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dimanche 23 février 2025

Poésie des familles / Fiction tombeau - Ma phrase

Deux livres de Dominique Quélen

Livre après livre, Dominique Quélen poursuit son inlassable et (forcément) tortueux parcours en poésie. Il travaille la langue sans relâche. L’affine, détecte ses subtilités. Découvre toujours – ou façonne – de nouvelles clés pour pénétrer dans des territoires qu’il peinait à explorer. Il tâtonne, s’obstine, sait que les nombreux points de contraction qui nouent son être ne se détendront qu’à force de patience. Cela l’oblige à puiser en lui, à sonder son cerveau, à poser des mots, des vers, des blocs de prose, des poèmes au jour le jour, sans jamais mollir.

« On apporte avec soi tout un appareil de souffrances. On est ça. C’est dedans, avec le bas du corps qui tient lieu d’éponge. »

Le corps, il l’analyse, le découpe, morceau par morceau, dans Poésie des familles. Le sien, qui est toujours apte à répondre du tac à tac à ses moindres sollicitations physiologiques et mentales, mais également ceux des père, mère et frère qui ne sont plus et dont il doit réactiver l’allant passé.

« Tu te produis dans une succession de faits où tu n’as pas ta place. Cela est attesté par une image (tu es assis à califourchon, tu as cinq ans, sur les genoux de ton père, Raymond, en marcel à trous ; il tient l’horloge en carton d’une main et se sert de l’autre, parce que c’est la plus virile, pour te tenir ; ça se passe sur une des chaises en formica jaune de la cuisine. »

Des sensations brèves et tranchantes reviennent, titillant, à tour de rôle, quelques-uns des organes qui font vivre et souffrir ceux qui les portent et les voient se purger par les suintements, sueurs, bave, pus, urine, excréments qui en sortent.

« On a beau tous les jours se frotter et se laver au gant, des abcès se forment sur et sous la peau, on ne peut plus rien montrer ni cacher de soi, on est réduit à une sorte de sac qui nous contient. »

C’est une poésie rude que déploie ici Dominique Quélen. Elle charrie des pertes, des manques, des douleurs et les transcende ou les minimise quand il pressent qu’il y a danger imminent quant à son propre équilibre. La ligne de crête sur laquelle il évolue est infime.

« Dans la représentation du corps de ton père, le cul est à la place du nez. On a là quelque chose qui ne va pas. Ta mère et toi, vous avez un visage. On exhume ton frère, on le tire de son repos : son nez est mangé aux vers. »

Fiction tombeau, autre ouvrage publié récemment, est dédié à son demi-frère Patrick, décédé en 1978, à l’âge de vingt ans, S’il apparaissait déjà dans certains textes, et notamment dans Poésie des familles, c’est pourtant la première fois que Dominique Quélen le remet totalement d’aplomb.

« Ce qui n’est plus devenant ce
que tu es, ce qui était n’est
plus. La question est : quand vas-tu
cesser de mourir ? Ça suffit
maintenant. Ça ne sert plus à
rien, mourir et vivre sont à
égalité. Ce qui était à faire
tu l’as fait, fais à présent ce
qu’il reste à faire : avoir été
comme frappé par la foudre, être
entré vivant dans de la mort,
cette conjugaison de faits. »

Du fond de son non-être apparent, ce demi-frère a peut-être capté des choses essentielles. Il le questionne là-dessus. Et lui réattribue, pour ce face-à-face virtuel, son corps de gros jeune homme.

« Le déjà grand et gros garçon
que tu étais, comme on disait,
homme fait que déjà défait »

Ce que dévoile Dominique Quélen dans ces poèmes (adresse et tombeau au demi-frère), dont l’écriture lui fut sans doute douloureuse, est intense et bouleversant.

Dans Ma phrase, seconde partie du livre, le jeune disparu qui agit sur le poète à la manière du membre absent dont parlent parfois les amputés, n’est pas oublié mais Quélen le laisse vaquer à ses occupations souterraines et se tourne vers le dehors, observe les paysages, là où la vie continue, là où les mouvements de l’océan offrent de la couleur et de la gîte à son texte, là où il peut observer oiseaux et animaux en action qui n’ont d’autre souci que de chercher à se nourrir en évitant les collisions qui leur seraient fatales.

« le ragondin a deux incisives orange
aux deux mâchoires qui font quatre
elles contiennent du fer qui rouille
le ragondin rouille par les incisives

dents qui sont dans la forme aplatie
du ragondin mouillé sur le bitume
où l’idée de beauté n’est rien, n’est
rien sans une forme accomplie »

Il regarde vivre et mourir ces adeptes de l’instant présent. Il les invite dans ses poèmes où ils se sentent plutôt bien. Cela n’apaise pas ses tourments mais les frotter ainsi aux aspérités ou aux douceurs des paysages traversés l’amène à apprécier ces moments de répit dont il a besoin (pour tenir) et que sa tête, habituée à tourner à plein régime, ne parvient pas toujours à lui donner.

Dominique Quélen : Poésie des familles, Les Hauts-Fonds, Fiction tombeau - Ma phrase, Éditions  Backland.

samedi 21 avril 2018

Revers

On entre dans le livre avec les oiseaux. Il y en a peut-être mille. Ils n’ont pas de noms. Ce sont simplement des oiseaux. Ils incitent à regarder en l’air. À oublier un instant l’abyssal puits intérieur. À ne pas ouvrir en grand la boîte aux questions. Certains sont vrais. D’autres font semblant de l’être. Ce sont d’étranges objets volants. On les distingue à peine. On dirait des brindilles qui voltigent. Des corps promis au dépiautage, consonnes et voyelles comprises. Pour y trouver des bouts d’os. Du cartilage fin. Des ailes avec rabats. Des prunelles colorées. Des boules de plumes avec bec et gésier minuscules.

« Tous nos os ont les mêmes noms. Oiseaux à têtes tièdes et ainsi sont-ils nus et alignés. Sur le devant de l’eau nous les voyons et avons obtenu du temps que le sang suinte. Un sort est scellé encore ? Un peu de glaire va de leur pus à ces plaies visibles là ? On dirait. »

La plupart d’entre eux sont happés par le vide. Ou bien zigouillés par une main invisible. En tout cas, le ciel les aspire. Bientôt, il n’en reste qu’un. Il est suivi à la trace par un qui se nomme « il », ou « je » ou « on ». Celui-là (qui semble souvent se dédoubler) porte en lui des tas de questions insolubles. Il les pose. Les dissémine au fil du texte. Et le fera plus encore quand l’ultime oiseau disparaîtra.

« On cache qu’on est ici. C’est privé. Ce sera de la poésie à l’étroit. À l’usage de l’œil et de la main. De ceci la fin qu’on a vue. »

Comme toujours, aujourd’hui avec Revers et l’an passé avec Avers (les deux livres se répondent et les trois séquences qui composent l’un et l’autre possèdent les mêmes titres) la mécanique Quélen, unique en son genre, tourne à plein régime. Elle vibre d’une belle intensité. Son tempo saccadé (fait de phrases courtes, d’incises brèves) offre un rythme imparable – et ô combien prenant – à l’ensemble. Chaque bloc de prose a sa propre densité. Il est taillé dans le vif. S’insère dans des dizaines d’autres blocs qui, s’emboîtant, forment le corps vivant du livre.

« Un individu est souple. Bon. Le traitement sera du langage. Son langage est une offre semblable ou non et on le retire de là en l’excluant d’un accès au corps. À l’action ou à une. Pourrir la vie est l’idée. Oisive, légère. Et pourquoi pas traduire ici ou à un mètre ! Ce travers pend et se réduit à une voix sans rien. Truc sans voix. Serrure avec la clé de travers. Matière vouée à s’être traduite elle-même çà et là. Mort oisive qui est la vie. Bien. Voilà une élégie. Un os à ronger. L’accès de poésie de l’étui qui retire son contenu. Ou l’âne qui offre en bon langage son oreille. Du bon traitement. Strict. Souple. Un deux en un ! »

L’écriture est de bout en bout nerveuse et tendue. Celui qui laisse sa pensée questionner son monde intérieur scrute les objets, les choses, les à-côtés, les gestes, les riens du quotidien. Sa poésie y trouve refuge et matière. Elle est méticuleuse, physique, nourrie de signaux lumineux, sinuant entre le jeu et l’incertitude, passant constamment d’un état à un autre, de l’inquiétude au burlesque ou de l’angoisse à la clairvoyance.

Dominique Quélen : Revers, Éditions Flammarion

mardi 12 mars 2013

Finir ses restes

Dès le début, le corps – et ces nerfs, ces fibres, ces muscles, ces invisibles réseaux qui le tendent, le tiennent – s’est trouvé très présent, fébrile ou posé, dans les textes de Dominique Quélen. Il se dénouait, se frottait aux autres, à la terre et aux paysages, multipliait les ralentis, se calait sur la mécanique des mouvements précis dans le cycle des Petites formes et s’amplifiait un peu plus, nerveux et effilé, dans Le Temps est un grand maigre.

S’il est à nouveau présent dans Finir ses restes, il ne l’est pourtant plus de la même façon que précédemment. Ce corps-ci est en train de passer. Il ne bouge que par saccades dans une mémoire qui ressasse. Ses gestes, ultimes, transitent par le cerveau de qui ne peut faire autrement que de les fixer dans un livre. Millimétrés, ce sont ceux d’un bras, d’un levier, d’une force motrice qui court à sa perte.

« tiens dis-tu d’une autre
voix contemple et tiens ce bras
ou levier qui est à présent
ce qu’il est dans cet état précis
qu’on dirait d’abandon »

Il y a ce bras « qui suinte », qui se plie en deux parts égales, se déplie, garde avec de plus en plus de peine ses attaches, d’abord à l’épaule, puis plus loin grâce à la main qui peut s’ouvrir, se fermer ou en serrer une autre. Il y a ce bras gauche, ce poignet où le cœur ne bat plus, ce bras regardé, ausculté et à travers lui, ou à partir de lui, tout le reste, le corps qui suit, fuit et disparaît

« avec la densité du bras d’un frère »

d’un proche, d’un double non plus présent en chair mais en os, saillant, dur, poncé jusque dans le fil très mince du poème où rien ne peut venir dévier le cours d’une physique implacable, pas même la douleur, lancinante, murmurée, scandée et filtrée à l’extrême.

« ou comme pour
tordre en pensée tu
manges ton bras
tu le suis et le
conduis dans
sa nudité et ceci
ou autre manque
te retenir puis te
retient
tu survis »

Finir ses restes incite à tenir son souffle et ses mots. Pour aller au plus juste, à ce qui ne pouvant se dire se devine, entre âpreté et pudeur, dans de l’eau troublée, dans du secret gardé, là où l’on sait qu’il y a perte, plaie et approche d’un grand silence.


 Dominique Quélen : Finir ses restes, éditions Rehauts (105 rue Mouffetard, 75005 Paris).