On le remarque assez vite avec ses bras en battoirs, son torse de
corsaire et ses cheveux qui tombent dans sa bouche. Il s’enfonce dans la
foule. Tout en lui est mouvement. Un tambour résonne dans sa tête.
Cela le propulse au loin, lui procure rythme endiablé et cadence
infernale. Ça lui remue les tripes, lui gratte le cerveau, attise son
incroyable vitalité. Cet homme véloce, assoiffé, habitué à survivre en
terrain miné et à balancer à coups de pieds ou de poings les poubelles
qui débordent dans les rues de la ville, s’appelle Beffroi. Il a jailli
un beau jour dans la vie de l’écrivain (qui venait de le surprendre en
train de vomir sur un tas d’ordures) et est instantanément entré dans
son roman.
« Beffroi, ce n’avait jamais été pour moi, à proprement parler,
l’image d’un clocher, mais une BEte semant l’eFFROI, quelque chose
d’aussi peu mobile que possible. »
Il y a du monstre en lui, des pulsions de mort qu’il tempère en
s’adonnant à l’alcool, au sexe, à la violence. Armé d’un simple canif,
il peut faire mal, surtout quand il est coincé dans un bureau (au milieu
de « codétenus » qui ont l’air d’accepter leur sort) ou dans une rame
de métro surchargée. Tout ce qui l’empêche de se mouvoir librement le
contrarie. Il fonce. Dit qu’il se déplace « à dos de Dieu ». Envoie
valdinguer les bonnes manières et s’amuse à faire sauter les uns après
les autres les verrous du prêt-à-penser. Il est né avec ce besoin de
ruer dans les brancards. L’année 1968 a amplifié sa fièvre. Depuis, il
vit tel un volcan en éruption. Il possède un cri de guerre (« ahon »)
qu’il martèle avec force. Il se prend parfois pour un train. Ceux qui,
dans ces moments extrêmes, le croisent, doivent s’écarter pour éviter la
collision. Enfant déjà, sa grand-mère avait peur de lui. Elle se
réfugiait à l’étage quand il déboulait.
« La ville ne cesse de le frapper au ventre, au sexe, parfois dans la
nuque avec une violence rare. Il rend coup pour coup. Les foules
brusquent sa solitude, l’illuminent. Au fur et à mesure qu’il découvre
la cité, il s’aperçoit qu’elle craquelle de toutes parts. Les rues
s’encastrent les unes dans les autres. Les commerçants ont l’air figé
sur le seuil des boutiques. »
Beffroi bat le pavé en compagnie de Laure. Il l’a rencontrée dans la
prison-bureau d’où ils se sont extraits en abandonnant le directeur
inconscient sur le parquet. Ils font route ensemble. Ils circulent en
s’approchant des éboueurs et des étudiants qui semblent vouloir
s’allier. Un parfum d’insurrection flotte sur la cité. Un beau désordre
se prépare. Il y a des grèves, des rassemblements spontanés, des
émeutes. Cela les transcende. Ils accélèrent l’allure. Vident des
bouteilles. S’aiment contre un mur. Lacèrent des affiches. Fouillent
dans les poubelles qui s’amoncellent. En chemin, tombent même sur
Moreau, l’écrivain qui, préparant un livre sur "la permanence et la
cohérence de l’ordure", a permis à Beffroi de devenir ce qu’il est.
« Je vais t’apprendre comment on écrit un livre, hurle Moreau, tandis
que Laure le branle, au grand dam de quelque chose comme brejnev,
pinochet et m.l.f réunis. et Beffroi de foncer dans Moreau, mais ce
n’est pas une mince affaire ahon. il faut voir ça ahon. ces tripes ahon.
cette chair ahon. toute cette chair déglinguée, des traces de
déflagration, des lésions, des désordres, des commencements de ruine,
des maquis de palpitations, des lieux comme des tranchées, des bruits de
combat sans issue. »
En préambule à ce roman, publié une première fois en 1980 (éditions
Luneau-Ascot), Marcel Moreau dit ce qu’il pense du personnage
monstrueux et singulier qu’il avait alors conçu et mis en scène.
« Beffroi (est) le seul de tous ceux que j’ai créés qui ne m’inspire
qu’une joie paternelle, une bienveillance d’auteur tout aléatoires. Je
lui ai donné une vie qu’il m’a rendue en malaise »
Ses fulgurances, sa formidable énergie et sa personnalité singulière
trouvent effectivement un terrain à leur convenance dans l’œuvre
hors-norme de Marcel Moreau. Celui-ci laisse l’animal fou galoper au gré
de ses impulsions tout en tenant les rênes avec souplesse. Porté par un
souffle sonore et puissant, son texte embrase et embarque. Il vibre,
gonfle, gicle, halète, bégaie, éructe, tangue, secoué par un mélange de
révolte, de passion et d’ivresse. Il est habité par un phrasé
vertigineux. Celui, unique, que Moreau propage avec la même ardeur,
d’un texte l’autre, de la fiction à la non-fiction, depuis la parution
de Quintes, son premier livre, en 1962.
« Sur son banc, l’auteur a le regard fixe, il cuve après la noire
ivresse. Il est bien seul avec les derniers échos du long cri qu’il
vient de pousser. Avec ses plaies, ses misères, ses brûlures. Il ne crée
rien qui ne laisse de traces. Jamais il n’en est quitte à bon compte.
Derrière les actes les plus fous de l’histoire individuelle ou
collective, il sait qu’il y a toujours un vocable, une combinaison
verbale, une rumeur. C’est vers ce feu central des mots qu’il se
dirige. »
Qu’une collection nommée Les Indociles débute par un tel texte est plutôt de bon augure.
Marcel Moreau : À dos de Dieu ou l’ordure lyrique, Quidam éditeur, collection Les Indociles.
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