Il monologue à tout va. Parle de son quartier (Victoria) à Athènes. Dit
que s’il ne le reconnaît plus, c’est parce que trop d’étrangers s’y
côtoient et y vivent, passant l’essentiel de leur temps dehors.
Ceux-là, il les déteste. Il leur attribue tous les maux. C’est à cause
d’eux que les pauvres comme lui galèrent et ne trouvent plus de
travail.
Celui à qui il s’adresse est assis en face de lui dans un train qui
file vers Athènes. Il n’a pas besoin de l’écouter longuement pour
savoir de quel côté penche cet individu dont la parole chargée de haine
ne mollit jamais. Il la reçoit tout en pianotant sur son ordinateur.
Ose à peine en placer une. À chaque fois qu’il essaie, l’autre reprend
la balle en assénant toujours un peu plus ses propos xénophobes,
égrenant les solutions radicales (et finales) qu’il préconise. Pour lui,
la méthode appliquée par le Japon pendant la guerre qui l’opposait à la
Chine mérite d’être étudiée de près.
« Qu’est-ce qu’ils mangent les Chinois ? Ils mangent du riz. Quand
ils leur faisaient la guerre, les Japonais leur balançaient des jarres
de riz par les avions. Des milliers. Sauf que le riz avait des puces, et
les puces avaient la peste. T’as compris maintenant ? »
L’arme qui lui semble la mieux appropriée serait du pain empoisonné déposé dans un sac plastique à proximité des poubelles.
« On l’attache au bac à ordures comme des honnêtes gens, le petit
Paki le prend, raide mort le petit Paki, cette fois t’as compris ? »
Il énonce cela sans sourciller et sans que les autres passagers du
train bondé ne trouvent à y redire. Il poursuit. Fait partie de ceux qui
pensent qu'un territoire n’appartient qu’à ceux qui y ont tissé des
liens depuis de nombreuses générations. Les autres, y compris ceux qui
arrivent d’un quartier situé à trois ou quatre rues de là, doivent
déguerpir.
« Moi j’habite à deux pas d’Aghios, et à un feu de la place, donc j’appartiens à la place. »
Yannis Tsirbas, dont c’est ici le premier livre, entrecoupe le
discours brutal de l’inconnu du train par quelques séquences où des
anonymes évoquent des épisodes de leur vie passée au cœur du
quartier. Son texte est dense, âpre, sans concession, prompt à susciter
le malaise tout en nommant clairement les choses. Le lecteur se retrouve
au centre d’un ring improvisé qui est, hélas, loin de lui être inconnu. Il y a
d’un côté celui qui cogne à coups d’arguments usés mais difficiles à
contrer et de l’autre celui qui sent qu’il n’a pas la force (ni l’envie)
de répliquer. S’il intervient, l’autre le rabroue aussitôt, ajoutant
invective et prestance physique à ce racisme ordinaire qu’il sait très en
vogue et sur lequel il surfe avec aisance. Le face à face n’a pas lieu.
Le causeur garde la parole puisque personne ne la lui conteste. Constat
sans appel. Placé au cœur d’un livre nerveux, solide, implacable. Qui
vise et tape là où ça fait mal.
Yannis Tsirbas : Victoria n’existe pas, traduit du grec par Nicolas Pallier, Quidam éditeur.
Yannis Tsirbas : Victoria n’existe pas, traduit du grec par Nicolas Pallier, Quidam éditeur.
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