« Un matin, un homme arrive près du lac où je ramasse les nasses ». Cet
homme, c’est Igor, personnage magnétique qui semble sorti du ventre de
la montagne. « Sa main est grise comme un caillou, son esprit dur comme
le calcaire ». Ses yeux, d’un bleu limpide, absorbe la pensée de celle
qui le rencontre ce matin-là. C’est elle qui raconte. Elle revient sur
sa vie, celle d’une jeune orpheline qui a récemment enterré sa
grand-mère et qui a dû céder la cabane dans laquelle elles habitaient
pour payer les frais d’obsèques, d’autant plus conséquents qu’elle a
tenu à ce que la dernière personne de sa famille soit inhumée dignement,
autrement dit allongée dans son lit.
« Il faisait froid et les bouches ont soufflé de la buée quand nous
avons entamé le chant du dernier voyage. Puis les porteurs ont fait
glissé le lit dans la fosse. Baba était au fond de sa nouvelle demeure.
Elle était prête. »
C’est à la fin de l’hiver, passé dans la maison des frères Illiakov –
qui l’ont recueillie alors qu’elle gisait inanimée dans une contrée
froide et hostile – qu’elle tombe sur Igor. L’homme, peu bavard, vend
du poisson séché aux vieilles femmes qui vivent isolées dans la montagne
et vient, dès les beaux jours, payer ses fournisseurs.
Ce qui se noue entre elle et Igor est si fusionnel qu’elle ne peut
que prendre la route avec lui. Tous deux vont s’enfoncer dans un paysage
calme mais inquiétant. Là-bas, la nature impose sa loi. La guerre, qui a
eu lieu il y a une cinquantaine d’années, a tué presque tous les
hommes. Ne restent que des femmes âgées et quelques Invisibles qui sont
peut-être déjà morts mais qui gardent néanmoins une apparence humaine.
Ce sont ces êtres perdus, vivant à l’étroit dans leurs cabanes,
porteurs d’histoires et de légendes, qu’Igor visite régulièrement.
« La vieille s’accroupit et commence à lécher le visage d’Igor à la
manière d’une chienne qui décrasse son chiot. Elle donne de petits coups
de langue. Lentement elle remonte vers le front, applique sa salive sur
les tempes, les ailes du nez, entre les yeux. Je reste sans voix. Dans
mon esprit tout se bouscule. »
La vie sur ces plateaux rocheux baignés par une lumière froide est
rude. Les survivants sont durs au mal. Ils peuvent être amenés, pour
sauver une vie, à scier une jambe à un proche ou à inciser un bras au
couteau pour y glisser des sangsues chargées d’aspirer la plèvre et le
sang infectés. Tout cela, la narratrice l’apprend lors de ces périples
en compagnie d’Igor. Mais ce qu’elle découvre surtout, c’est le passé
de cet homme secret. Ce seront les autres, celles qui savent conter, qui
lui diront qui il est, d’où il vient et qui étaient ses parents.
« Se dessine une filiation infamante de parias enfantant des parias,
engeance condamnée à la seule jouissance de la nature, exclue du monde
des humains.
Au bout de cette chaîne, Igor. »
Au bout de cette chaîne, Igor. »
L’écriture de Laurine Roux, qui signe avec Une immense sensation de calme
un premier roman plus que convaincant, est discrètement ciselée. Ses
personnages, en adéquation constante avec la force tellurique des
paysages qu’elle décrit, nous emportent dans un territoire qui semble
hors du monde mais où la transmission, le partage et l’entraide existent
bel et bien.
Laurine Roux : Une immense sensation de calme, Les éditions du Sonneur.
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