mardi 27 juillet 2010

Les Versets de la bière

La vie va tellement vite qu’il convient parfois, si on veut – sur la durée – s’y repérer puis s’y retrouver, noter au fil des mois quelques uns des moments brefs, précis, intenses qui la jalonnent. Ceux-ci aident ensuite au balisage d’un quotidien trop souvent jugé inutile et (sitôt vécu) voué à l’oubli.
Refusant le réflexe de « l’à quoi bon », Lucien Suel a, ainsi, durant vingt ans (de 1986 à 2006) tenu un journal de bord particulier. On n’y trouve nul épanchement, nulle analyse, nulle étude socio-psycho-dépresso-littéraire mais des bribes, des brindilles, des vignettes qui, en peu de lignes, disent les jours, les périples, les rencontres, les échanges, les livres, les lectures qui s’enchaînent.

« Invitation à Marseille par Le disque inaudible pour la sortie de La hache qui rit où j’ai publié Archiviste de la défonce. Dans la galerie L’Apocope, je lis ce poème écrit sous influence en 1972, puis Prose du ver, pour Castaneda et les champignons. Je termine avec Poème papou dont la chute “tabou t’habite, totem t’entube” déride quelques auditeurs. »

On y croise, au fil des rencontres, Christophe Tarkos, Christian Prigent ou Charles Pennequin. On écoute Radio Banquise. Quelque part, au loin, on entend des bribes de Divan le terrible de Jean-Pierre Verheggen. La silhouette de Mauricette Beaussart apparaît. Le 8/8/98, Patti Smith entre en scène à Dranouter (Belgique). Suel est là. Il capte tout. On se laisse guider. On siffle une bière de soif. On repart. On a envie d’ouvrir à nouveau des revues d’époque, de se remettre dans Java, Docks, Starscrewer et de glisser de Lyon à Marseille avec un détour par Rennes avant le retour au nord, là où il réside, s’arrête, se pose, là où il bloque sa boussole, là où il aime, jardine, écrit, traduit avant de refaire ses valises pour (toujours) repartir lire, échanger, dialoguer à l’hôpital, en prison ou en banlieue…

« 50 ans, impression d’en avoir 18 ! Voilà même que j’essaie une nouvelle fois de tenir un journal. Je faisais ça en 1967 à Avignon à la terrasse des cafés (toujours en buvant une bière). Ma valise déposée dans le chariot en montant à bord du Pride of Calais. Petite peur de ne pas la retrouver à Douvres. »

Ces fragments de vie jetés sur le papier sont rarement datés de façon précise. L’année compte plus que le jour. Celui-ci n’intervient que si un évènement s’y rattache, ainsi l’annonce de la mort de l’ami Pélieu le 24 décembre 2002.
Les pages du journal alternent régulièrement avec des séries de notes, réflexions, observations, évidences brèves qui s’affirment plus collectives que personnelles et où le « on » se substitue au « je ». Cette manière d’être soi parmi les autres et de relativiser bien des choses tout en s’interrogeant sur ce qui peut sembler banal (sans l’être) résume on ne peut mieux l’insatiable curiosité de Lucien Suel.
Quant à la bière, il aime qu'elle soit versée avec lenteur. Elle apaise. Elle calme. Il apprécie le vent du nord et les tintements d’abbayes qu’elle porte parfois en elle. Il n’hésite pas à en faire de la réclame. À petites ou grandes lampées, tout à la fois discrète, pétillante, blonde ou ambrée, elle désaltère, redore bien à propos certains soirs un peu gris et met sa bonne humeur à disposition du texte présent.

Lucien Suel : Les Versets de la bière (journal 1986 – 2006), éditions Dernier Télégramme.

mercredi 21 juillet 2010

Cambouis

Antoine Emaz n’est pas seulement le poète qui, avec des recueils tels Os, Peau (Tarabuste), Caisse claire (Le Seuil) ou Sur la fin (Wigwam) sait, en peu de mots (en utilisant un lexique volontairement usuel) aller à l’essentiel. Derrière sa poésie, et souvent en amont, existe tout un travail – que l’on peut dire d’atelier – où notes, réflexions, questions, lectures, éléments brefs et infimes du quotidien ou faits de société, faits divers, historiques, politiques prennent place à l’intérieur de carnets qu’il tient avec plus ou moins de régularité. Ce sont ceux-ci qui constituent la matière de Cambouis, publié aux Editions du Seuil (dans la collection « Déplacements » où François Bon a su donner à lire une douzaine de bon titres : on y retrouve aussi Florence Pazzotu et Albane Gellé).
Cambouis, on y met d’ordinaire les mains pour se colleter une réalité avec laquelle il faut bien, d’une façon ou d’une autre, trouver quelques accommodements. Emaz ne déroge pas à la règle. Il s’y colle. Y dit ses doutes, ses certitudes, sa solitude, ses fatigues, sa peur « d’un tarissement, d’une fin d’écrire avant de mourir ».

« La faiblesse du moi, la présence de zones d’ombre, l’absence de maîtrise… tout cela est vrai et détermine l’écriture. Si je pouvais faire autrement, je le ferais. Je ne le peux pas. »

Ce qui frappe dans cet ensemble, c’est – outre la justesse des réflexions sur la poésie, l’écriture, le livre à construire – la simplicité fragile et intuitive avec laquelle Antoine Emaz s’implique dans le temps présent, prenant à contre-pied tous ceux (souvent poètes) qui, à force de se croire intemporels, gomment de leur langage tout ce qui risquerait de les rattacher à une époque qui est pourtant, bel et bien, la leur. Très personnel également est le besoin qu’il éprouve de donner à l’émotion (pourvu qu’elle soit maîtrisée) toute sa place.
Tout au long du livre, on retrouve les auteurs qui ne cessent de l’accompagner et de le marquer : André du Bouchet, Guillevic, Follain, Reverdy entre autres.
Emaz, « travailleur acharné », lecteur assidu (« lire tout, autant que possible »), épistolier, hypersensible, attentif aux autres, énervé parfois, toujours en quête d’une force, d’une énergie pour poursuivre, pour « vivre dans le faire », est tout entier (même en morceaux) dans le grand puzzle qu’il constitue au fil des mois avec Cambouis.

« J’écris ces notes à défaut d’écrire des poèmes qui renverraient ce questionnement esthétique au placard. Je réfléchis un peu le poème parce que je souffre de son absence, c’est tout. »

Antoine Emaz, Cambouis, éditions du Seuil.

jeudi 15 juillet 2010

Ultimes paroles

À la fin de sa vie, Burroughs, souffrant d’arthrite, ne peut plus taper à la machine. Ses proches décident alors de lui offrir des livres blancs. C’est grâce à eux, il en remplira huit au total, grâce à ces pages sur lesquelles il va noter, au jour le jour, durant un an et demi, de novembre 1996 à fin juillet 1997, à peu près tout ce qui constitue son quotidien, que va prendre forme cet ultime ouvrage.
Burroughs ne se contente pas de décrire ce qu’il vit. Il y ajoute ce qu’on lui connaît depuis toujours, sa hargne, ses pirouettes, ses ressassements, ses nouvelles idées, sa volonté de décrypter le mal, la bêtise et ce qu’il nomme "la conspiration internationale du mensonge", son humour cinglant, son amour des chats (Calico Jane, Fletch, Ruski, Ginger), ses détours - de mémoire - vers Tanger, Paris, Mexico, New York et la présence réconfortante de ses amis morts (Timothy Leary, Herbert Huncke, Brion Gysin) ou sur le point de quitter la scène (Ginsberg).

" 3 avril 1997. Jeudi. Allen Ginsberg est en train de mourir d’un cancer du foie. "Environ deux ou trois mois", lui disent les médecins, et lui, dit : "Moins, à mon avis".
Il dit : "Je pensais que je serais terrifié, au lieu de quoi je suis exalté". J’espère juste qu’il n’est pas submergé par des marques de tendresse étouffantes".

" 5 avril 1997. Samedi. Allen Ginsberg est mort (ce matin) ; paisible, sans douleur. Il avait raison. Quand les docteurs ont dit 2 à 4 mois, il a dit : "Moins, à mon avis". "

Durant ses dernières années, Burroughs vivait à Lawrence, Kansas, dans une rue calme. Ceux qui lui rendaient le plus souvent visite (James Grauerholz - son exécuteur testamentaire - qui signe la préface et les notes de ce volume, Tom Peschio, John Giorno, Jim MacCrary) trouvaient généralement un chat affalé près de la porte d’entrée. Ses journées étaient méthodiquement règlées. Il les passait à lire, à dormir, à recevoir. Prenait tous les matins sa méthadone et ne passait pas une nuit sans avoir, à portée de main, son fusil chargé sous les draps. On retrouve là, hors écriture, les deux passions qui n’auront jamais quittées l’écrivain : la drogue et les armes à feu. Le 29 juillet 1997, cinq jours avant sa mort, il participe à sa dernière séance de tir, à la ferme de son ami Fred Aldrich. Quant à la drogue, il s’y adonna jusqu’au dernier jour.
Suivre Burroughs dans ses Ultimes paroles (ensemble traduit par Mona de Pracontal), c’est aussi côtoyer tous ceux, proches ou pas, qui l’accompagnent en permanence. Shakespeare et Conrad sont fréquemment évoqués. Verlaine également ("Mon passé fut un fleuve maudit"). De même Robert Filliou, Maurice Girodias, Brion Gysin.

" Le chagrin est une émotion de base, comme la joie et la guerre - la pure volonté de tuer. Je les ai tous connus. Et tout ceci je le dois à un seul homme - Brion Gysin. Le seul homme que j’aie jamais respecté. "

Le regard de l’écrivain sur ce qui l’entoure (notamment la politique américaine, les racismes, les discriminations, la guerre au Rwanda) en ces années 1996 et 1997 est vif et acerbe mais sans illusion. À 83 ans, il sait que continuer à vivre, garder sa colère intacte, écrire, lire, réfléchir, revenir sur certains détails de son œuvre et de sa vie, tout cela demande déjà beaucoup d’énergie et qu’il vaut mieux ne pas en rajouter.

« Je m’appelle William S. Burroughs. Je suis un humble praticien du métier de scribe, un sergent-major de l’Escadron Shakespeare. »

William Burroughs : Ultimes paroles, collection Titres, éd. Bourgois.

jeudi 8 juillet 2010

Livre des esquisses

Entre l’été 1952 et la fin de l’année 1954, Jack Kerouac a écrit sur de petits carnets qu’il gardait en permanence dans sa poche de chemise des centaines de notes. Ces fragments, ces esquisses prises sur le vif redonnent vie, en quelques mots, à un tas de choses, scènes, situations saisies en un clin d’œil. Ce peut être un paysage, un morceau de conversation, une réflexion, une citation, la couleur d’un ciel, une grange ouverte, un chariot renversé, l’odeur du foin, le choc d’une locomotive arrivant en bout de voie…

" La terre altérée puis
rafraîchie exhale un
soupir frais de concombre
mêlé à des vapeurs de goudron & limon
de bois moisi. "

Ces notes sont jetées sur le papier tout au long des périples effectués par l’auteur, d’abord à travers les États-Unis (qu’il sillonne d’est en ouest) mais aussi à Mexico, Montréal, Tanger, Londres, Avignon, Paris… Kerouac les rédige très vite en faisant toujours en sorte que ces poèmes brefs – ses esquisses – portent en eux un précipité de vie doté d’une grande énergie. Le regard est constamment sollicité. C’est lui qui alerte les autres sens. Lui encore qui mêle vue et vision pour trouer tel ou tel talus, ou palissade, ou rangée d’arbres pour ouvrir chaque lieu (la prairie, la montagne, le bord de l’eau) et préparer à la poursuite du voyage.

" Colorado – vieille grange,
rouge – tas de planches sèches,
tonneaux, pneus, cartons –
vent sec, criquet sec dans
l’herbe brune – épave de vieux
camion Modèle T – Le vent
chante tristement à travers son tableau
de bord - & à travers les planches
de bois de parquet – "
En moins de deux ans, Kerouac va remplir une quinzaine de carnets. Pris par d’autres projets, il va un temps les laisser de côté. Puis les ouvrir, les battre (comme on le ferait d’un jeu de cartes) et les taper à la machine en 1959. Du coup, l’ordre chronologique disparaît. Les carnets sont donnés à lire tel que l’auteur le voulait : en zigzag, en désordre, au gré des flâneries, des balades au long cours, au hasard des rencontres et des escales. Il note, entre prose et poème spontané, tout ce qu’il voit, sent, effleure et pense lors de ses différentes traversées du continent américain. L’évocation de sa famille intervient, comme souvent chez lui, à l’improviste. Un détail dans le paysage ou un mot entendu lors d’un arrêt quelconque, dans une station-service ou à l’entrée d’un hall de gare suffit pour qu’apparaissent Gérard, le petit frère mort, Léo, le père, ex-imprimeur, enterré avec les siens à Lowell (Massachusetts) ou sa sœur Caroline.

" C’est la pensée de Nin
qui rend ce voyage si
triste – ma sœur ne m’aimait
pas, je ne le savais
pas –
Un breuvage amer à
Avaler, et doux au
Souvenir – La vie. "
Tous ceux qu’il a côtoyés, tous ceux qui entrent dans l’histoire de la Beat Generation en apportant avec eux leur façon d’être, d’écrire, de vivre, circulent dans ce livre. Le tour de table est rapide. Il y a là
" Burroughs le Patron de la Jungle –
Carr le Patron des Nouvelles
du Monde –
Ginsberg le Saint
Tremblant de la ville –
Cassady le travailleur
de la roue sur la
Terre & l’homme-aux-cons
Kerouac le Pèlerin
de la Douceur Fellaheen
Huncke : - le criminel branché
Joan Adams : - l’Héroïne
de la Génération branchée
John Holmes : -
L’ « écrivain » & « critique »
De l’Occident – anxiétés & torrents
de mots de la Civilisation aujourd’hui
– Solomon : - l’Énigme, Juif
Supérieur Mégapolitain. "

Si la route – et les souvenirs des virées nocturnes, de ville en ville, en compagnie de Neal Cassady – reste ici omniprésente, l’univers des trains apparaît également au centre de ces carnets. Kerouac y évoque son travail, celui d’un serre-freins œuvrant dans les dépôts de la Southern Pacific sans jamais réussir à tenir en place. Il lui faut bouger. Donner du mouvement à son corps, sa tête, son texte. Il le fait en s’évadant en deux, trois notes de l’atelier où s’écaillent de « vieux sabots de freins usagés & rouillés » pour saisir au dehors le souffle d’une locomotive qui fonce dans « la nuit profonde de Permanente », laissant les cimenteries, les zones industrielles, les cités endormies derrière elle et s’enfonçant encore un peu plus dans des paysages qui mènent tout à la fois vers la mer et vers l’aube.
" La nuit pas un
humain à la ronde, rien que des voitures filant sur
la grand-route, les rails miroitant,
cruels & froids au toucher,
légèrement collants de
la mort métallique, - lumières
des balises de l’aéroport, lointains
rugissements des jets dans les tunnels
de vent, ajustages claquant
au loin, avions transportant
la lumière d’Edison à travers les
étoiles et le fret des
Hommes-Machines. "

Rien ne semble lui échapper. Il capte et note de nombreux détails. Il passe rapidement de l’un à l’autre. Son texte bouge en permanence. Il lui donne, portée par la rythmique bop (ce fameux « bebop a - rebop » qu’il mit très vite en mouvement dans ses fragments puis dans sa prose), une respiration ample, soutenue et saccadée.
Le Livre des esquisses, publié en 2006 aux États-Unis, est traduit et préfacé par Lucien Suel, l’animateur de la Station Underground d’Émerveillement Littéraire et du blog Silo, qui fut, en France, l’un des premiers à publier, grâce à sa revue The Starscrewer, les poètes de la Beat Generation.

L’autre volet de la belle actualité Kerouac (1922 - 1969) est la publication chez Gallimard, plus de cinquante ans après celle, tronquée, de 1957, du rouleau original de Sur la route.
La version que nous découvrons aujourd’hui a été écrite en trois semaines, durant le mois d’avril 51. Ceux qui ont vu l’écrivain à l’œuvre à l’époque ont dit qu’il y avait des tas de carnets ouverts sur son bureau et qu’il martelait le clavier de sa machine à écrire sans relâche, tenant une cadence d’environ cent mots à la minute. Benzédrine et café lui permettaient de pianoter nuit et jour. Pour ne pas avoir besoin de changer de feuilles – et aussi pour simuler la route – il avait collé des dizaines de pages à la suite les unes des autres pour fabriquer un rouleau de papier long de 40 mètres. Ce manuscrit, proposé à Viking Press, son éditeur, n’a pourtant pas été accepté. On lui a demandé de le revoir, de couper certaines scènes jugées trop crues et de réorganiser l’ensemble en y insérant des chapitres. Ce que Kerouac, qui tenait à la publication, a fait.
Le rouleau a ensuite disparu de la circulation. Il a fini par être perdu et a réapparu, presque intact, lors d’une vente aux enchères chez Christie’s en 2001. Ironie du sort, ce sont les éditions Viking, celles-là mêmes qui exigeaient qu’il revoie sa copie, qui ont publié le texte intégral en 2007.
Le voici désormais disponible en français. L’évènement est de taille. Le rouleau n’a en effet pas grand-chose à voir avec la version que l’on connaissait jusqu’alors. Le livre dépasse les 500 pages. On y retrouve les noms réels des protagonistes. Les chapitres et les alinéas ont disparu. Le livre existe tel que Kerouac l’a conçu, d’un seul tenant, usant parfois de ces répétitions qu’il affectionnait tant et qui lui permettaient de jouer plus spontanément et amplement sur le rythme, l’oralité et les sonorités.
Peu après la parution du texte amputé en 1957, Allen Ginsberg avait prédit qu’un jour " quand tout le monde sera mort, l’original sera publié en l’état, dans toute sa folie ". C’est désormais chose faite.

Jack Kerouac : Livre des esquisses, traduction de Lucien Suel, éditions La Table Ronde & Sur la route, le rouleau original, traduction de Josée Kamoun, éditions Gallimard.
On peut retrouver Kerouac dans une vidéo où il s’exprime en français. Entretien réalisé par Radio Canada en 1967.

vendredi 2 juillet 2010

Destins clandestins

Novembre 2002 : les médias avaient les yeux rivés sur Sangatte. Radios, télés et journaux suivaient avec entrain la fermeture du centre d’hébergement de la Croix Rouge dans lequel des dizaines de milliers de migrants en route vers la Grande-Bretagne avaient jusqu’alors séjourné. Spectacle terminé - c’est à dire ministre, bulldozers et escadrons de CRS repartis - tous levèrent le camp... Tous sauf les clandestins qui sont encore aujourd’hui plus de 5000 à passer chaque année par Calais. Ce sont quelques uns d’entre eux que François Legeait, photographe indépendant, a côtoyé durant cinq mois, de février à juin 2005.
« Ceux qui arrivent chaque jour ont déjà derrière eux de longs mois d’errance. Ils sont Irakiens, Afghans, Soudanais, Kurdes, Somaliens, Erythréens, Iraniens... Ce sont pour la plupart des hommes jeunes - passé un certain âge on ne prend plus les chemins de l’exil. Le voyage est long, éprouvant et dangereux. Certains n’arrivent d’ailleurs jamais à destination. »
Sangatte fermé (c’est un peu « comme si en fermant une porte on prétendait arrêter le vent »), les réfugiés s’abritent comme ils peuvent. Des squats se créent. Certains dorment dans des parcs, sous les ponts. D’autres dans des crevasses en bordure de mer. D’autres encore dans des baraques de chantiers de désamiantage ou dans un secteur nommé "la jungle" et situé, en forêt, entre l’autoroute, la zone industrielle et le port. C’est dans ces différents lieux que François Legeait les a suivis. Il s’est peu à peu intégré à l’équipe de bénévoles qui leur vient en aide.
« Impossible d’être ici sans s’impliquer. Du coup mes questionnements s’évaporent dans l’air glacial ; l’appareil photo bien au chaud au fond de ma musette, je remplis d’eau les gobelets. »
Son regard s’avère d’une grande douceur. Pas de visages torturés. Pas de clichés racoleurs. Simplement des photos d’hommes, de femmes et d’enfants bafoués et pourchassés, espérant rejoindre, distantes d’à peine 35 kilomètres, les côtes d’un pays où la politique d’immigration est, dit-on, réputée "libérale". Une terre visible par temps clair et qu’ils veulent atteindre, « cachés dans un container ou accrochés sous un camion ». C’est également un constat d’échec que François Legeait dresse à travers ce livre subjectif et dérangeant : la fermeture, toute politique et démagogique, de Sangatte n’a en effet rien règlé. Pire : sans structure d’accueil, ceux qui ont fui leurs pays pour sauver leur peau (nous sommes loin ici d’une hypothétique "immigration choisie" !) vivent dans des conditions sordides. Il suffit de se rendre dans le petit cimetière de Coquelles, commune située à l’entrée d’Eurotunnel - où un carré leur est réservé - pour savoir ce qu’il est advenu de plusieurs d’entre eux.
Avec Destins clandestins (Editions de Juillet), F. Legeait nous offre un ouvrage qui s’ancre dans une actualité qui reste toujours aussi brûlante. Le texte qui accompagne ses photos est extrait d’un journal tenu sur place. Il est sobre, direct, percutant. Pour plus d’infos sur les expos programmées autour du livre et sur l’itinéraire de celui qui, en 2004, était déjà allé voir du côté de Belfast ce qu’il en était du processus de paix enclenché en Irlande du Nord, ne pas hésiter à visiter ce site.

François Legeait : Destins clandestins, les réfugiés de Sangatte, éditions de Juillet.