jeudi 23 juillet 2015

Vie des hauts plateaux

La vie n’est pas simple sur les hauts plateaux. Le feu et l’eau s’affrontent. Et parfois brûle au milieu un être dont il faudra récupérer les cendres au plus vite. Le vent souffle fort. Il s’engouffre dans les têtes. Il y a de l’agitation dans l’air et du remue-ménage dans les couples. Ceux-ci se forment et se défont selon d’étranges tribulations et combinaisons qui visent à susciter des rencontres définitives entre deux personnes (peu importe leur sexe) qui semblent devoir s’accorder et dont on se demande bien pourquoi ils ne sont pas déjà ensemble. De telles modifications dans les habitudes des uns et des autres se préparent ardemment et demandent toujours quelques petits aménagements préalables, d’autant que les habitants du lieu vivent pratiquement tous deux par deux et qu’une place ne peut souvent se libérer qu’avec la mort d’un personnage. Celle-ci coule d’ailleurs de source. On meurt beaucoup sur les hauteurs. Rarement de vieillesse ou de maladie mais plutôt de rire, de peur ou de faim. Ce n’est pas le narrateur qui s’exprime en ouverture du livre qui dira le contraire.

« Comme c’était le dernier jour de ma vie, pendant que notre fils déjà adolescent était à l’école, je suis allé à la pêche avec ma femme. Elle avait pris sa retraite de la police pour l’occasion. Elle enchaînait les belles prises pendant que je m’emmêlais dans ma ligne. »

Quand un narrateur quitte la scène, un autre (ou une autre) le remplace au pied levé, pris lui (ou elle) aussi dans les innombrables bizarreries et absurdités d’un quotidien qu’il faut, vaille que vaille, assumer. En contournant la normalité et en respectant les nombreux dysfonctionnements en cours.
« La maison, quant à elle, attendait que je m’approche – qui que je fusse – pour prendre sa place définitive au jardin. »

Philippe Annocque aime chambouler les codes établis. Il s’en donne ici à cœur joie, fonce, cavale, multiplie les prises, s’offre de précieux interludes et repart de plus belle, à l’aventure, tenant son texte d’une main légère en laissant ses personnages libres de mourir ou de renaître à leur guise. Selon le bon vouloir de ceux qui s’amusent à les guider à distance, sans doute des marionnettistes, illusionnistes et virtuoses en train d’inventer, en compagnie de l’écrivain, des péripéties hautement saisies et décalées.


 Philippe Annocque : Vie des hauts plateaux, fiction assistée, éditions Louise Bottu.


mardi 14 juillet 2015

Quelques femmes

Il lui suffit de surprendre un geste, un regard, un mot, un sourire, une attitude, pour que naisse en lui l’envie d’esquisser le portrait de celle qu’il vient d’observer. Ceci se reproduit à seize reprises, dans un livre que Mihàlis Ganas dédie à quelques unes des femmes qu’il lui arrive de croiser au hasard de ses flâneries ou de ses rêves. Il avance tout en douceur, de façon concise, se tenant à l’ébauche, au croquis, pour saisir l’une ou l’autre lors d’une scène de vie ordinaire dont il découpe certains mouvements en pratiquant tout à la fois l’ellipse et la suggestion.

« Soudain elle soulève d’une main le livre ouvert à hauteur de poitrine et brusquement le referme comme un piège à mouches. Puis le rouvre avec précaution, souffle sur la page et me fixe droit dans les yeux. Je souris bêtement. »

Happé par ce qu’il voit, il ne peut s’empêcher d’imaginer certains traits de la personnalité de ces femmes. Il le fait en restant à distance, avec délicatesse et sobriété, ne se risquant jamais à s’immiscer dans une intimité dont il se sait exclu. Il ne joue pas non plus au voyeur. Il est simplement curieux et sujet au perpétuel étonnement. Fasciné également par un monde qui recèle, à ses yeux, des secrets qu’il ne peut qu’effleurer, y compris quand ce sont ceux de ses proches. C’est cela que son écriture, toute en retenue et pourtant dense, transmet avec une limpidité extrême, celle du poète qu’il est, et qu’il reste, jusque dans sa prose.


Mihàlis Ganas : Quelques femmes, traduit du grec par Michel Volkovitch, Quidam éditeur.
On peut retrouver le poète Mihàlis Ganas sur le site de son traducteur.

lundi 6 juillet 2015

Terre de colère

La colère, on le sait, est rarement salvatrice. Elle déstabilise autant celui qui l’exprime que celui (ou celle) à qui elle s’adresse, et ce quelle que soit la raison (bonne ou mauvaise) de son déclenchement. Les éclats qui sortent sans crier gare de ce volcan intérieur constamment mis sous tension sentent assez souvent le soufre. C’est ce que montre Christos Chryssopoulos dans ce court récit.

Il marche dans la rue, entre dans un atelier, pénètre dans une pièce (où un couple s’écharpe), glane des bribes de conversation, ne garde que l’essentiel, des dialogues qui n’en sont pas vraiment, pour pointer ici le mépris, là l’intolérance, ailleurs la haine de l’autre (qui culmine quand celui-ci est jeune, manifestant, étranger ou sans abri). Il guette la montée d’adrénaline infondée, le dérapage incontrôlé, le pétage de plomb gratuit.

« C’est une colère sans but précis. Pas une colère d’espoir. Ni une colère utile. C’est une colère aveugle, paroxystique, et lâche. »

Elle se déverse au quotidien. Au bureau, à l’école, à la gare ou sur le trottoir. Deux êtres suffisent pour qu’elle explose. Si d’aventure, l’un d’entre eux affiche un complexe de supériorité, s’autorisant dès lors à rabaisser quiconque oserait le contredire, elle peut jaillir assez vite. Il en va de même quand la paranoïa s’en mêle.

« CRS n° 1 : Je vais te buter, je vais te buter, je te dis.
CRS n° 2 : Mais range ça, t’es devenu dingue.
CRS n° 1 : Je vais le cogner, cet enfoiré, il va arrêter de se foutre de ma gueule, je vais le cogner.
CRS n° 2 : Mais t’es malade ?
CRS n° 1 : Ouais, ils se foutent de notre gueule, tous ces cocos de merde, je vais le cogner.
CRS n° 2 : Mais qu’est-ce que tu racontes ? Range ce flingue
CRS n° 1 : Regarde-le, ce connard... je vais t’en coller une dans le cul, ouais. »

Christos Chryssopoulos entrecoupe son texte (porté par la déambulation et la réflexion) de scènes fugaces au centre desquelles ne se trouvent que deux ou trois personnages. Généralement, un seul hausse le ton. C’est celui qui est le plus remonté. C’est également le plus désaxé, le plus méprisant. Il provoque les autres. Qui préfèrent la plupart du temps rester silencieux ou s’esquiver plutôt que de répondre aux invectives. Ne pas s’emparer de la perche tendue par l’excité de service devient pour eux un premier acte de résistance. Une prise de conscience qui renvoie, avec perte et fracas, la colère à son envoyeur. Qui devra s’en dépêtrer tout seul.

« Nous vivons dans un territoire clos et soumis à une surveillance sévère. Sur un continent pour ainsi dire cerné de tous côtés par des barrières. Voilà pourquoi aujourd’hui nous finissons par être en colère en permanence. Mais nous vivons seuls les uns avec les autres, nous ne voulons personne à nos côtés, et notre colère se retourne inévitablement contre nous-mêmes. »


 Christos Chryssopoulos : Terre de colère, traduit du grec par Anne-Laure Brisac, éditions La Contre-Allée.