dimanche 22 décembre 2024

Il y a autour de Gaza

C’est en faisant résonner les voix de l’égyptienne Oum Kalthoum et de la libanaise Fairouz que Sylvie Nève ouvre la route qui va l’aider à s’approcher de Gaza. Elle les célèbre à sa façon, fidèle à la poésie sonore, qu’elle pratique depuis longtemps et qui implique que chaque poème, courant sur plusieurs pages, vibre, adopte des variations de tons, respire amplement ou psalmodie, trouve les mots justes, les syllabes adéquates, la phonétique appropriée.

« Oum Kalthoum orne le temps
andalouse sans quitter Le Caire,
femme récite le plus ancien désir :
voix moire, soie blanche, foulard
heurte cascade le rythme d’étoffes
touffeur, odeur des sons, ardue
gorge sculpte accorde les mots
souffle fleuve, ardeur des sens, art du
ouï, bois, ancêtre, bleu,
tarab ! »

Faire en sorte que le poème entre, par son timbre, ses sonorités, sa progression, sa conception même, en résonance avec la voix de l’une des plus grandes chanteuses du monde arabe n’est pas chose évidente. Sylvie Nève y parvient grâce au rythme qu’elle impulse à un texte qui n’oublie aucun des épisodes importants de la carrière de Oum Kalthoum. Il en va de même quand elle évoque Fairouz, autre incomparable diva.

« Nouhad Haddad avant Fairouz
chante
enchante déjà, cristalline et grave
gemme sa voix
se dit Halim Er-Roumi nomme
coloratur-
quoise – Fairuz...

À Beyrouth les frères Rabani
Assy et Mansour
piano et busuq
ouïrent
choriste Turquoise.
Fée muse fée rousse
Assy et Mansour, piano et busuq,
luth fretté à long manche,
mer levantine et
Beyrouth années 50.

Fairouth Beyrouz »

Portée par les voix, les musiques, Sylvie Nève place en seconde partie de son livre Bande de Gaza, poème de partout, dédié à Bernard Heidsieck et à Mamoud Darwich. Le poème, environ cinquante pages, paru une première fois à L’Atelier de l’agneau (en 2015) et à partir duquel le compositeur Eric Daubresse (1954-2018) a créé un oratorio « alternant musique, narration et chant », est présenté dans une version revue et retouchée. Si l’on imagine aisément, comme pour les précédents, sa lecture à haute voix, il s’avère tout aussi percutant sur la page. Ici, ce sont les habitants de Gaza qui apparaissent, dans leur diversité, leur fragilité, leur multitude, leur détresse, leur soif de liberté et d’humanité.

« Au fil des décennies, pour des raisons
à quelques kilomètres au sud
à Anata, comme sur toute la lisière
orientale de Jérusalem
un mur de béton
haut.

Cisjordanie, Jérusalem-est
terres agricoles, territoires occupés
terres coupées, écartées
territoires aigris
acculés – mur
maux. »

Un chant monte, puissant, dynamique, lancinant, scandé, porté par les « il y a » qui se succèdent et parlent de ceux et de celles (pour la plupart réfugiés palestiniens, malmenés, déplacés par les guerres) qui vivent sur (ou autour de) cette bande de terre inhospitalière, passée de prison à ciel ouvert à cimetière et champ de ruines.

«  tout autour tout autour de Gaza il y a

il y a des dualistes, il y a des druzes
il y a des pharisiens, des nestoriens, des esséniens
il y a des nazaréens

il y a des initiés, il y a des mystiques
il y a des ophites et des gnostiques
il y a des hassidim autour de Gaza

il y a autour de Gaza
des juifs d’Éthiopie
il y a autour de Gaza
des anachorètes
il y a des sadducéens, des karaïtes
il y a des ismaéliens
il y a des chiites extrémistes
il y a des sunnites modérés

il y a il y a
autour autour de Gaza

des frères musulmans
des frères coptes
il y a des sœurs maronites »

Sylvie Nève : Il y a autour de Gaza, Les Hauts-Fonds.

vendredi 13 décembre 2024

Le Dossier Bulin

Gu Cheng a vingt-cinq ans quand resurgit, en 1981, au détour d’’un rêve, Bulin, le personnage qu’il avait créé alors qu’il était enfant et qu’il croyait avoir oublié, l’abandonnant en quittant, treize ans plus tôt, sa ville natale de Beijing pour la province du Shandong où ses parents furent emmenés pour être « rééduqués ».

« Bulin était partout et avec lui son monde extraordinaire. J’étais comme exalté, mes mains obéissaient totalement à l’inspiration, mon stylo courait sur le papier. C’était comme si je me consumais, comme si je renaissais, en un instant je fus délivré du style lyrique qui m’avait tant tenu. »

En quelques jours, Bulin, son compagnon d’antan, se retrouve au cœur de nombreuses aventures épiques qu’il s’empresse de conter, subjugué par tant de fougue.

« Lorsque Bulin naît
les araignées tiennent séance
c’est un bal périlleux dans les airs
la musique n’est pas belle non plus
Bulin vagit
tout ce qu’il vagit sont des slogans »

Bulin, à peine né, sort de son berceau. On dirait qu’il se sent à l’étroit, pas à l’aise dans ce pays où les slogans cadenassent la pensée. Il tend un doigt, prononce un discours, demande du pain (« tous les hommes et les feuilles d’arbres applaudissent »), décide de prendre le large, emprunte des itinéraires parallèles, enchaîne les rencontres fortuites (dont une avec un bandit) et nourrit de grandes espérances.

« affamons les poèmes
devenus chiens au long museau, ils s’en iront renifler
les pantalons pattes d’éléphant »

Un peu plus loin, libre comme l’air, dialoguant avec les vents porteurs, il s’arrête là où :

« les sandales criant d’enthousiasme
deviennent un troupeau de grenouilles ».

La vie est surprenante. Bulin la prend à bras le corps. Il court en lisière du réel (mais sans oublier celui-ci). L’épatant Dossier qui lui est consacré est une sorte d’ovni littéraire. En donnant carte blanche à un imaginaire fort bien affûté, Gu Cheng, stimulé par l’émancipation de son personnage, s’ouvre de nouveaux horizons poétiques et découvre des chemins capables de satisfaire son esprit curieux.

« la nuit noire m’a donné des yeux de couleur noire / mais je les utilise pour chercher la lumière », écrivait-il dans un précédent livre. C’est ce qu’il fait ici, sondant son monde intérieur pour en extraire les fragments d’un « réalisme magique », savamment détourné, qui frôle parfois le surréalisme et la pataphysique.

Bulin n’existe pas seulement par (et dans) les poèmes qui lui sont consacrés. À douze ans, Gu Cheng (1956-1993) avait coulé sa statue dans un pain de savon avant de l’immortaliser dans un alliage de plomb et d’étain, comme en attestent les deux clichés reproduits dans ce livre.

« Papa commença par ne pas croire que c’est moi qui l’avais fait, il me dit d’arrêter de sculpter à la légère. Ma sœur aînée déclara sans plus de tact : "Eh ! On dirait le président Mao, hein !" Maman alors paniqua et l’enferma dans du papier journal. »

Gu Cheng : Le Dossier Bulin, traduit du chinois par Yann Varc'h Thorel et Liu Yun, éditions La Barque.

mardi 3 décembre 2024

Mirouault les murs seuls nous écrivent

C’est parce qu’il se sent en affinité, sur bien des points, avec le parcours et l’œuvre du poète Thierry Metz, que Serge Prioul a choisi de concevoir, en toute humilité, un ensemble dédié à l’auteur du Journal d’un manœuvre.

« Mirouault est un hameau du Pays Gallo. Maçon tailleur de pierre, je décide d’y bâtir un mur d’agrandissement d’une vieille maison achetée par ma fille Claire et son mari. »

C’est la construction de ce mur qui va lui permettre de s’approcher du poète qu’il lit depuis des années. Ses mains vont l’aider. Sa patience et son savoir-faire également. Sans oublier les outils, le ciment et les pierres.

« À la vue la pierre souvent s’impose
Tu la prends tu la tournes tu la poses
C’était ce qu’il fallait pour le mur. »

Parallèlement, un autre chantier s’ouvre, réservé aux poèmes qui « s’écriront le plus souvent dans l’urgence et la poussière des capots de la voiture ou de la bétonneuse. »

« Cimenter poser caler jointer
tu glisses des mots entre tes pierres »

Il entretient une relation particulière avec le mur qui prend forme. Il le fait grandir et dialogue avec lui tandis que tout autour la vie du hameau continue, bercée par les vents, la pluie, les animaux qui passent et les cloches de l’église d’à côté. Il est loin des lieux de villégiature de Thierry Metz (1956-1997) mais il suffit d’un rien, d’un vers ou d’une pensée furtive pour que la silhouette de celui-ci apparaisse.

« Tu le vois sur le pas de sa porte
Ses yeux bleus son pull jacquard

Est-ce le maçon ? Est-ce le poète ? »

L’absent n’est jamais loin. Honoré par un poète discret, venu à l’écriture sur le tard, qui manie aussi bien les outils que les mots pour dire et transmettre la plénitude de son quotidien lors de la construction de ce mur qui n’est pas de séparation mais d’agrandissement

Serge Prioul : Mirouault, les murs seuls nous écrivent, préface de Michaël Glück, éditions La Plume de Léonie.