Novembre, décembre. La pluie crépite sur le
pare-brise d'un camion qui sillonne les routes de Bretagne à bon
rythme. Il y a deux hommes à bord. Ils ont à peu près trente ans
et se sont promis d'aller à la rencontre de ce qui se fait de mieux,
autrement dit de plus convivial, authentique, tonique et chaleureux,
en matière de vieux bistrots dans la péninsule. Celle-ci traîne,
comme souvent à pareille époque, une pénurie de lumière
susceptible d'alimenter, si l'on n'y prend garde, cette satanée
mélancolie qui erre dans les parages. Il faut faire attention. Ne
pas se laisser envahir par ce lierre mental qui ronge les sangs et
use les neurones.
Pour
garder intacte, en ces mois noirs, la fragile petite loupiote
intérieure que chacun porte en soi, on peut par exemple, à
l'improviste, abandonner un temps ses pénates (et télé, chats,
charentaises) pour retrouver l'ambiance d'une buvette de proximité
où l'on pourra, entre autres bienfaits, frotter sa solitude à celle
des autres. Le remède est simple et efficace. Les deux qui longent
d'abord la côte, puis s'aventurent dans les terres avant de pousser
leur véhicule à l'assaut des montagnes râpées, le constatent dès
le premier arrêt. Et ce qui se passe Au Maëva, sur le port
du Légué à Plérin, tout en bas de Saint-Brieuc, va se reproduire
partout où ils vont se poser. Chez Paulo, Chez Anza,
Chez Mimi ou Chez Josette, dans tous ces rades de
fortune où l'on parvient aisément à se réchauffer le cœur, la
tête et les tripes en même temps, prédominent la même attention à
l'autre, la même envie de s'exprimer, de mieux se connaître et de
partager des moments de convivialité. Le régime qu'ils se sont
auto-prescrits (au minimum un bar par jour - avec station prolongée
au comptoir, tous les sens en éveil, curiosité de rigueur et
discussions impromptues avec les tenanciers, tenancières et
habitués) dure un peu moins de quarante jours. C'est une sorte de
carême à l'envers et en saison creuse. Ils le mènent avec une
certaine gourmandise. Y laissent parfois, à force d'écluser, un peu
de santé mais cela est normal : tout sacerdoce à un coût.
Et celui-ci, ce tour des havres chauds nichés entre bourgs et
bourgades, vaut bien quelques gueules de bois puisqu'il va leur
permettre de découvrir bien plus que ce qu'ils espéraient. À
chaque halte, ce sont des îlots de résistance et de liberté qui
s'ouvrent à eux. Il suffit de pousser une porte, de saluer la
compagnie, de dire d'où l'on vient et ce que l'on veut, pour que le
dialogue s'enclenche, pour que les tournées se multiplient, pour que
les langues claquent et se délient, pour que l'histoire du lieu se
dévoile et pour que la bonne humeur et l'humour s'installent et
rayonnent dans la pièce toute entière. Attirer la sympathie ne va
pas forcément de soi mais chez ces deux-là, on la sent d'emblée, et
naturellement, ancrée. Elle est communicative. Ils aiment les gens.
Qui le leur rendent bien.
Sylvain
Bertrand tient le clavier. Il restitue à sa manière – qui est
simple, vive, alerte, proche de l'oralité – les bribes, brèves,
histoires, légendes et anecdotes glanées au fil du périple. Il
explique au préalable comment le projet a pris naissance. C'était
à Lannion, après une escale à La Porte de France, où ils
s'étaient aventurés dans le but de déguster une Suze. Il raconte
leur passage au bar en brossant avec finesse et légèreté le
portrait de la patronne à la voix chevrotante qui avait, ce jour-là,
profité de leur écoute attentive pour se délester de quelques
fragments de mémoire. Il sait tenir son lecteur en haleine,
n'essaie pas de bien écrire, saisit simplement l'ambiance des lieux,
rappelle l'imminent rôle social que joue le
bistrot. Le regard vif de Yann Lestréhan, son compère photographe,
capte à l'instant T ce qui se trame à contre-jour ou à
mi-pénombre, au hasard d'un reflet de table, de verre, de bouteille
ou de vitre embuée. Il fige ainsi, en une demi-seconde, une scène
fugitive ou un détail du décor que tous deux pourront revoir après
la fermeture. Leur duo a fière allure et tourne telle une horloge
impeccablement réglée. Leur camion (avec sacs de couchage et
provisions de première nécessité entreposés à l'arrière)
ronronne sur les routes départementales et chemins vicinaux et finit
parfois sa route en balayant à coups de phares les graviers d'une
cour de ferme où ils débarquent, répondant à une invitation qui
leur a été faite, un peu plus tôt dans la soirée, au bar du coin.
L'imprévu colle à leur tempérament. Vivre le moment présent avec
intensité requiert une disponibilité d'esprit qui ne leur fait
jamais défaut.
Sylvain Bertrand et Yann Lestréhan : Bistrots, rades et comptoirs, récits d'un tour de Bretagne, éditions Goater.
Sylvain Bertrand et Yann Lestréhan : Bistrots, rades et comptoirs, récits d'un tour de Bretagne, éditions Goater.
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