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vendredi 11 janvier 2019

L'enfant rouge

« Ensuite je suis parti à la recherche de mon enfance », écrit Franck Venaille dès la première phrase de L’enfant rouge. Le livre est ancré au cœur du onzième arrondissement, là où il a grandi, et plus particulièrement dans la rue Paul Bert. Il confie, en un monologue intime et intense qui court sur une centaine de pages, ce que furent ses premières années dans ce quartier populaire. Il le fait en suivant les pas de Moi de onze ans, le gamin qui apparaissait déjà, en 2003, dans Hourra les morts ! C’est ainsi qu’il se pose, s’installe dans une époque, celle d’après-guerre, pour sillonner les rues en piochant dans sa mémoire.

« Je me nomme Franck Venaille et je sais que mon enfance m’attend dans cette rue Paul Bert proche si proche du Bazar rouge que je salue. Ça. Je me souviens parfaitement de ce vaste entrepôt que, de mémoire, je situe entre la rue de Cîteaux et le faubourg Saint-Antoine. On communiquait d’un étage à l’autre par un large escalier en colimaçon. »

Il se réapproprie la géographie des lieux, revoit l’école communale de garçons de la rue Titon, les élèves Frankel et Klugman (qui ont, par miracle, « échappé aux convois »), la bibliothèque Forney, la cave qui servait de refuge pendant les bombardements, des silhouettes qui sortaient d’une brasserie et d’autres qui s’évaporaient derrière les portes cochères.

« J’avance lentement. Je connais les richesses installées derrière chaque porte cochère. Il existe une grande logique mentale chez Moi de onze ans. On pourrait même se demander si, très jeune, il ne s’est pas voué à la recherche du point extrême de la douleur. »

Il découvre le monde, circule dans les rues, prend un peu d’âge, s’initie à la lutte des classes, vend l’Huma Dimanche, fréquente les militants, s’interroge, apprécie surtout l’attitude de l’Italien Enrico B., « véritable fruit rouge, celui qui a compris que c’est le peuple allié aux autres forces politiques progressistes qui fait la révolution ». Il écoute, se forge ses propres convictions, se heurte aux « cardinaux rouges », les gardiens de la doctrine, lit beaucoup, surtout Baudelaire, écrit, se lie d’amitié avec un merle qu’il nomme Avril et qui l’accompagne dans ses périples.

« Alors je mène le combat et je dis : ne laissez pas les merles noirs être, par le chagrin, traversés. Protégez-les. Oui, que quelqu’un s’engage à lutter. Tel un Partisan. Je porte une grande douleur à l’âme, répète encore Avril. Ma sensibilité est blessée. J’ai vu des hommes qui longeaient les murs de l’hôpital. C’était au petit jour. Et j’ai ressenti quelque chose qui ressemblait à la souffrance. »

Si Moi de onze ans grandit et bouge dans le temps, il reste néanmoins toujours tapi dans la tête de l’homme Venaille. Qui poursuit sa route en lui décochant des clins d’œil complices. Le livre s’arrête au moment où il lui faut monter « dans l’un de ces lourds camions militaires » qui l’emporte en Algérie.

« La rue Paul Bert est un chant triste dans le soir. On y joue des airs qui font frissonner. Longuement. Et l’homme des colères imprévisibles sort de sa poche une image le représentant, enfant. Moi ! À onze ans. Dans une page consacrée aux écrivains. »

Tout l’univers de celui qui n’aura jamais cessé d’observer « la multitude de nuages cachant la vie réelle » se retrouve ici. Il y a son lyrisme percutant, le réalisme qu’il y instille, sa mélancolie, ses étonnements, ses révoltes, ses engagements, ses longs arpentages des quartiers déshérités et son indéfectible lien à l’enfance. L’angoisse se fait discrète. Elle viendra plus tard. L’enfant rouge, publié quelques semaines après la mort de son auteur, n’est pas seulement le dernier livre de Franck Venaille, il est aussi celui des commencements.

Franck Venaille : L’enfant rouge, Mercure de France.

samedi 13 octobre 2018

Hommage à Franck Venaille

Franck Venaille est mort le jeudi 23 août. Il laisse derrière lui une œuvre poétique considérable, à coup sûr l’une des plus importantes des cinquante dernières années.
« Cette poésie vient de loin, disait-il, d’une enfance jamais acceptée qui n’en finit pas d’intervenir dans ma démarche, d’une pensée souterraine qui se regarde dans le mirage de l’inconscient et de l’éros ».

Né en 1936 à Paris, il a vécu toute son enfance dans le XIe arrondissement, quartier qu’il aura longuement arpenté, saisissant au vol une multitude de fragments de vie qui se mêlent à la sienne et que l’on retrouve disséminés dans plusieurs de ses premiers recueils, notamment dans Papiers d’identité (1966).

« Maintenant vous voici dans les rues avec vos petits seins
vos genoux
vos épaules
toutes choses qui tiennent dans le nid d’une main
très douces et pareilles à des galets millénaires
fruités par les tempêtes
témoins de la précarité, des saisons, de la mort
avec vos jambes semblables à des ailes
l’arc-en-ciel fabuleux de votre linge
la halte du ventre deviné
Jeunes femmes rencontrées que je ne connaîtrai pas
toute aventure vaine meurtrie
et vous me devez déjà tant de comptes. »

Écorché, passionné, en proie à de terribles angoisses, lui, le « capitaine de l’angoisse ordinaire » n’aura jamais accepté tous ces freins, ces empêchements sans réagir. Et réagissant, il les a ajustés à sa langue, à sa voix, à ses mots, à son écriture pour mieux les cerner, les comprendre, les dépasser.

« Les mots sont enfermés dans un ventre, bien au chaud, dans une humidité protectrice. Mais certains d’entre eux étouffent et, d’angoisse, se mettent à crier, à bouger, à donner des coups de pieds à la mère poésie. Quand on la voit passer, ainsi, se tenant le ventre avec les mains, on la plaint, on la respecte, mais elle dégoûte aussi un peu. On lui foutrait bien des coups. On lui balancerait bien des cailloux. Et puis, un jour, ça sort ! Les mots apparaissent. On les agrippe et on les sort. » (entretien avec Dominique Labarrière, revue Monsieur Bloom, n° 4/5 (Mai 1980).

Pudique, mélancolique, souvent ironique avec lui-même, Franck Venaille aura fouillé au plus profond (au plus fragile, au plus tragique aussi) de son être sans relâche. Avec rigueur et obstination, il a convoqué ses blessures, ses deuils, ses failles originelles. Il les a frottés à son imaginaire. Les a fait descendre l’Escaut en sa compagnie. Les a emportés dans une Algérie en guerre qui les aura exacerbés plus encore. Il les a promenés à Trieste et à Istanbul. Leur a donné à lire et à décrypter les textes d’Umberto Saba, de Pierre Morhange, de Pierre-Jean Jouve (il a consacré un essai à chacun d’entre eux) et à écouter le galop effréné du cheval flamand qu’il devenait dès qu’il se retrouvait en vue de cette mer du Nord qui jouait en lui comme un aimant. Ce faisant, Il a donné naissance à un feu de braises intemporel, bâtissant jour après jour, pendant plus d’un demi siècle, une œuvre riche et dense.

« Je crois que toute écriture, fût-elle la plus saine, témoigne d’une béance et s’en nourrit. Il reste le grand chagrin. C’est surtout lui (est-ce une fleur vénéneuse ?) qui laisse le plus de traces sur le mur du jardin où joue l’enfant, l’enfant qui vient de découvrir son corps et en sera marqué pour la vie ». (entretien avec Hubert Lucot, dans L’homme en guerre, Paroles d’aube, 1996).

Le meilleur hommage que l’on peut rendre à Franck Venaille est tout simplement de le lire. Ou de le relire. Son dernier livre, L’enfant rouge, paraît en ce début octobre au Mercure de France où ont été publiés ses plus récents ouvrages.

(Photo logo : D.R.)

vendredi 14 juillet 2017

Requiem de guerre

Il faut écouter Franck Venaille quand il parle de l’écriture, quand il évoque ce qui, depuis des décennies, emplit sa vie. C’était en 1980, lors d’un entretien avec Dominique Labarrière, dans le numéro 4/5 de la revue Monsieur Bloom qu’il dirigeait alors.

« Écrire me rend malade. Toutes mes journées de travail se partagent entre ce bureau et le lit où je vais m’étendre, la main posée sur mon côté droit, pour me calmer. C’est ce va-et-vient entre les deux lieux qui est à la base de tous mes livres. Parler de l’écriture sans tenir compte de cela serait impossible ou mensonger. Tout passe par la douleur physique et, pourtant, je continue d’écrire. »

Ce qu’il dit là se retrouve au centre de Requiem de guerre. Les deux lieux sont bien présents. Entre eux naît une grande déambulation physique et mentale. Celui qui va de l’un à l’autre le fait en multipliant les détours. Il se frotte au dehors. À l’urbain et au maritime. Mais visite d’abord sa mémoire et son corps. Avec eux, arpente les rues en rasant les lampadaires et les flaques, surpris de voir son ombre pencher de plus en plus entre le mur et le trottoir.

« Pour moi la réalité c’est une jambe après l’autre. Violemment. Halte. Respirer. Repartir pour deux mètres. Laissez-moi. Souffler. Avec violence, c’est cela : violemment. »

Ces marches lentes se font de nuit. Quand il rêve ou somnole. Ou, pire, quand ses cauchemars s’arrangent pour déclencher de longues insomnies.

« L’obscur est notre pain quotidien.
C’est la nuit, dans la matière même du rêve, que nous mesurons le mieux son poids de détresse. »

Il délivre ses mots avec parcimonie et précision, leur insufflant un rythme qui a des allures de blues tendu et syncopé tout en les invitant à s’engager dans une traversée qui sera forcément houleuse. Ces mots prennent le large après avoir longuement mûris en lui. Ils ont auparavant côtoyé ses blessures, ont essuyé beaucoup d’épreuves, se sont nourris d’une mémoire née bien avant lui.

« Ce sont les mots

qui sortent de ma bouche.

Je pourrais dire qu’il

s’agit d’un bruit nocturne

ma nuit est définitivement blanche

tandis que je suis dans la terreur

née de mes cauchemars adultes et de ce qu’ils montrent de moi-même,

enfant

grand’ pitié c’est ce que je vous demande

grand’ pitié ! »

Son corps est à la peine, on le sent, mais il résiste, se bat ardemment. Il évoque l’hôpital et les nuits de garde. Il fourbit ses armes. Toutes ont un lien avec la poésie. C’est elle qui l’aide à se relever quand il lui arrive de tomber.

« Obstiné à vivre », il se méfie de l’angoisse. Trop prégnante, elle peut paralyser, tétaniser, mettre le lyrisme sous cloche. Il le sait. Entend « guérir de l’idée même de guérir ». Tente de délimiter un périmètre de sécurité. Demande au texte de dévier le cours de la douleur, de la faire sortir de son lit, de l’obliger à rouler sur d’autres surfaces, ne serait-ce que pour retrouver le sable des dunes de son enfance et les marques que les sabots du « cheval chagrin » y avaient alors imprimées.

« ce cheval sur lequel

hein ! En avant pour le Bien

hein ! En arrière pour le Mal

je me bascule »

« Ce que fut ma devise dans mes guerres singulières : de l’ironie face au malheur », dit-il avant de prendre congé. Avant de quitter ce grand livre. Afin d’emprunter d’autres chemins de traverse, de contourner d’autres obstacles, de mâcher de nouvelles peines avec en tête l’espoir de renouer avec cet enfant qui fut jadis lui-même et qu’il dit avoir perdu – et peut-être même tué – en cours de route.

« Je traîne dans les rues qui souffrent, là où les hommes peinent,

puis

j’irais au Marché aux livres, au Marché aux fleurs, au Marché des épices avant de me rendre au chevet du poète Franck Venaille afin de l’assister dans sa dormition. »


Franck Venaille : Requiem de guerre, Mercure de France.

Début mai, le Goncourt de la poésie 2017 a été décerné à Franck Venaille.


mercredi 1 août 2012

C'est à dire

Il sait que le chemin aux pavés disjoints sur lequel il se trouve, parfois à son corps défendant, marcheur qui tombe et se relève, s’obstine, replaçant d’un coup d’épaule et de nuque le sac rempli des cris vifs de l’enfance sur son dos, il sait que ce chemin caillouteux, s’il s’étrécit de plus en plus, reste le seul vraiment praticable pour espérer poursuivre le quadrillage minutieux des territoires de l’angoisse et de la mémoire qu’il mène depuis si longtemps.

« les ramassant en vrac,
je tentais
d’enfouir mes souvenirs, ces témoins
de souffrance(s)
dans ces sacs noirs
de deuil & pleurs
pour
à la mer haute, les jeter, qu’ils s’y noient »

C’est sur ces travées instables que l’on retrouve Franck Venaille. Il avance à son rythme. Il arpente des paysages que sa propre histoire a peu à peu gravé en lui. Ceux des monts, des dunes et des ornières côtoient ceux qui ont à voir avec le sable du désert, « les chiens de guerre », « la corvée de bois » et d’autres encore, qui vont aux lagunes, aux canaux et aux îles. Tous touchent, à leur façon, des Flandres en Algérie en passant par Venise, les fils dénudés d’une enfance mal vécue dont il réactive ou invente, à rebours, de brefs fragments où perce une fugace acceptation de vivre. Il va la puiser dans les gestes souples d’anciens corps heureux que sa mémoire convoque, ravivant ici un rien d’insouciance, là une « part d’animalité », ailleurs les jeux adroits et naïfs de ceux qui n’ont toujours pas été touchés par la tristesse.

« J’étais un homme aimant et fragile
j’étais celui-là
fuyant l’ancien enfant demeuré en lui ».

Ne jamais opposer ce qui relie ce qu’il fut et ce qu’il est (« j’étais quelques uns à courir », note-t-il), par delà le corps qui s’use ou le réseau des nerfs qui se vrille est une constante qu’il porte avec élégance. Le nord, celui des zones portuaires, des casinos en bout de quai, des digues ouvertes et des plages attenantes où il lui arrive de faire halte, reste, à cet effet, son meilleur allié.

« Je vous regarde rouler à même le sable
enfants de mon enfance triste
quand sur vos bicyclettes d’un beau noir de
Flandres
vous montez à l’assaut des dunes »

Alliant poèmes brefs, proses narratives, lieds et psaumes (subtilement détournés), Venaille se dirige résolument vers celle qu’il nomme « la mer de notre Nord ». Il ne s’embarque pas mais il fait en sorte que les humeurs océanes (ressac, marées aux coefficients divers, houle forte ou avis de grand frais) s’adaptent aux siennes et le préparent à y frotter son corps, son histoire, ses textes. Il la regarde. La toise, la palpe. Teste son sable et son varech intérieurs. L’installe en lui. S’installe en elle. Et la force à remuer, à bouger, à le suivre là où il se trouve, y compris à l’hôpital où « les nuits de trop d’humidité », il la hèle, du fond de sa mélancolie, lui demandant s’il est trop tôt, ou trop tard, pour monter à bord.

« Je suis celui-là.
O Nord !
Je viens humblement vous demander pardon. Je suis l’une de vos mauvaises créatures. Mon âme est sombre et je sombre dans les vagues. Je vous demande de m’accorder au moins votre compassion.
J’exigerai l’impossible plus tard. »

 Franck Venaille : C’est à dire, Mercure de France.

jeudi 21 avril 2011

C'est nous les Modernes

Franck Venaille est non seulement le poète que l’on sait, l’une des figures majeures de la poésie contemporaine, auteur d’une quarantaine de livres (dont l’un des plus importants, La Descente de l’Escaut vient d’être publié en "Poésie/Gallimard"), c’est également, depuis plus de cinquante ans, un homme tout entier voué à la création littéraire. Pour mener à bien sa tache, pour répondre à ce besoin impérieux qui est d’écrire, de tracer, de poursuivre la route, il n’a jamais cessé de se nourrir des textes des autres. Il les a lus, relus, y a trouvé des points d’accroche ou d’ancrage, les a parfois publiés dans les revues où il a joué un rôle essentiel (Action poétique, Chorus, Monsieur Bloom) et les a mis en lumière (souvent tard, la nuit) dans les émissions qui leur furent, un temps, confiées sur France Culture.

« Je suis de l’écriture. Dans l’écriture. C’est mon seul bien. Écrire m’a fait. Écrire m’accompagnera jusqu’à la fin. Écrire coordonne ma vie. »

C’est nous les Modernes est pour lui l’occasion de revenir en arrière tout en se situant clairement dans le présent. Il y dit ce qui compte à ses yeux, les écrivains qui l’accompagnent depuis longtemps, les livres dont il ne peut se séparer, les villes qu’il porte et qu’il sillonne sans être obligé de s’y rendre fréquemment, les atmosphères (vent, dunes, fleuves gris ou abords d’un terrain de foot de banlieue en période de trêve hivernale) qui le saisissent au corps et filtrent les mots qui sortent alors à l’air libre.

L’angoisse, cette guerre intérieure qui n’a jamais lâché prise, est forcément présente dès le début du livre. Celle qui bloque la respiration, dérègle les nerfs, chamboule physique et mental est aussi celle qui incite à se défendre et à trouver, en soi, des armes appropriées pour la combattre. Il faut tenir en respect ce qu’il nomme Ça.

« Malade de Ça. J’ai commencé ma vie accompagné par ce qui allait devenir une sorte de podestat transformé parfois en tyran. Et cette guerre de l’angoisse (comme on parle de la guerre de cent ans) dure depuis toujours. Pour ne pas la perdre je lui ai opposé ce que je savais être ma meilleure arme : l’écriture, sur toute la gamme, avec un brin d’esthétisme, un peu de baroque, une dose d’objectivisme, du lyrisme enfin. »

Ce lyrisme, parfois tant décrié et relégué au rayon vieillerie par quelques expéditifs, Franck Venaille l’a trouvé presque naturellement dans le pays où il a décidé de naître. « J’ai décidé d’être né à Ostende, de l’union du sable et de la mer ». C’est là-bas aussi qu’il décida un jour, et cela seule l’écriture pouvait le lui permettre, de devenir « cheval flamand ». Là-bas, dans les monts ou les dunes mais aussi sur les pavés, dans les villes vivent quelques uns des poètes qu’il affectionne et dont il livre ici des portraits clairs, toujours réalisés en créant un bel équilibre entre la personnalité de l’être en question et la teneur de son œuvre. Ces lyriques résolument modernes se nomment Francis Dannemark, William Cliff, Jean-Pierre Verheggen et Pierre Della Faille. Ils viennent de plus loin qu’il n’y paraît et l’ombre de Maeterlink rôde souvent dans les parages. Venaille la repère, la note, glisse à côté, s’en va voir plus loin dans « ce nord mental » où sont encore Hugo Claus, Jan Fabre ou Ludovic Degroote. « C’est d’un poète de cette envergure que l’on est en droit d’attendre la mise en mots de ce que je vais nommer la poésie du Nord ».

Parmi les nombreuses entrées, qui sont autant de portraits, de ce livre, apparaissent, à côté de ceux (Verlaine, Laforgue, Jouve, Aragon, Morhange, Guillevic, Fondane, Dupin, Bonnefoy) qui ont toujours compté pour lui, d’autres poètes, plus jeunes, découverts au fil de ses lectures et qui peu à peu lui sont devenus familiers. Il les cite, leur consacre un chapitre et explique avec simplicité ce qu’il détecte dans cette exploration du texte qu’ils font bouger avec lenteur et patience, de façon durable. Ceux-là se nomment Emmanuel Laugier, Pascal Commère, Antoine Emaz, Jean-Louis Giovannoni, Fabienne Courtade, Patrick Beurard-Valdoye, Laurence Vielle, Gwénaëlle Stubbe, Valérie Rouzeau... Des noms parmi tant d’autres où figurent également, en bonne place, les poètes qui, comme lui, connurent à vingt ans la guerre d’Algérie.

Les fenêtres du lecteur Venaille sont grandes ouvertes. Les auteurs qui y sont accueillis viennent de différents horizons. Pas de clan, pas de chapelle mais de fortes affinités et une générosité sans faille, un don de soi, à l’image de l’œuvre toute entière, avec en arrière plan la volonté (le « nous » du titre le précise bien) de « jouer collectif », non pas pour s’inventer une cour mais bien pour donner, pour transmettre, pour témoigner, pour poursuivre, pour explorer en allant, jusqu’au bout, ensemble.

Jamais Venaille ne se ménage. Lui qui reste persuadé que l’écriture l’a rendu malade mais que sans elle il ne serait déjà plus là, reste d’une redoutable exigence vis à vis des autres et de lui-même. Il l’exprime sans hausser la voix, sans polémique (le titre qui pourrait l’attiser s’affirme au final très explicite) et sans attaques gratuites. Sa façon de poser un à un les jalons qui lui semblent essentiels dans un parcours où l’homme, l’écrivain et le lecteur ne forment qu’un est tendue et efficace.

« Je n’écris ni pour le plaisir ni pour passer le temps. J’attends de l’écriture qu’elle m’aide à être en paix. Mais je suis mon plus farouche, mon plus intransigeant lecteur. Je ne m’accorde jamais une circonstance atténuante. Je sais que l’on est jugé à la fois sur ses livres mais également sur la manière dont on dirige sa vie. »

Franck Venaille : C'est nous les Modernes, éditions Flammarion.