Qu’il pénètre, en plein rêve, dans la prairie où Gauguin « aurait
pris la faux » dans le Finistère, ou qu’il réfléchisse, un peu plus
tard, un autre jour, seul chez lui, « à la hiérarchie des anges chez
Thomas d’Aquin », ou qu’il s’arrête pour observer, debout sur la place
du bourg, les corneilles qui se disputent « la possession du clocher »,
Paol Keineg est souvent porté par une irrépressible envie de flâner à la
fois en dedans et en dehors de lui-même. Elle s’empare de lui et il se
retrouve alors, pour reprendre le titre de l’un de ses précédents
livres, « Là et pas là », tout en étant toujours très présent au monde.
Ce qu’il tisse avec ses proses brèves tient du carnet de bord et de
l’autoportrait dessiné par petites touches. Mis bout à bout, ces textes
nés au fil du temps, à partir d’une observation, d’une pensée, d’une
réflexion, disent en creux ce qu’il en est du monde alentour, tel qu’il
va ou ne va pas, et comment il l'appréhende à sa façon, avec
discrétion, humilité et ironie.
« Un champ, du côté du terrain de football. Des insectes fabuleux y
vivent, réfugiés de la guerre faite aux insectes. Aucune maison en vue,
ce qui ne signifie pas qu’il n’y a pas eu meurtre. Pas d’habitant de la
ville venu voir son pays en étranger. Un champ, qu’avec de l’argent on
pourrait changer en jardin d’Éden. Je le préfère en friche, aux pelouses
entre les genêts. Un ordre secret y règne, fondé sur la distribution de
l’eau, l’intelligence des graines. »
Sa mémoire bouge. Elle le ramène parfois en Amérique, revivant une
scène en un lieu particulier, et ce peut être, par exemple, à proximité
de Nashville avec la voix de Roy Orbison en fond sonore, ou en
Bretagne, quelques décennies en arrière, du temps de son enfance et de
son adolescence, en compagnie de proches qui ne sont plus, en des
endroits méconnaissables. Elle se nourrit également du présent, s’empare
de faits graves ou anodins, les frotte, les assemble, aiguise la
réflexion.
« Je prends le raccourci du cimetière, j’arrive en courant au
ruisseau, je m’installe devant l’eau en passant les bras autour de mes
genoux, et je réfléchis à Lénine, Staline et Trotsky, je réfléchis au
piano préparé de John Cage, au piano pas du tout mécanique de Christian
Wolff et Frederic Rzewski, j’en reviens encore et toujours à la
merveilleuse incapacité de la poésie. Un merle s’essuie le bec dans les
feuilles mortes. Je jette des brindilles dans l’eau rapide. Rentré à la
maison, je vide mes poches, je prends le téléphone, et pendant des
heures je bavarde avec les amis, nous parlons phénomènes climatiques,
femmes des cavernes, querelles du jour, obscurités futures. »
Chaque prose est finement ciselée. Paol Keineg y insère des fragments
de paysages et de vies ordinaires. Il loue la sagesse et la patience
du chat, les yeux à facettes de la mouche, le savoir-faire de la pie, le
« travail héroïque des lombrics et des insectes ». Il se déplace, cite
avec plaisir le nom des lieux (rue de Siam, Elmgrove Avenue, Park ar
Saozon, Koat an Noz, Le vieux cimetière de Lublin ou Le parking de
Kroger, à Durham) d’où partent (et reviennent) certains de ses textes.
Il sait qu’il faut se méfier de la réalité. Elle est plus compliquée
qu’il n’y paraît et recèle quelques pièges dans lesquels, même armé de
bon sens, l’on peut tomber. Espiègle, il s’en amuse parfois et confie
ses doutes, ses incertitudes Il remet régulièrement la poésie à sa place
tout en étant conscient qu’elle peut sortir à l’improviste des
sous-bois pour venir le visiter en tenue de camouflage.
« Aux ronces de fer dont je me débarrasse à coups de botte, je ne
vais pas opposer la poésie de la bicyclette, celle au guidon chromé au
fond de la cour. Ce vélo-là, on ne l’enfourche pas botté, mais dans les
situations d’urgence les bottes en caoutchouc pèsent de tout leur poids
sur les pédales. Au moment où le soleil répand du sang, c’est bien
pratique de s’éloigner à grands coups de pédale par les chemins de
terre. »
Faire un bout de route, et déambuler ainsi en sa compagnie, sur une
centaine de pages, s’avère extrêmement revigorant. L’embarquement est
immédiat. Il serait dommage de le rater.
Paol Keineg : Des proses qui manquent d’élévation, dessin de couverture de Nicolas Fédorenko, éditions Obsidiane.
Belle note qui note envie de lire et qui n'est pas sans rappeler par certains côtés le monde de Jacques Josse.
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