Après avoir évoqué la lente agonie et la mort de sa mère dans Ces vies-là
(La Contre Allée, 2011), Alfons Cervera se penche ici sur la vie de
son père. Quand celui-ci disparaît, à l’improviste, son cœur le lâchant
en pleine rue, là-bas, à Los Yesares, où se situent ses romans,
l’écrivain a conscience qu’il ne connaît pas vraiment le parcours de
cet homme. Il était très silencieux et est parti avec ses secrets.
« Il y a un tourbillon d’eau croupie plein de larves mortes dans
l’inventaire de ce que tu n’as jamais dit à qui que ce soit, nulle part,
comme s’il y avait une vie pour être vécue et une autre destinée à
rester jusqu’à la mort dans une géométrie obstinée et invisible de
l’obscurité. »
Il plonge dans ses souvenirs, fouille au grenier, en ressort de
vieilles photographies. En parallèle à cette recherche, il lit, note,
décèle de précieux points d’appui chez des écrivains qui lui sont lui
chers et qui n’ont pas leur pareil pour comprendre la complexité de
l’âme humaine. Peu à peu, des fragments reviennent. Il revoit son père,
qui exerçait le métier de boulanger, les réveillant, lui et son frère,
alors qu’il faisait encore nuit, pour qu’ils viennent l’aider au
fournil.
« Tu te plantais là, devant la bouche du four, la pelle à la main,
avec l’habituel et insignifiant petit verre de gnôle pour atténuer la
chaleur insupportable des braises. Les dalles mauresques couvertes de
poussière de cendre noire. Cette couleur semblable à celle du crépuscule
que l’on devine au fond de la voûte de briques. »
Les images qui refont surface ne touchent d’abord que les moments que
l’auteur a pu partager avec son père. Il se souvient que cet être
mutique, qui ne se confiait pas, s’exprimait par contre aisément, et
avec talent, au théâtre. Il faisait résonner les mots des autres mais
cadenassait les siens. Il garde également à l’esprit ces incessants
déménagements qui intervenaient sans raisons apparentes, lançant la
famille sur les routes, de village en village.
« Les maisons où nous avons vécu. Où se trouvaient-elles. Que
sont-elles devenues. Parfois je m’imagine que je reviens et je me vois
parcourir les rues, les mêmes rues qu’alors, je m’arrête devant les
vieilles façades mangées par des fenêtres insignifiantes, je regarde les
trous que le temps a creusés au coin des bâtisses. »
Il est un mystère qui intrigue celui qui est tout à la fois fils,
écrivain, narrateur et personnage du livre. Il en parlait déjà dans Ces vies-là.
C’est un élément essentiel de sa quête autobiographique. Il le décrypte
patiemment. Il s’agit d’un papier qu’il a découvert par hasard dans
une serviette où sa mère rangeait des documents. Elle disait ne pas
connaître l’existence de cette pièce où il était écrit que le père
avait été condamné à douze ans d’emprisonnement en 1940, après l’arrivée
au pouvoir des fascistes.
« Le temps de la mort, c’est celui de la lenteur. Bien que la tienne
soit survenue sans préavis, cela faisait des années que tu voulais au
premier détour abandonner ta mémoire. Personne ne connaissait ces
papiers. Je me demande qui les aura placés là... »
Chez Alfons Cervera, la mémoire familiale et la mémoire collective se
rencontrent et se complètent fréquemment. Ici, le silence du père ne
diffère pas de celui des vaincus. Tous ont farouchement résisté avant de
devoir vivre en retrait (voire en prison ou en exil). Ils portaient en
eux une peur que ne pouvait qu’attiser le long règne du dictateur. Ce
roman suit le rude cheminement de l’un d’entre eux. Il met à jour une
mémoire longtemps interdite pour redonner vie, vingt ans après sa mort,
à un homme qui aura légué bien plus que ses silences.
Alfons Cervera : Un monde monde, traduit de l’espagnol par Georges Tyras, éditions La Contre Allée
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