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samedi 27 septembre 2025

La remontée des eaux

Comme Raymond Carver (cité en exergue) qui pouvait rester des heures à contempler les rivières ou comme Werner Lambersy qui disait s’être baigné dans la plupart des grands fleuves du monde, Jean-Pierre Chambon aime fréquenter les vallées et les cours d’eaux qui les sillonnent. Il remonte, au gré de ces trente proses qui sont autant de courts récits, le courant de sa mémoire en revenant sur les moments passés dans des lieux qui l’ont happé.

« Je ne saurais sincèrement dire comment ni pourquoi le désir m’a pris de me livrer à cet exercice de mémoire qui aura consisté à essayer de ressusciter par l’écriture le passage de l’eau insaisissable, de retrouver, en les recréant, les lieux où j’ai croisé son cours et les moments où j’en ai été ému », note-t-il dans un texte liminaire.

Il s’arrête sur la berge d’une rivière, sur un chemin de halage au bord d’un canal ou près d’une rigole et se laisse porter par ce qu’il voit. En quelques instants, la plénitude peut être au rendez-vous. Il évite les cascades trop à pic et les torrents en furie – mais admire, néanmoins, de loin, leurs reflets et leurs chevelures d’écume –, se méfie de la violence des orages de montagne et de la brusque montée des eaux. Celles-ci ont souvent emporté de nombreuses vies.

« Alors, contemplant le flot turbulent depuis la balustrade du pont suspendu, on se prend à rêver – cauchemarder serait le terme plus adapté – en repensant au grand poème qu’un commerçant de la cité, un dénommé André Blanc, dit Blanc La Goutte (…) composa en alexandrins pour raconter la crue catastrophique du 14 septembre 1733 qu’il vécut parmi ses concitoyens consternés ».

C’était au bord de l’Isère, où il y eut d’autres drames. Jean-Pierre Chambon connaît les lieux et leur passé. Il en est de même quand il se rend au bord de La Rivière d’Argent, en forêt de Huelgoat, où il ne peut pas ne pas revenir sur le destin de Victor Segalen qui a sa stèle sur le petit promontoire où il s’est éteint le 21 mai 1919, en entendant peut-être l’eau rouler sur les cailloux en contrebas.

Beaucoup de ces récits sont habités par des êtres qui ont longuement fréquentés les lieux en question, au point, parfois, de les immortaliser, tels Courbet, peignant la source, "ce lieu si intrigant", de La Loue, à Ouhans, dans le Doubs, et Monet, s’obstinant à fixer "le fourmillement des pastilles étincelantes que faisait sautiller le fil de l’eau quand il l’observait à frise-lumière", en bord de Seine.

On suit l’écrivain en balade près de la Vltava à Prague, en bateau sur le Nil ou dans le golfe d’Aden (le poète Serge Sautreau se trouvait également à bord, muni de sa canne à pêche) ou flânant le long de la Meuse qui "musarde à Charleston, glissant nonchalamment un bras sous les arches de l’ancien moulin qui abrite le musée Rimbaud". Chaque endroit est décrit précisément, à l’aide de phrases souples qui ne sont pas sans rappeler les mouvements de l’eau. 


Jean-Pierre Chambon est un contemplatif qui sait bouger, se ressourcer, se souvenir. Il s’approche des rivières. Y nage parfois. S’attache à leur histoire, distille des fragments de leur inexorable descente vers la mer et rend perceptibles leurs chants, la variation de leurs couleurs et de leurs reflets, les ciels qui s’y décalquent, les truites qui y ont élu domicile, les libellules qui les survolent et la très riche flore qui s’y épanouit.

Jean-Pierre Chambon : La remontée des eaux, éditions L’Étoile des limites

Du même auteur, vient de paraître : Le visage inconnu, poèmes accompagnant  une série de têtes peintes par Béatrice Englert, collection 2Rives, Les Lieux Dits Éditions.

mercredi 2 novembre 2022

Je ne vois pas l'oiseau

Les oiseaux que décrit ici Jean-Pierre Chambon ont une personnalité bien affirmée et s’il les regarde vivre, chanter – voire parler – battre des ailes, se déployer, s’envoler, ce n’est pas pour se faire plus bucolique qu’il ne faut mais pour saisir au mieux leur étrangeté. Il faut dire que les volatiles en question ont de quoi intriguer. À commencer par le premier d’entre eux, une minuscule boule de plumes que des enfants découvrent un jour au pied d’un peuplier et qui, pour eux, ne peut-être qu’une « kobleute ».

« Une kobleute ! confirmèrent les enfants, bien qu’ils n’eussent encore jamais vu ce que désignait ce mot qu’ils prononçaient pour la première fois.
Ils faisaient cercle autour de la chose sans oser s’en approcher. »

L’oisillon recueilli ne se contentera bientôt plus des mouches et des insectes qu’il réclame, le bec constamment ouvert. Il passera aux vers de terre puis aux poussins déchiquetés du poulailler voisin avant de se transformer en grand rapace et de prendre son envol pour se fondre enfin « dans le bleu du ciel », provoquant, au moment de décoller, un branle-bas de combat dans la basse-cour en envoyant valdinguer le coq dépité contre le grillage.

Les autres oiseaux présents dans les nouvelles de Jean-Pierre Chambon sont moins fougueux mais tout aussi imprévisibles. Certains sont choyés par des femmes prévenantes. L’une, ne se satisfaisant pas de la compagnie de ses neuf chats, s’est trouvée pour nouvel ami un perroquet qui ne vit qu’au rythme de la forêt équatoriale en écorçant des branches du matin au soir. L’autre s’est prise de passion pour deux pigeons qui ont trouvé refuge sur le rebord de sa fenêtre et qu’elle nourrit quotidiennement. L’une et l’autre sont proches du narrateur qui, par un étrange retournement de situation, ne peut empêcher ces oiseaux de venir taper du bec contre les parois de son imaginaire. À ce jeu, le perroquet s’avère le plus habile. Après être entré dans la tête de l’écrivain, voilà qu’il le met en cage en lui apportant un fagot à dépiauter.

« Avec mes dents, j’arrachais la peau du bois, qui avait un léger goût sucré. »

Le poète Jean-Pierre Chambon, qui maîtrise la prose à la perfection, la ciselant, lui procurant souplesse et densité, aime passer, inopinément, du réel au fantastique. Il procède en douceur, non sans une pointe d’humour, en reprenant ensuite le cours de son récit, comme si de rien n’était. La dernière nouvelle du livre, « portrait du poète en oiseau », pénètre dans les coulisses de ce monde volant, plein de légèreté et de liberté, qui a toujours fasciné les poètes. L’auteur en cite quelques-uns, tels Jordi Pere Cerda, Edgar Allan Poe, Denis rigal et, surtout, Guillevic qui se sentait, tout comme lui, en affinité avec le hibou : « j’aurais envie d’avoir / un hibou dans ma chambre / un vrai hibou vivant », écrivait-il.

Si l’imprévu se glisse malicieusement dans les textes, il s’invite également, avec un bel aplomb, dans les encres de Carmelo Zagari qui accompagnent cet ensemble.

 Jean-Pierre Chambon : Je ne vois pas l’oiseau, encres de Carmelo Zagari, éditions Al Manar

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