreintes de sagesse, d’interrogation et de doute, qui, mises bout à bout, constituent bien plus qu’une chronique du temps qui passe. C’est un livre de veille, à travers lequel il élabore un tonique et communicatif éloge du contre-pied adressé au trop maussade quotidien. À consulter chaque jour. Et à méditer longuement. En pensant, comme lui, à ceux qui ne sont plus là, en particulier à Jean-Claude Pirotte et à Pierre Autin-Grenier, dont il brosse ici des portraits sensibles, et si justes, notant, humblement, ce qu’il leur doit.

« On se serre dans les bras. Nos coudes ne donnent pas d’huile mais du sang et des croûtes. Une seconde sur deux passe à la benne. Nous sommes le pain noir. Ce qui est perdu dans la peine. »


Thomas Vinau : Bleu de travail, La Fosse aux ours.

De Thomas Vinau, vient également de paraître un ensemble de proses courtes, Autre chose, préfacé par François de Cornière, aux Carnets du Dessert de Lune.

Le site de Thomas Vinau est ici.