jeudi 25 août 2022

La bouée

La bouée est un ensemble de nouvelles reliées entre elles grâce à un fil rouge tenu par la narratrice qui introduit chaque histoire par un texte liminaire où sont brièvement présentés les personnages auxquels elle va s’attacher. À eux ensuite d’entrer en action, de vivre leur vie, ou tout au moins un moment de celle-ci. Il y a là un déménageur qui s’est mis à courir et qui ne peut plus s’arrêter, une adolescente qui voit son père sombrer dans l’alcool lors d’un repas en tête-à-tête perturbé par l’arrivée d’un intrus mal intentionné, une mère qui déstabilise sa fille en feignant d’être devenue amnésique, un fils mal à l’aise devant un père à la réputation sulfureuse, une jeune couturière rejetée parce qu’elle ne sait pas dire si elle est blanche ou noire... Tous ces êtres font face à un événement particulier qui les révèlent à eux-mêmes. Certains passent l’obstacle sans problème, d’autres le contournent, d’autres encore se prennent la réalité en pleine figure et n’optent que pour la pire des options. Le hasard est capricieux et peut parfois décontenancer les moins aguerris.

« J’aime le hasard. Il ne me pose pas de questions. Il n’a pas de certitude, il ne se perd pas en logorrhée pour m’expliquer la vie. Je l’aime, parce que je peux faire appel à lui à toute heure de la journée. Le hasard est toujours disponible. »

Ces rendez-vous impromptus dont Natacha Andriamirado se fait ici l’écho, en une écriture souple et dynamique, s’attachent à la réaction des êtres face à l’imprévu et à la façon dont ils appréhendent des situations anodines ou extraordinaires. Voir des chardonnerets de la taille d’un homme se jeter du haut d’un réverbère sur la voie ferrée n’est pas fréquent. Ne pas s’en formaliser demande un certain aplomb. Quelques uns des protagonistes de La bouée n’en manquent pas quand d’autres, dépassés par les événements, perdent pied.

Les personnages en situation présents dans cette étrange galerie (où l’onirisme côtoie parfois le fantastique) ont quelques points communs : tous s’exposent au regard, au parti-pris et aux certitudes des autres. Se cachent çà et là des pièges psychologiques qui peuvent s’avérer redoutables.

Natacha Andriamirado : La bouée, Quidam éditeur.

lundi 15 août 2022

Les Grandes Soifs

Joël Cornuault apprécie les à-côtés, les brèches, les chemins de traverse, les rues peu passantes, les impasses silencieuses et autres lieux apaisants où il peut flâner en essayant de ne rien rater de ce qui se présente à lui. Il s’arrête sur des objets, des détails, des signes du temps, des curiosités qu’il interroge (et qui lui parlent). Ainsi se trame son livre, conçu à l’écart des grandes routes, qui va quêter un peu d’émerveillement, d’insolite, de secrets dissimulés là où il est encore possible de s’émouvoir. C’est le cas aux alentours du village de Besse où, y séjournant quelques jours, il constate, au fil de ses promenades, que l’harmonie entre le passé lointain et géologique du territoire et son aspect actuel, façonné par le travail de ceux qui y vivent, a en partie été préservée.

« Ici, les pioches, les binettes, les haches et les faux dont se dotèrent les paysans pour défricher et cultiver les solitudes montagneuses, les petits troupeaux qu’ils élevaient, ne devinrent pas dévastateurs. Malgré les abattages, malgré l’ouverture des carrières, les outils, pourtant actionnés par de nombreuses générations, ont exercé leurs effets sur l’organisme naturel sans trop de brutalité. »

Partout où il pose ses pas de promeneur attentif, l’écrivain a une pensée particulière pour ceux qui ont participé à la lente transformation des endroits qu’il découvre. Derrière ces changements, il y a, parmi une multitude d’anonymes, des personnalités, des artisans qu’il nomme et qu’il replace dans leur époque. Gabriel Davioud, l’architecte d’Haussmann, à qui l’on doit l’invention des bancs de bois à dossier plat, est de ceux-là.

« C’est dans les allées du square de La Chapelle que je crois avoir connu mes premiers bancs publics. Les sièges en bois à dossier droit, soutenus par des montants de fonte fleuronnés aux armes de la ville, étaient alignés le long des grilles. »

Un peu plus loin, il s’attache au « lyrisme des ferronneries ». Celui-ci ne peut s’offrir qu’à ceux qui vont par les rues en accrochant leur regard à ces détails vrillés, ciselés, de différentes formes (papillons, feuilles, oiseaux, fleurs, etc) qui ornent discrètement portes, fenêtres, volets, façades ou grilles. Il remonte le temps. Si ces ornements ont beaucoup vieilli, il les conserve néanmoins dans cette immatérielle boîte à rêveries où il lui arrive de puiser fréquemment pour se ressourcer, pour retrouver un peu d’enfance, pour respirer plus calmement, pour se rapprocher d’un ami disparu (Pierre Tesquet) ou pour dialoguer, à nouveau, via les livres, avec Dhôtel, Reclus, Breton, Delteil, Fourrier, Leopardi, Gracq ou Caillois.

« Je m’aperçois que, depuis plusieurs années maintenant, je mentalise de plus en plus le monde et la vie. Je les double de lectures ; je leur juxtapose des songes poétiques, je collectionne des images de ma confection en vue de m’établir au plus près de moi. »

Les Grandes Soifs ouvrent à des mondes insoupçonnés et familiers (qui sont au coin de la rue ou au bord du talus) en invitant à la promenade, au pas de côté, à la lenteur, à l’errance, à la simplicité et à la réflexion.

Joël Cornuault : Les Grandes Soifs, Éditions Le Cadran ligné.

dimanche 7 août 2022

Jouissance

Voici un livre qui parle. Un roman doué de parole qui raconte sa vie à la première personne et qui a beaucoup à dire. Il a tout connu : l’abandon, l’errance, la déchéance, la poussière, la pluie, la cave, le garage, les toilettes, les poubelles, la peur du feu, les mains sales et bien d’autres désagréments. En devenant narrateur, il espère trouver de nouveaux lecteurs et leur demande, par avance, de poser un regard bienveillant sur son parcours de clochard littéraire.

« et ne cherchez pas en moi si vous ne voulez rien entendre de ce fâcheux périple où je suis passé d’une main à une autre, amoché et sale, avili, presque toujours sans compassion, maltraité par des lecteurs piteux, comme si j’étais une coureuse de remparts, moi, livre abandonné, clochard perdu, comme un vaurien renié partout et par tout le monde, comme un paria insulté par-ci et craché par-là »

Son corps d’encre et de papier, rudement bringuebalé, a été le témoin involontaire de choses intimes et secrètes. Elles se sont accrochées à sa mémoire. Elles pèsent lourd. Il lui faut s’en délester. Dire à ceux qui voudront bien l’écouter qu’il a assisté à une scène d’amour torride en bibliothèque, qu’il a vu un homme riche se faire arnaquer à cause d’un préservatif usagé, qu’il a eu connaissance de la vente d’une orpheline et de l’enlèvement par un prédateur sexuel d’une petite fille qui aimait lire.

Si le destin lui a offert, en plus de la parole, le pouvoir de voir, de sentir, d’entendre battre les cœurs, de reconnaître le timbre des voix et de se repérer dans le paysage, s’il a fait de lui, chose rare et unique pour un livre, un être à la sensibilité exacerbée, il lui arrive pourtant de regretter de n’être qu’un spectateur, incapable d’intervenir, contraint d’assister à de redoutables scènes.

« je vais aller droit au but, je demeure un pauvre verbe fiévreux, sans domicile, à respiration stertoreuse, un petit voyou qui, dans sa misérable petite vie de vagabond, de va-nu-pieds, de moulin à paroles, se sait traqué régulièrement comme un gibier de pages »

Ce livre de belle et souple éloquence, qui s’exprime avec verve, en un débit ininterrompu, est celui d’un conteur résolu à dérouler le ruban de sa vie en compagnie des différents personnages qui ont, à un moment ou à un autre, considéré qu’il leur appartenait. Force est de constater qu’il n’a pas été gâté. Ces hommes et ces femmes qui l’ont précédemment touché avec leurs mains plutôt qu’avec leurs yeux circulent entre ses lignes, se heurtent, perdent la tête, s’égarent, s’affrontent et vont bientôt finir par se rejoindre, dévoilant ainsi la subtile toile d’araignée que tisse minutieusement Ali Zamir qui, avec ce roman, son quatrième, quitte les Comores pour d’autres territoires.

Le fin mot de l’histoire – construite à la manière d’un feuilleton dont chaque épisode (chaque chapitre) est attendu avec impatience – se trouve dans les pages de Jouissance, livre joueur, intriguant, généreux, malicieux, intemporel. Livre qui donne la part belle aux lecteurs et à la littérature.

 Ali Zamir : Jouissance, Éditions Le Tripode.