On retrouve souvent, dans les textes poétiques que François Rannou a
publié ces dernières années, des voix qui se croisent ou se répondent.
Il y a là une parole fragmentée qui résonne dans une chambre d’échos où
semblent cohabiter des timbres venus de lieux et de temps différents. On
pressent que l’enjeu de ce travail éprouvant touche de près des zones
sensibles qui ont à voir avec le parcours de l’auteur. Livre après
livre, celui-ci retrouve les morceaux d’une histoire, la sienne, dont
divers épisodes ne lui parviennent que parcimonieusement. Le lecteur qui
le suit, en quête de clés lui aussi, pour s’immiscer dans ces rais de
lumière qui transpercent régulièrement l’ombre, collecte çà et là des
indices qui l’aident à avancer. Cela se faisait jusqu’à présent à pas
comptés. Jusqu’à ce que La Chèvre noire, récit d’une centaine de pages, vienne, ces jours-ci, bien à propos, ouvrir des portes qui résistaient.
« Voici donc La Chèvre noire. Celle qui est sacrifiée à quelque
prédestination en espérant, malgré tout, faire remonter du vent aveugle
la parole qui libère, affranchit. »
La chèvre noire (ou la brebis) reste, dans L’Odyssée, cet
animal que l’on sacrifie après avoir « prié l’illustre nation des
morts » afin de retrouver sa route pour revenir à ses lieux d’origine.
Et c’est justement pour bien saisir ce qu’il en est de sa propre origine
que François Rannou se met en chemin. Il doit, pour cela, fouiller dans
sa mémoire, tenter de se rappeler ce que mère et grand-mère, désormais
disparues, lui ont transmis par gestes, paroles ou omission,
reconstituer l’album familial au sein duquel la place du père est
vacante, revisiter les lieux de vie, revenir sur le parcours de l’enfant
qu’il fut, interroger, outre son passé, celui de ces deux femmes seules
dont l’une porte un secret qu’elle ne dévoilera pas, pas même dans la
chambre d’hôpital où elle vit ses derniers instants avec, assis à son
chevet, celui qui, inlassablement, attend et espère.
« “Vous ne saurez rien. Personne. Même toi” — et c’est à ce moment-là
que s’interpose une mouche, bleu aléatoire vacillant bourdonnement. Il
regarde la lumière. Il écoute.
Qu’une respiration. Le ventre qui bouge. Les appareils, bien sûr. “Vous ne saurez rien”. Personne. »
C’est un long cheminement que celui qu’entreprend François Rannou. Il
remonte le cours des vies de celles et de celui qui l’ont précédé pour
mieux poser et consolider la sienne. Ces voix qui ne lui ont pas dit
l’essentiel, il les capture par bribes, leur attribuant, après coup, des
propos précis, ciselés au scalpel, entrecoupés de blancs qui
symbolisent les non-dits. Piochant ainsi, sans s’épancher, dans le livre
d’une famille qu’il voit s’éteindre, en suivant une chronologie
volontairement désordonnée, il parvient à créer une percutante suite
narrative réduite, comme il le souhaitait en ouverture, à « une tête de
jivaro incandescente qui brûle à froid ». Savoir d’où (de qui) l’on
vient pour mieux s’orienter et trouver sa propre voix (puis libérer sa
parole) est au centre du texte.
« Ce matin-là, le boy parti, il l’avait saisie contre la penderie
tandis qu’elle avait tout fait pour le faire jouir en elle. C’est le
lendemain qu’elle avait posé pour lui. Point de fuite. Leur échappée
n’aurait été qu’heureux déboires ?
Elle a eu soudain le ressort nécessaire. Stylo. Ces photos sur la
table de chevet. Derrière chacune d’elles : “Mon petit garçon avec son
papa, à la clinique, août 1963.” »
Avançant avec concision et fermeté, Rannou, renouant les liens
fragiles qui éclairent son passé, évoque brièvement cette autre famille
qu’il s’est, peu à peu, choisi. Et devenant « fils, frère de ceux qu’il
lit », il emprunte à certains d’entre eux des citations qui introduisent
chaque section en servant de points d’appui à son récit, où vibre une
parole à la tonalité juste.
François Rannou : La Chèvre noire, publie.net.
François Rannou : La Chèvre noire, publie.net.