jeudi 21 juin 2018

Une immense sensation de calme

« Un matin, un homme arrive près du lac où je ramasse les nasses ». Cet homme, c’est Igor, personnage magnétique qui semble sorti du ventre de la montagne. « Sa main est grise comme un caillou, son esprit dur comme le calcaire ». Ses yeux, d’un bleu limpide, absorbe la pensée de celle qui le rencontre ce matin-là. C’est elle qui raconte. Elle revient sur sa vie, celle d’une jeune orpheline qui a récemment enterré sa grand-mère et qui a dû céder la cabane dans laquelle elles habitaient pour payer les frais d’obsèques, d’autant plus conséquents qu’elle a tenu à ce que la dernière personne de sa famille soit inhumée dignement, autrement dit allongée dans son lit.

« Il faisait froid et les bouches ont soufflé de la buée quand nous avons entamé le chant du dernier voyage. Puis les porteurs ont fait glissé le lit dans la fosse. Baba était au fond de sa nouvelle demeure. Elle était prête. »

C’est à la fin de l’hiver, passé dans la maison des frères Illiakov – qui l’ont recueillie alors qu’elle gisait inanimée dans une contrée froide et hostile – qu’elle tombe sur Igor. L’homme, peu bavard, vend du poisson séché aux vieilles femmes qui vivent isolées dans la montagne et vient, dès les beaux jours, payer ses fournisseurs.

Ce qui se noue entre elle et Igor est si fusionnel qu’elle ne peut que prendre la route avec lui. Tous deux vont s’enfoncer dans un paysage calme mais inquiétant. Là-bas, la nature impose sa loi. La guerre, qui a eu lieu il y a une cinquantaine d’années, a tué presque tous les hommes. Ne restent que des femmes âgées et quelques Invisibles qui sont peut-être déjà morts mais qui gardent néanmoins une apparence humaine. Ce sont ces êtres perdus, vivant à l’étroit dans leurs cabanes, porteurs d’histoires et de légendes, qu’Igor visite régulièrement.

« La vieille s’accroupit et commence à lécher le visage d’Igor à la manière d’une chienne qui décrasse son chiot. Elle donne de petits coups de langue. Lentement elle remonte vers le front, applique sa salive sur les tempes, les ailes du nez, entre les yeux. Je reste sans voix. Dans mon esprit tout se bouscule. »

La vie sur ces plateaux rocheux baignés par une lumière froide est rude. Les survivants sont durs au mal. Ils peuvent être amenés, pour sauver une vie, à scier une jambe à un proche ou à inciser un bras au couteau pour y glisser des sangsues chargées d’aspirer la plèvre et le sang infectés. Tout cela, la narratrice l’apprend lors de ces périples en compagnie d’Igor. Mais ce qu’elle découvre surtout, c’est le passé de cet homme secret. Ce seront les autres, celles qui savent conter, qui lui diront qui il est, d’où il vient et qui étaient ses parents.
« Se dessine une filiation infamante de parias enfantant des parias, engeance condamnée à la seule jouissance de la nature, exclue du monde des humains.
Au bout de cette chaîne, Igor. »

L’écriture de Laurine Roux, qui signe avec Une immense sensation de calme un premier roman plus que convaincant, est discrètement ciselée. Ses personnages, en adéquation constante avec la force tellurique des paysages qu’elle décrit, nous emportent dans un territoire qui semble hors du monde mais où la transmission, le partage et l’entraide existent bel et bien.

Laurine Roux : Une immense sensation de calme, Les éditions du Sonneur.

lundi 11 juin 2018

Nous vivons cachés

Après avoir évoqué dans Je rêve que je vis ?, son précédent (et premier) livre, les quatre mois qu’elle passa à Bergen-Belsen, Ceija Stojka revient dans ce nouvel ensemble sur cette période mais aussi sur les années d’avant-guerre et sur ce que fut sa vie après la libération du camp par les anglais en avril 1945.

« Nous les Roms, en 1939, on était encore libre de voyager avec un cheval et une roulotte en Autriche. Ma mère à l’époque avait trente-deux ans, mon père aussi. Nous étions six enfants, la sœur aînée, Mitzi avait tout juste quatorze ans, ensuite il y avait ma sœur Kathi de douze ans, mes deux frères, Hansi, onze, et Karli, huit, notre petit dernier, Ossi, en avait quatre, et moi-même, Ceija, six. »

Très vite, les Roms n’auront plus le droit de sa déplacer. Peu après, les enfants seront interdits d’école et les rafles commenceront. Le père sera le premier déporté. Il mourra à Dachau en 1943. Le reste de la famille se retrouvera à Auschwitz, où le petit Ossi succombera au typhus.

« J’ai vu l’endroit où l’infirmier l’emmenait, c’était une baraque plus petite que les autres, il l’a posé sur les autres morts. Je l’ai recouvert avec mon maillot de corps que j’avais enlevé. (Comment je pourrais oublier ça ?) »

Si les récits de Ceija Stojka sont poignants, ils restent toutefois empreints d’une grande humanité, dans un monde qui en manquait cruellement. Elle dit la dureté, les coups, la faim, les déplacements d’un camp à l’autre mais également les liens forts qui existaient entre ceux et celles qui tentaient de survivre dans cet enfer et la foi chrétienne qui leur permettait souvent de tenir bon.

Après la libération, le retour à Vienne ne sera pas facile. Il leur faudra, à elle et à sa famille, comme à tous les Roms, vivre à l’écart et changer fréquemment de lieu en n’étant jamais vraiment acceptés. Elle s’en souvient avec une impressionnante précision. C’est toute sa vie d’après qu’elle retrace dans ces pages. Elle le fait en racontant son itinéraire. Mère de trois enfants, elle survit en vendant des tapis sur les marchés et en parcourant l’Autriche. On suit son quotidien, son histoire au fil du siècle et son attachement au monde rom qu’elle décrit ouvert, bienveillant, féru de fêtes chaleureuses où se mêlent chants, musiques et danses. On la voit se démener pour le bien de ses enfants, notamment pour Jano, batteur au sein du groupe Gipsy Love (où son frère Harri est bassiste) qu’elle sait sous l’emprise des drogues et qui mourra d’une overdose.

« Il fallait que je continue ma vie. Je sais que je quitterais cette terre seulement quand j’aurai parcouru toute la longueur de la route éternelle, là où mon fils Jano m’attend dans sa taille normale. Je marche et je rampe, pas à pas sur cette route, jusqu’à ce que Jano me tende la main. »

Ce dont ne se doute pas Ceija Stojka – qui est également peintre – en témoignant ainsi, guidée par la documentariste Karin Berger (qui l’aura accompagnée – et souvent enregistrée – tout au long de son travail), c’est l’impact qu’aura son livre à parution, en 1988. Sa force, la fraîcheur de sa voix, le sens du détail, sa façon de dépasser l’anecdote pour aller à l’essentiel et la lucidité qui émane de ses textes y sont pour beaucoup. Elle deviendra rapidement l’ambassadrice de la communauté rom en Autriche et bien au-delà.

Le livre publié par les éditions Isabelle Sauvage est une somme importante – et unique en France – pour bien saisir le parcours et l’œuvre de Ceija Stojka (1933-2013). Préfacé par Karin Berger (qui signe également un très beau témoignage en fin d’ouvrage), il se compose de plusieurs récits, d’un cahier de 19 photographies, d’entretiens et d’une bio-bibliographie complète.

Ceija Stojka : Nous vivons cachés, récits d’une Romni à travers le siècle, traduit de l’allemand par Sabine Macher, éditions Isabelle Sauvage.

Une exposition, "Ceija Stojka, une artiste Rom dans le siècle", s'est récemment tenue à La Maison Rouge à Paris.

samedi 2 juin 2018

Les géants

Les géants ont beau avoir disparu depuis belle lurette, cela n’empêche pas le narrateur de les côtoyer jour et nuit. Il consulte les poèmes de chevalerie, repère aisément leur présence et se lance dans l’histoire mouvementée qui fut la leur en pensant très fort à une autre histoire, celle qu’il a vécue avec une jeune femme et qui est, elle aussi, terminée.

« C’est fini, comme ont fini à un moment donné les géants, les mammouths, comme finiront bientôt les gorilles du Kilimandjaro, les pandas, la baleine bleue et le tigre de Tasmanie. »

Il compulse les archives, prend des notes, se réserve de temps à autre une balade sur la colline de l’antenne-relais où il lui arrive de surprendre, sous forme de nuages, quelques figures de géants en apesanteur. Rien de ce qui touche à la vie et à la mort de ces colosses, dont la taille moyenne est d’environ huit mètres, ne le laisse indifférent. Il sait qu’ils se déplacent plutôt à pied. Trouver un cheval à leur taille est impossible. L’un d’eux, tentant un jour de chevaucher, en avait d’ailleurs cassé un en deux. Seuls l’éléphant ou la girafe peuvent supporter leur extraordinaire carrure. Les géants s’habillent de ferraille et pèsent souvent très lourds. Ils mangent abondamment. Il ne fait pas bon être buffle et croiser leur chemin. L’animal sera massacré et dévoré illico. De lui, il ne restera rien. Les sabots et la peau seront ingurgités tout comme les os. Les géants détestent le gâchis. Il arrive pourtant qu’ils se battent entre eux en pratiquant le lancer de rôti, la biche cuite au feu de bois leur servant inopinément d'arme. Il y a des géants philosophes, des géants neurasthéniques, des géants mafieux ou encore des géants adeptes du sport.

« Le sport préféré de certains géants est le jet de pierres sur les édifices religieux. Juchés sur les collines à proximité des églises et des abbayes, ils ne regardent pas si elles tombent sur l’abbé ou sur un moine plongé dans ses prières. »

Ses connaissances, le narrateur les doit à ses lectures. Il s’est plongé dans les poèmes épiques. Il a longuement suivi Pulci (1432-1484), l’auteur (admiré par Rabelais) de l’épopée burlesque de Morgant le géant, qui fut l’écuyer de Roland le preux jusqu’à sa mort à Ronceveaux en 778. Il a bien sûr également lu le Roland amoureux de Boiardo (1441-1494) et le Roland furieux de l’Arioste (1474-1533), s’est délecté des aventures des chevaliers d’Arthur réunis autour de La Table ronde et a dévoré bien d’autres ouvrages.

« J’ai lu Renaud de Montauban, ample, instructif et complet, dépeignant Renaud comme un révolté impénitent, et Charlemagne un roi colérique et malade du foie gouverné par ses épanchements de bile au lieu de chercher la paix et à accroître son empire. »

Bayard, le cheval de Renaud, galope dans quelques unes de ces pages. Il appartient aux personnages légendaires issus de la littérature médiévale qui ont, si l’on en croit celui qui s’exprime ici, réellement existé. Il pense à peu près la même chose des extraterrestres et n’a qu’un souhait : que tous ceux qui courtisent celle qu’il n’a jamais cessé d’aimer – et à qui il dédie son livre – soient rapidement enlevés de terre afin de devenir, là-haut, sujets d’étude pour scientifiques interplanétaires.

Avec Les Géants, Ermanno Cavazzoni (qui a déjà publié Les Idiots et Les Écrivains inutiles chez Attila) rend un bel hommage au roman de chevalerie et à ses initiateurs qui ont fondé la littérature européenne. Il le fait en mêlant érudition et sens appuyé du burlesque, en revisitant les légendes et en multipliant des galeries de portraits qui font tomber de leur piédestal nombre de héros.
« La traque impitoyable dont ont été victimes les géants peut expliquer leur extinction ; mais selon moi, ça vient surtout de leur système reproductif mal ajusté et de leur activité sexuelle inadéquate. »

Ermanno Cavazzoni : Les Géants, traduit de l’italien par Monique Bacelli, Le Nouvel Attila.