dimanche 23 décembre 2018

À dos de Dieu

On le remarque assez vite avec ses bras en battoirs, son torse de corsaire et ses cheveux qui tombent dans sa bouche. Il s’enfonce dans la foule. Tout en lui est mouvement. Un tambour résonne dans sa tête. Cela le propulse au loin, lui procure rythme endiablé et cadence infernale. Ça lui remue les tripes, lui gratte le cerveau, attise son incroyable vitalité. Cet homme véloce, assoiffé, habitué à survivre en terrain miné et à balancer à coups de pieds ou de poings les poubelles qui débordent dans les rues de la ville, s’appelle Beffroi. Il a jailli un beau jour dans la vie de l’écrivain (qui venait de le surprendre en train de vomir sur un tas d’ordures) et est instantanément entré dans son roman.

« Beffroi, ce n’avait jamais été pour moi, à proprement parler, l’image d’un clocher, mais une BEte semant l’eFFROI, quelque chose d’aussi peu mobile que possible. »

Il y a du monstre en lui, des pulsions de mort qu’il tempère en s’adonnant à l’alcool, au sexe, à la violence. Armé d’un simple canif, il peut faire mal, surtout quand il est coincé dans un bureau (au milieu de « codétenus » qui ont l’air d’accepter leur sort) ou dans une rame de métro surchargée. Tout ce qui l’empêche de se mouvoir librement le contrarie. Il fonce. Dit qu’il se déplace « à dos de Dieu ». Envoie valdinguer les bonnes manières et s’amuse à faire sauter les uns après les autres les verrous du prêt-à-penser. Il est né avec ce besoin de ruer dans les brancards. L’année 1968 a amplifié sa fièvre. Depuis, il vit tel un volcan en éruption. Il possède un cri de guerre (« ahon ») qu’il martèle avec force. Il se prend parfois pour un train. Ceux qui, dans ces moments extrêmes, le croisent, doivent s’écarter pour éviter la collision. Enfant déjà, sa grand-mère avait peur de lui. Elle se réfugiait à l’étage quand il déboulait.

« La ville ne cesse de le frapper au ventre, au sexe, parfois dans la nuque avec une violence rare. Il rend coup pour coup. Les foules brusquent sa solitude, l’illuminent. Au fur et à mesure qu’il découvre la cité, il s’aperçoit qu’elle craquelle de toutes parts. Les rues s’encastrent les unes dans les autres. Les commerçants ont l’air figé sur le seuil des boutiques. »

Beffroi bat le pavé en compagnie de Laure. Il l’a rencontrée dans la prison-bureau d’où ils se sont extraits en abandonnant le directeur inconscient sur le parquet. Ils font route ensemble. Ils circulent en s’approchant des éboueurs et des étudiants qui semblent vouloir s’allier. Un parfum d’insurrection flotte sur la cité. Un beau désordre se prépare. Il y a des grèves, des rassemblements spontanés, des émeutes. Cela les transcende. Ils accélèrent l’allure. Vident des bouteilles. S’aiment contre un mur. Lacèrent des affiches. Fouillent dans les poubelles qui s’amoncellent. En chemin, tombent même sur Moreau, l’écrivain qui, préparant un livre sur "la permanence et la cohérence de l’ordure", a permis à Beffroi de devenir ce qu’il est.

« Je vais t’apprendre comment on écrit un livre, hurle Moreau, tandis que Laure le branle, au grand dam de quelque chose comme brejnev, pinochet et m.l.f réunis. et Beffroi de foncer dans Moreau, mais ce n’est pas une mince affaire ahon. il faut voir ça ahon. ces tripes ahon. cette chair ahon. toute cette chair déglinguée, des traces de déflagration, des lésions, des désordres, des commencements de ruine, des maquis de palpitations, des lieux comme des tranchées, des bruits de combat sans issue. »

En préambule à ce roman, publié une première fois en 1980 (éditions Luneau-Ascot), Marcel Moreau dit ce qu’il pense du personnage monstrueux et singulier qu’il avait alors conçu et mis en scène.

« Beffroi (est) le seul de tous ceux que j’ai créés qui ne m’inspire qu’une joie paternelle, une bienveillance d’auteur tout aléatoires. Je lui ai donné une vie qu’il m’a rendue en malaise »

Ses fulgurances, sa formidable énergie et sa personnalité singulière trouvent effectivement un terrain à leur convenance dans l’œuvre hors-norme de Marcel Moreau. Celui-ci laisse l’animal fou galoper au gré de ses impulsions tout en tenant les rênes avec souplesse. Porté par un souffle sonore et puissant, son texte embrase et embarque. Il vibre, gonfle, gicle, halète, bégaie, éructe, tangue, secoué par un mélange de révolte, de passion et d’ivresse. Il est habité par un phrasé vertigineux. Celui, unique, que Moreau propage avec la même ardeur, d’un texte l’autre, de la fiction à la non-fiction, depuis la parution de Quintes, son premier livre, en 1962.

« Sur son banc, l’auteur a le regard fixe, il cuve après la noire ivresse. Il est bien seul avec les derniers échos du long cri qu’il vient de pousser. Avec ses plaies, ses misères, ses brûlures. Il ne crée rien qui ne laisse de traces. Jamais il n’en est quitte à bon compte. Derrière les actes les plus fous de l’histoire individuelle ou collective, il sait qu’il y a toujours un vocable, une combinaison verbale, une rumeur. C’est vers ce feu central des mots qu’il se dirige. »

Qu’une collection nommée Les Indociles débute par un tel texte est plutôt de bon augure.

Marcel Moreau : À dos de Dieu ou l’ordure lyrique, Quidam éditeur, collection Les Indociles.

jeudi 13 décembre 2018

Un tour au verger

La maison est bâtie sur une butte. Le verger se trouve derrière, légèrement en retrait et en contrebas. À côté, il y a le jardin, le champ, la cabane (pour l’âne et la jument), le hangar, le tracteur, la serre, l’appentis avec les cageots, les outils, les bouteilles. C’est là, dans un lieu calme, bordé de haies, que vit Thierry Le Pennec. Il cultive un hectare de pommes à couteaux dans les Côtes d’Armor.

« et grande journée d’épandage
des tourteaux de ricin tout autour des troncs
avec neveu venu
aider son vieux tonton
qui joue là son va-tout
« ça passe ou ça casse » disait Frère souvent
c’est le cas de le dire encore »

Il lui faut choyer ses arbres, les tailler, les traiter, parfois leur installer des tuteurs, faire respirer la terre qui les porte et les nourrit, l’aérer, la fumer. Il y durcit ses muscles, y attelle son corps. Travaille en espérant que le gel ne viendra pas griller les bourgeons et que la femelle du charançon ira déposer ses œufs ailleurs.

« Caisses, brouette, l’échelle et les mains. Atelier primitif. À la façon dont se détache la queue, on sait que c’est mûr. »

Tout cela, labeur, récolte, et d’autres choses encore, la vie tout entière, sa femme, ses enfants, la patience, la lenteur, l’érotisme, le désir des corps qui ont envie de se donner du plaisir et qui s’y emploient avec tendresse, Thierry Le Pennec l’écrit avec simplicité, sans emphase, en une poésie subtile et élémentaire, se demandant toutefois si ce qu’il note ainsi, par petites touches, chaque texte trouvant sa page « comme les pas le long des Reines des Reinettes qu’on prend le temps d’éclaircir », ne s’apparenterait pas plutôt à une sorte de journal qu’à un recueil de poèmes.

« Chaque jour son événement il est bon de le dire. Peu importe au fond ce que c’est s’il y a la manière, à deux mains adoptée, d’un écrit, d’un manche d’outil, s’il advient au cerveau comme un branle une cloche, une vibrée d’azur, de sombre météo. »

Humble, modeste, il avance à son rythme, à pas mesurés. Déroule sans élever la voix, mais avec un timbre très personnel, des poèmes brefs qui éclairent des moments familiers ou particuliers de sa vie et de celles de ses proches. Il se sait relié aux autres, le dit et s’en réjouit souvent. Il évoque ceux qui, comme lui, cultivent en solo leurs parcelles et qu’il rencontre lors d’un comice agricole ou d’une manifestation, ou pour un coup de main ou un coup de cidre. Il fouille dans les archives mémorielles des hameaux, y retrouve trace des hommes qui se sont échinés ici bien avant lui. Il y a longtemps que la terre a bu leur sueur mais elle se souvient toujours de leurs ombres. Ces faits infimes s’ajoutent à ceux qui naissent du présent. Certains déboulent d’’Inde ou d’Amérique. Tous alimentent les écrits d’un poète qui travaille au verger tout en restant attentif aux échos du monde qui l’entoure.

« chaque fois que je tourne
un poème au tracteur me revient
la pensée d’une ornière un arbre
que le vent coucha là sur le bord »

Thierry Le Pennec : Un tour au verger, éditions La Part Commune.


On peut également lire Thierry Le Pennec dans Jour de marché (Le Chat qui tousse) où il évoque les matins passés derrière l’étal à vendre ses pommes et dans Pré poèmes et pommes (éditions Potentille) où il dit, en une suite de poèmes courts, ce qu’est son quotidien de cultivateur et la force intérieure qu’il y puise.

mercredi 5 décembre 2018

L'Anxure


Guy Benoit, dont le premier ensemble, Interminable sang, a été publié en 1968 chez Millas-Martin est de ces poètes inclassables et irréguliers (où se retrouvent quelques uns de ses amis disparus tels Paul Valet, Théo Lésoualc’h, Serge Sautreau) qui suivent une route étroite, secrète, peu fréquentée, qu’ils ont âprement défrichée et balisée. Il œuvre à l’ombre et à l’écart. C’est là qu’il construit des livres rares et exigeants où la mort, imprévisible, tapie dans un terrier ou arpentant les bois et les terres, veille en se montrant étonnamment vivante. Il y a des années qu’il se prépare à l’accueillir.

« je m’attends au tournant
et à l’intense finitude
des gens sur terre

la seule chose

 confondue

 à nos sueurs froides »

Cette mort qu’il questionne lui est familière. Elle l’accompagne. Invisible, elle conquiert un territoire intérieur tout en se promenant en extérieur. Il arrive qu’elle se libère, qu’elle aille prendre l’air tout en restant présente en lui grâce aux ondes, aux connections et aux pensées qu’elle génère. Elle bouge et émiette un peu de cette matière du corps qui, bien que vivant, se désagrège, se transforme, devient poussière avant l’heure en se mêlant aux ronces, aux herbes et aux arbres. Elle peut même offrir, à défaut de cendres, les traits d’un visage en reflet aux eaux de l’Anxure, cette rivière qui coule en Mayenne et qui donne son titre au livre.

« J’anticipe

 autour d’un paysage

 faiblement lettré

comme le sang dans les veines
nous donnerait une bonne raison »

La mort (jamais macabre, plutôt conciliante) n’est pas la seule à rendre régulièrement visite à Guy Benoit. La nuit tape également au carreau et se fraie volontiers un chemin dans ses poèmes. Elle est claire, presque brumeuse, scintillante d’étoiles, porteuse de nouvelles du cosmos, habitée par le hululement de la chouette, glissant parfois ses feux follets sous les paupières lourdes du dormeur, devenant souvent le terrain de jeu favori de la camarde.

« nos sommeils
ne somnolent qu’à moitié

d’une proche parole

dans le plus pur style
d’une mort annoncée »

Il se tient constamment sur le qui-vive. Guette les sautes d’humeurs de celle qui rôde (« sous un ciel noyé / de reflets d’ardoises, ma mort / se prépare à mourir »). Capte ses avancées dans la pénombre. Ou dans des rais de lumière. Il sait qu’elle a des millénaires d’existence derrière elle et qu’il ne peut l’évoquer qu’à mots pesés, avec brièveté, en vers coupants, en ajustant sa pensée au monde végétal qui l’entoure et à la fragilité des vies éphémères qui participent à la « parade des planètes / de chaque côté du souffle ».

Guy Benoit : L’anxure suivi de Exercices de guerre lasse, Pas tout à la fin et La salle du bout, préface de Jean-Claude Leroy, gravures de Maya Mémin, éditionsLes Hauts-Fonds.