Il faut écouter Franck Venaille
quand il parle de l’écriture, quand il évoque ce qui, depuis des
décennies, emplit sa vie. C’était en 1980, lors d’un entretien avec
Dominique Labarrière, dans le numéro 4/5 de la revue Monsieur Bloom qu’il dirigeait alors.
« Écrire me rend malade. Toutes mes journées de travail se partagent
entre ce bureau et le lit où je vais m’étendre, la main posée sur mon
côté droit, pour me calmer. C’est ce va-et-vient entre les deux lieux
qui est à la base de tous mes livres. Parler de l’écriture sans tenir
compte de cela serait impossible ou mensonger. Tout passe par la douleur
physique et, pourtant, je continue d’écrire. »
Ce qu’il dit là se retrouve au centre de Requiem de guerre.
Les deux lieux sont bien présents. Entre eux naît une grande
déambulation physique et mentale. Celui qui va de l’un à l’autre le fait
en multipliant les détours. Il se frotte au dehors. À l’urbain et au
maritime. Mais visite d’abord sa mémoire et son corps. Avec eux, arpente
les rues en rasant les lampadaires et les flaques, surpris de voir son
ombre pencher de plus en plus entre le mur et le trottoir.
« Pour moi la réalité c’est une jambe après l’autre. Violemment.
Halte. Respirer. Repartir pour deux mètres. Laissez-moi. Souffler. Avec
violence, c’est cela : violemment. »
Ces marches lentes se font de nuit. Quand il rêve ou somnole. Ou,
pire, quand ses cauchemars s’arrangent pour déclencher de longues
insomnies.
« L’obscur est notre pain quotidien.
C’est la nuit, dans la matière même du rêve, que nous mesurons le mieux son poids de détresse. »
Il délivre ses mots avec parcimonie et précision, leur insufflant un
rythme qui a des allures de blues tendu et syncopé tout en les invitant
à s’engager dans une traversée qui sera forcément houleuse. Ces mots
prennent le large après avoir longuement mûris en lui. Ils ont
auparavant côtoyé ses blessures, ont essuyé beaucoup d’épreuves, se
sont nourris d’une mémoire née bien avant lui.
« Ce sont les mots
qui sortent de ma bouche.
Je pourrais dire qu’il
s’agit d’un bruit nocturne
ma nuit est définitivement blanche
tandis que je suis dans la terreur
née de mes cauchemars adultes et de ce qu’ils montrent de moi-même,
enfant
grand’ pitié c’est ce que je vous demande
grand’ pitié ! »
Son corps est à la peine, on le sent, mais il résiste, se bat
ardemment. Il évoque l’hôpital et les nuits de garde. Il fourbit ses
armes. Toutes ont un lien avec la poésie. C’est elle qui l’aide à se
relever quand il lui arrive de tomber.
« Obstiné à vivre », il se méfie de l’angoisse. Trop prégnante, elle
peut paralyser, tétaniser, mettre le lyrisme sous cloche. Il le sait.
Entend « guérir de l’idée même de guérir ». Tente de délimiter un
périmètre de sécurité. Demande au texte de dévier le cours de la
douleur, de la faire sortir de son lit, de l’obliger à rouler sur
d’autres surfaces, ne serait-ce que pour retrouver le sable des dunes de
son enfance et les marques que les sabots du « cheval chagrin » y
avaient alors imprimées.
« ce cheval sur lequel
hein ! En avant pour le Bien
hein ! En arrière pour le Mal
je me bascule »
« Ce que fut ma devise dans mes guerres singulières : de l’ironie
face au malheur », dit-il avant de prendre congé. Avant de quitter ce
grand livre. Afin d’emprunter d’autres chemins de traverse, de
contourner d’autres obstacles, de mâcher de nouvelles peines avec en
tête l’espoir de renouer avec cet enfant qui fut jadis lui-même et qu’il
dit avoir perdu – et peut-être même tué – en cours de route.
« Je traîne dans les rues qui souffrent, là où les hommes peinent,
puis
j’irais au Marché aux livres, au Marché aux fleurs, au Marché des
épices avant de me rendre au chevet du poète Franck Venaille afin de
l’assister dans sa dormition. »
Franck Venaille : Requiem de guerre, Mercure de France.
Début mai, le Goncourt de la poésie 2017 a été décerné à Franck Venaille.
Franck Venaille : Requiem de guerre, Mercure de France.
Début mai, le Goncourt de la poésie 2017 a été décerné à Franck Venaille.
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